Le 1er Forum balkanique s’est tenu dans le cadre du Forum Subversif à Zagreb, les 17 et 18 mai et a réuni quelque 40 organisations et mouvements progressistes de toute la région. Pendant deux jours de discussion intensive, les participants des tribunes et les membres de l’auditoire ont analysé des luttes sociales en cours dans les Balkans, identifié les points névralgiques de la crise qui s’étend et concerne à la fois l’ordre économique néo-libéral et la démocratie représentative dans cette région : enfin, ils ont défini les stratégies possibles de résistance et d’action politique. En paraphrasant le slogan du Forum Social Mondial, il est clair que « d’autres Balkans sont possibles ! ». Les participants ont lancé un processus qui permettra au Forum balkanique d’agir en faveur d’une coopération mutuelle qui peut produire des propositions concrètes, sociales, économiques et politiques.
Le 1er Forum balkanique a établi la priorité des enjeux suivants : justice sociale, résistance à l’agenda néo-libéral, lutte pour les biens communs, relations économiques, industrialisation et luttes des travailleurs, et pour finir la crise de la démocratie représentative et le besoin d’une profonde démocratisation des sociétés balkaniques.
Justice sociale
Les deux dernières décennies de la « transition » post-socialiste vers l’économie de libre-marché ont été marquées par les effets dévastateurs des politiques néo-libérales qui se sont traduites par la privatisation massive des industries d’Etat et des ressources publiques. En outre, la promotion d’un consumérisme débridé a été de pair avec le creusement de la dette privée et publique, ce qui a sapé, en retour, la capacité des Etats balkaniques à mener une politique économique autonome. Les mesures d’austérité sont tout sauf nouvelles pour les Balkans : leurs populations ont été soumises pendant des décennies à de sévères régimes d’austérité. Beaucoup de gens ont subi privations et dépossession, auxquelles s’ajoutaient dans le cas de violents conflits, des conditions de vie difficiles et des tragédies. Le résultat en a été le développement d’une apathie politique générale. Les actuelles mesures d’austérité imposées via l’UE ou la pression du FMI ont renforcé les mouvements nationalistes, exclusifs et d’extrême-droite – une tendance qu’il faut combattre par des réseaux solidaires et anti-nationalistes.
Dans la périphérie de l’UE, on assiste à la destruction des derniers restes de ressources gérées publiquement (énergie, eau, infrastructure) et des industries lourdes comme les chantiers navals et les aciéries. Dans ce contexte, une vague de grèves et de protestations s’est récemment propagée de Roumanie et Croatie à la Slovénie et au Monténégro. Cependant les luttes sociales en cours demeurent isolées et il leur manque des formulations communes qui puisse les rapprocher et leur conférer ainsi un plus solide impact politique et social.
Le Forum balkanique confirme qu’une base commune existe et qu’il y a un urgent besoin d’alliance des mouvements et organisations politiques de gauche. Dans les luttes en cours dans les Balkans, il faut rejeter les frontières artificielles, qu’elles soient établies entre Balkans « de l’est » ou « de l’ouest », ou entre membres de l’UE, candidats et (semi)protectorats sous contrôle international.
Des problèmes communs requièrent des actions transfrontalières basées sur des valeurs partagées de justice sociale et de profonde démocratisation. Des mouvements d’en bas spontanés doivent unir leurs forces avec des acteurs progressistes luttant pour l’émancipation afin d’exercer une pression conjointe contre le statut quo paralysant du système politico-social. En outre, des enjeux comme la protection des droits humains, l’anti-nationalisme, l’anti-fascime, la promotion des droits des minorités et la lutte pour l’égalité des genres doivent rester partie intégrante de la stratégie globale de la Gauche.
Résistance
Bien que les mêmes politiques néo-libérales aient été appliquées dans tous les Balkans, leur sévérité varie selon les circonstances locales, l’héritage socialiste et post-socialiste et les conflits ethno-nationaux.
Il est donc crucial de comprendre comment les politiques néo-libérales se sont articulées et légitimées idéologiquement dans les sphères publiques des divers pays des Balkans. Le processus d’euro-intégration a été utilisé par les acteurs politiques locaux pour justifier la poursuite de politiques néo-libérales et a même été encouragé par Bruxelles au nom de la création d’économies de libre-marché sans interférence d’Etat ou publique.
Dans beaucoup de pays des Balkans, l’un des principaux obstacles à une résistance significative est encore la force du nationalisme, à la fois comme idéologie conservatrice et discriminatoire et comme force de mobilisation. Nous pouvons percevoir au plan quotidien un révisionnisme historique rampant, la montée des groupes fascistes, de même qu’un discours raciste ouvert dont les cibles sont des groupes ethniques minoritaires, notamment les Roms.
Cependant, nous pouvons aussi identifier une forte résistance par en bas dans tous les pays des Balkans. Pour la première fois depuis plus de 20 ans, des citoyens revendiquent avec force l’espace public, en particulier urbain, pour y articuler leurs revendications. Les nouveaux mouvements de résistance sont à la recherche d’un changement des rapports de pouvoir et défient le discours dominant publique et médiatique qui fait la promotion des politiques néo-libérales et qui cherche ce faisant à démobiliser les citoyens. Le rôle de ces derniers dans la « démocratie » a été réduit à la participation à d’occasionnelles élections qui en elles-mêmes ont été monopolisées par les oligarchies au pouvoir.
Certaines des mobilisations les plus réussies ont été des luttes ciblant un thème unique. Elles doivent certainement se poursuivre ; mais, pour aboutir à des victoires, il est crucial d’établir une coopération mutuelle. Il est donc encourageant de constater que les protestataires s’unissent contre les privatisations, les mesures d’austérité, les conditions de travail, la marchandisation de l’éducation, les gouvernements corrompus, la réduction de la démocratie (en demandant une démocratie « réelle » voire directe) et contre les brutalités et violences policières dans tous les Balkans. Des contacts et des actions communes, ont pu parfois être établis entre étudiants, travailleurs, paysans et activistes urbains et écologistes. Ces mouvements possèdent une immense énergie mais manquent souvent dramatiquement d’une logistique politique afin de pouvoir influencer l’actuel système politique de façon décisive.
Les biens communs
Les biens communs sont un point de ralliement pour les mouvements et luttes sociales dans l’ensemble des Balkans. Les privatisations, la commercialisation et le démantèlement des systèmes publics de distribution de l’eau, des services publics de la santé, de l’éducation supérieure, des terres agricoles, de l’espace public et des ressources naturelles, ont mis en danger les conditions de subsistance des populations et l’environnement. Sur les quelques dernières décennies, nos sociétés ont été le témoin d’un transfert criminel des richesses et ressources des industries passant de la propriété nationale à des mains privées, souvent camouflé derrière les ravages du nationalisme et de conflits ethniques. Dans le contexte de la récente crise économique, le capital privé, de façon plus radicale que jamais, a cherché à s’étendre au cœur du système non marchand des protections sociales et des ressources collectives. Il veut en extraire des profits de monopole, les mécanismes marchands excluant de l’accès à ces biens de larges segments de la population. Il n’est donc pas surprenant que des groupes sociaux très divers et disparates, qui doivent parfois déployer des efforts considérables pour surmonter la fragmentation sociale exercée par le capital, et les conflits de priorités, en viennent à présent à se regrouper pour défendre ces services et ressources.
La notion de biens communs, en évoquant des ressources non appropriables, leur gestion collective et la création de nouvelles formes d’organisation sociale, ouvre de nouvelles perspectives et formes de mobilisation. Elle désigne un espace d’action au-delà de la notion binaire de publique/privé et de la dichotomie Etat/marché. Le but est la socialisation et re-socialisation de services et de ressources avec une finalité et une gestion publiques là où l’enjeu est à la fois celui de la justice sociale et du développement soutenable.
En d’autres termes, les forces progressistes s’opposent aux relations de propriété, aux contrats et aux marchés qui dominent et exploitent actuellement les biens publics dans l’ensemble des Balkans, et elles prônent de les remplacer par des formes de gestion communes. Il est crucial de réintroduire des normes sociales, la confiance et la solidarité dans nos réflexions sur la façon dont les villes devraient être gouvernées, la façon dont le système éducatif devrait être géré, ou encore la manière de réguler Internet. En construisant des alliances entre les mouvements existant qui défendent les biens communs, le Forum balkanique veut renforcer des pratiques collectives écologiques, démocratiques et équitables.
Les luttes des travailleurs
Les campagnes de privatisation qui se sont répandues dans la région avec une intensité variable au cours des deux dernières décennies, ont été désastreuses au plan économique et social. Les conditions de travail se sont détériorées et, de façon corrélée, il y a eu destruction de connaissances et de capacités humaines. Les travailleurs de toutes les branches ont été mis en concurrence les uns contre les autres sur un marché du travail en diminution constante. Une telle situation a souvent conduit à des actions désespérées. Le travail temporaire s’est répandu, avec un effet particulièrement négatif pour les femmes qui sont le plus souvent mises dans une situation difficile à cause de leur double oppression : pénibles conditions de travail (accompagnées de l’écart des salaires entre genres) et soumission au travail domestique. La solidarité entre syndicats, organisations de travailleurs, acteurs indépendants, chercheurs, travailleurs temporaires aussi bien que chômeurs est nécessaire plus que jamais.
En dépit des campagnes contre les activistes et syndicats indépendants, il se produit un soutien croissant envers les luttes des travailleurs. Il est important de contrer les campagnes négatives des média (souvent propriété d’entreprises locales ou étrangères), l’inaction des communautés académiques et les travers des appareils d’Etat contrôlés par les principaux partis qui sont la plupart du temps à leur tour reliés à divers cercles d’affaires voire à la mafia. En dépit de ces difficultés, on assiste à différents exemples de luttes victorieuses de travailleurs contre la désindustrialisation et les privatisations, mettant en œuvre l’actionnariat ouvrier et la gestion active de leurs lieux de travail (comme Jugoremedija en Serbie) ou des résistances aux privatisations débouchant sur un partenariat entre l’Etat (comme actionnaire principal) et les travailleurs impliqués dans le processus de production et de gestion de leurs entreprises (comme dans le cas de Petrokemija en Croatie)
Cependant, derrière le voile du « dialogue social » qui a produit de façon constante une accumulation de défaites, de fragmentation et de trahisons, la lutte de classe réelle s’intensifie. On peut observer des grèves continues, des actions de blocages et d’occupations parfois inspirées par des exemples latino-américains, mais également la répression de l’Etat (comme les arrestations récentes en Croatie des travailleurs de Jadrankamen qui occupaient leur entreprise). L’enjeu de la propriété et de la gestion démocratique est revenu sur la table en tant que question cruciale de notre avenir.
La démocratie
Dans le contexte de la réduction de la démocratie dans le monde entier et de ce qui en résulte - des gouvernements « technocratiques » imposés, sans légitimité démocratique et incontrôlés, accompagnés de l’influence considérable du secteur bancaire et du monde des affaires sur les processus démocratiques - il faut mettre à l’ordre du jour également dans l’agenda pour les Balkans la question de la démocratie, de sa signification et de ses modèles. Le modèle de la démocratie électorale et parlementaire introduit et mis en pratique dans les Balkans post-socialistes au cours des vingt dernières années, n’a produit rien d’autre qu’une partitocracie corrompue et le règne sans limites des oligarchies politiques et économiques.
Beaucoup de mouvements et d’acteurs progressistes et de gauche sont en train d’expérimenter des modèles de démocratie radicale. L’expérience de la révolte étudiante de Croatie, de Serbie, de Slovénie et de Bosnie est un exemple significatif d’auto-gouvernance et d’action politique, au travers de laquelle on voit se réétablir des liens sociaux et la solidarité. La lutte pour des formes plus profondes de démocratie est un processus graduel qui permet à la fois une intensive socialisation des acteurs sociaux et leur montée en force. Différentes formes de méthodes démocratiques radicales créent de nouvelles subjectivités politiques et doivent être encouragées comme telles. La démocratie directe est une méthode innovante qui exige d’être continuellement redéfinie. Le caractère inclusif de ces modèles et le rejet de la règle simple de la majorité, permet l’inclusion large non seulement de citoyens mais aussi de groupes minoritaires comme les LGTB, les Rroms, les immigrants, les minorités ethniques, etc. La démocratie directe et participative doit se réaliser sous des formes diverses : assemblées plénières de citoyens sur les lieux occupés (places publiques, universités, entreprises) ou encore à un niveau municipal ou régional où peuvent être prises des décisions de gestion quotidiennes, des budgets participatifs municipaux, et des actions concrètes ; il peut s’agir de pétitions ou de référendums sur des enjeux cruciaux au plan social, politique et économique comme la législation du Travail ou la régulation des biens communs.
Les idéaux de démocratie directe en tant que processus de prise de décision se heurtent néanmoins souvent à de difficiles problèmes de procédures et d’organisation. La délégation basée sur le poste de travail particulier semble être nécessaire afin de produire des processus de démocratie directe sous des formes de groupes de travail et certains pouvoirs exécutifs de délégués choisis doivent rendre des comptes à des organes de démocratie directe et de surveillance publique. De tels modèles ne peuvent être établis à l’avance et doivent être développés, dans des contextes spécifiques, par la pratique elle-même et la réflexion sur cette pratique.
Le Forum balkanique souligne le fait qu’un des fronts de lutte les plus cruciaux pour la démocratie est l’élargissement de la participation dans l’économie, l’industrie et le lieu de travail. Il ne peut y avoir de réelle démocratie dans la sphère sociale et politique s’il n’y a pas de participation sur le lieu de travail qui est en général organisé de façon hiérarchique et qui est l’endroit où la majorité d’entre nous passons la plus grande part de notre vie. En d’autres termes, il n’y aura pas de démocratie réelle possible sans le développement des modèles de démocratie économique et industrielle.
La démocratie réelle, s’approfondissant continuellement, demeure l’idéal des forces progressistes et de gauche dans le monde entier, y inclus les Balkans – un idéal qui prend des formes différentes selon les circonstances des lieux où il est mis en œuvre (pays, régions, institutions, lieu de travail). Le Forum balkanique considère les pratiques de démocratie radicale comme une alternative et un modèle applicable qui devrait servir d’indispensable correctif et contre-poids au modèle dominant de la démocratie représentative électorale qui a été ébranlé par une crise de légitimité. En ce moment historique précis, les forces politiques de la Gauche devraient également envisager des modèles permettant de combiner les actuelles structures du système représentatif à des pressions démocratiques d’en bas et à l’indépendance de mouvements et d’acteurs organisés de façon horizontale. Le Forum balkanique souligne le fait que les pratiques démocratiques réelles demeurent une partie nécessaire de la lutte pour faire advenir ou influencer le plus large changement social, économique et politique.
Le 2e Forum balkanique se tiendra à Zagreb entre les 12 et 18 mai 2013 et devra poursuivre la définition des réponses et stratégies concrètes permettant de mettre en œuvre les enjeux ci-dessus discutés.