La scène se passe devant un petit théâtre avant-gardiste d’Athènes. Une foule inhabituelle est rassemblée : des hommes en noir, gros bras et crânes rasés – et quelques vieilles dames, une croix orthodoxe autour du cou. Les premiers sont membres du parti néonazi Chryssi Avgui (« Aube Dorée » en grec) ; les secondes, pratiquantes du Vieux-Calendrier, une branche intégriste de l’orthodoxie, issue d’un schisme en 1924 [1]. A priori l’un et l’autre n’ont rien à faire ensemble : Chryssi Avgui n’est pas un parti religieux, il a même flirté avec le satanisme à ses débuts. Mais ce 11 octobre 2012, cette foule hétéroclite dénonce ensemble une pièce « blasphématoire ».
L’œuvre en question, écrite par l’Américain Terrence McNally, imagine un Christ et des apôtres… homosexuels. Le metteur en scène est gréco-albanais. Pour qui prône l’intolérance, c’en est trop. Le rassemblement tourne à l’affrontement, les forces de l’ordre se révèlent incapables d’assurer la sécurité des spectateurs et des comédiens, les noms d’oiseaux fusent.
« Sales pédés, vous allez y passer, vous comprenez ? C’est fini pour les pédés. Allez, les enculés… Connards d’acteurs. Regarde-moi espèce de pute, ton heure viendra. Oui, oui, filme-moi, mais ton heure viendra (…) Trous du cul d’Albanais baisés. » L’auteur de ces paroles est député. Il s’agit d’Ilias Panayotaros, élu au parlement en juin dernier, tout comme dix-sept autres membres du parti Aube Dorée. Il hurle ces insanités face aux artistes et journalistes abasourdis.
Le lendemain, la scène se reproduit à peu de choses près. La représentation est annulée une fois de plus… et la troupe décide de se retirer définitivement : le metteur en scène a reçu chez lui des menaces de mort.
La culture est le dernier domaine dans lequel Aube Dorée n’était pas encore intervenu depuis son entrée au parlement. Cet été, on avait surtout vu ses membres attaquer des étrangers. En septembre, deux expéditions punitives menées par des députés avaient entraîné une destruction de stands sur des marchés où travaillaient, selon eux, des immigrés clandestins… Les propos haineux et racistes ne se comptent plus à l’Assemblée où le parti ne se donne même pas la peine de sauver les apparences. Vendredi 19 octobre 2012, une députée a ainsi traité les immigrés de « sous-hommes qui ont envahi notre patrie, avec toutes les maladies qu’ils trimballent ». Cela peut sembler incroyable, mais cette parlementaire, qui n’est autre que la femme du dirigeant du parti, a été nommée au début du mois pour représenter le parlement grec auprès d’un comité anti-discrimination du Conseil de l’Europe…
« La principale force d’Aube Dorée aujourd’hui, c’est qu’elle exprime la haine, analyse Yorgos Siakantaris, directeur scientifique de l’institut Istame – le think tank du PASOK, le parti socialiste. Elle prospère sur le fait qu’une partie de la population est désespérée, prête à se rebeller contre les lois, rejetant avec haine le système politique. Or ce parti a l’immense avantage de ne pas avoir fait partie du système auparavant. »
Dans ce nouvel ordre des choses né de la crise et de la cure d’austérité sans précédent que connaît la Grèce depuis bientôt trois ans, dans un paysage politique dévasté qui contraste de manière saisissante avec les 35 ans de stabilité qui ont suivi la chute de la dictature (1974), et face à une coalition gouvernementale tripartite [Nouvelle Démocratie, Gauche démocratique et PASOK] qui maintient la ligne de la rigueur, « celui qui frappe a raison », poursuit le chercheur.
De fait, les méthodes violentes d’Aube Dorée semblent consolider son socle plutôt que de repousser ses électeurs tout neufs. Comme si l’autoritarisme rassurait en cette période de profonde perte de repères : depuis ses presque 7 % des voix obtenus lors des deux scrutins de mai et juin derniers, le parti est actuellement crédité de 10 à 15 % d’intention de vote selon les instituts de sondages. Avant cette soudaine apparition sur l’échiquier politique grec, le parti n’avait jamais recueilli plus de 0,29 % des voix aux élections…
Cependant, à la différence d’autres formations populistes et d’extrême droite en Europe, le succès d’Aube Dorée ne s’explique pas seulement par ce positionnement anti-système : il s’explique aussi par son image de parti « social », qui prospère sur la désintégration des services sociaux et la montée de l’exclusion sociale – un quart de la population active du pays est désormais au chômage.
En réalité, cette image a soigneusement été construite à coups de mises en scène relayées par les médias grecs : dans son livre Le Livre noir d’Aube Dorée. Documents sur l’histoire et l’action d’un groupe nazi, qui est sorti lundi 22 octobre en Grèce et dont des extraits sont publiés ci-après, le journaliste Dimitris Psarras révèle comment cette image est née, à partir du mythe de la protection apportée par le parti aux personnes âgées.
L’histoire, reprise en boucle par des médias grecs, mais aussi certains médias étrangers, s’est en fait révélée bidonnée. De même, les soi-disant distributions de nourriture orchestrées par le parti pour les seuls citoyens grecs, et dont les médias ont raffolé pendant la campagne électorale, n’ont rien à voir avec un patient travail de terrain : quelques distributions, épisodiques, ont bien eu lieu… Mais les médias étaient soigneusement prévenus – et même plus que bienvenus pour montrer le rôle social du parti. Loin des caméras, cette activité est inexistante.
Ces quelques scènes ont suffi à Aube Dorée pour passer dans l’ensemble du pays pour le parti proche des plus démunis, alors que la plupart de ses électeurs n’ont jamais assisté à de telles manifestations, ni même vu de leurs propres yeux un membre du parti. […] La raison de l’entourloupe ? « Parler d’Aube Dorée dans une émission de télévision, c’est de l’audimat assuré », nous explique Dimitris Psarras, qui déplore le manque de vision critique de ses confrères. « De plus, les théories extrêmes d’Aube Dorée, pour certains médias grecs, ne sont pas si extrêmes que ça… », ajoute ce journaliste d’investigation.
Et de fustiger le comportement des médias après les élections, tendant à banaliser le parti. « On filme désormais les membres du parti comme des célébrités, on raconte leur vie privée, on parle de leurs “jolies femmes”… sans faire mention de leur idéologie. » Autrement dit, humanisation et normalisation du parti : un processus bien connu des historiens des droites extrêmes. Cet été, la chaîne Star a ainsi consacré une heure d’antenne au mariage d’Ilias Panayotaros – ce député dont nous rapportions plus haut les propos.
En sus de cet appétit médiatique, Aube Dorée fait son beurre de l’inertie judiciaire. Les violences xénophobes se multiplient en toute impunité, une seule affaire est pour le moment poursuivie : il s’agit d’une membre du parti et de deux autres personnes, accusées d’avoir porté des coups de couteau à un Afghan en septembre 2011. Mais le procès est loin d’aboutir : il en est à son septième ajournement.
C’est précisément ce que recherche le parti : défier l’État, imposer son ordre et sa propre loi, la violence. Quoi de plus facile lorsque les autorités elles-mêmes ont abdiqué ? Lorsque les forces de l’ordre ont toléré, voire sympathisé avec ces pratiques pendant des années ? [2] Lorsque police et justice appartiennent à une fonction publique où baisses de salaires et départs à la retraite non remplacés sont désormais la règle ? Lorsque personne ne dément, officiellement, la thèse selon laquelle les immigrés seraient responsables du chômage des Grecs et de l’augmentation de la criminalité ?
Un des députés du parti qui a participé à l’action sur les marchés visant les vendeurs sans papiers, Panayotis Iliopoulos, nous le dit sans ambages : « On n’a rien fait d’illégal ni de violent, puisque ce sont eux qui sont illégaux. Il ne faut pas forcément être policier pour pouvoir réagir et effectuer des contrôles. »
Pourquoi Aube Dorée jouit-elle d’une telle impunité ? Tina Stavrinaki est avocate, membre de la Commission nationale des droits de l’homme. Pour elle, les autorités ont tellement laissé faire pendant des années qu’ "il est plus difficile de s’y attaquer maintenant, dans un contexte de crise, et alors que Aube Dorée a commencé à s’enraciner dans la société. Je suis personnellement plutôt favorable à une interdiction du parti – mais je sais en même temps que cela pourrait le favoriser, car il endosserait alors le rôle de victime ». Cette question est très controversée en Grèce, car le pays a déjà connu dans son histoire récente une interdiction : c’était celle du Parti communiste, jusqu’en 1974. Dès lors, beaucoup estiment qu’une interdiction serait contraire aux principes démocratiques.
De plus, le cadre législatif n’aide pas : la loi en Grèce est très laxiste en matière d’apologie du nazisme, d’antisémitisme et d’appel à la haine raciale. Pour certains juristes, cela fait partie des garanties de la liberté d’expression. L’an dernier, sous l’impulsion européenne, le parlement grec devait se doter de nouvelles lois pour condamner ces délits – mais le débat n’a pas dépassé le cadre d’une commission parlementaire. Le seul procès qui ait eu lieu en Grèce à ce sujet fut le cas de Costantinos Plévris, pour son ouvrage Les Juifs, toute la vérité, qui faisait l’éloge d’Hitler. L’homme a été acquitté en appel, en 2009…
Pour passer outre tous ces obstacles, il faudrait, au fond, un geste politique fort, une condamnation unilatérale des pratiques d’Aube Dorée. Les dirigeants actuels en sont loin, même si un premier pas timide a été fait la semaine dernière : une majorité de députés ont voté la levée de l’immunité parlementaire pour un député d’Aube Dorée qui avait participé à l’opération contre les vendeurs étrangers.
« La Grèce est le seul pays européen où l’on a un discours raciste au niveau de l’État », dénonçait l’avocate Yoanna Kurtovik la semaine dernière au cours d’une discussion publique au sujet de la menace néonazie, faisant référence, entre autres, à une vaste opération de répression policière visant les immigrés menée au creux de l’été. L’on voit mal par ailleurs comment gouvernement et opposition pourraient s’entendre pour faire front commun face à Aube Dorée. Le premier entretient la thèse des deux extrêmes et la seconde reste fondamentalement une partie adverse en raison de la cure d’austérité imposée au pays. Pendant ce temps, Aube Dorée peut continuer tranquillement sa progression. Pour le premier semestre de la législature, en tant que parti représenté au parlement, il a déjà encaissé 3,2 millions d’euros de subventions publiques.
Amélie Poinssot
Extraits du livre de Dimitris Psarras
Sous une couverture illustrée par un tableau de Francis Bacon (Crucifixion, 1965), Le Livre noir d’Aube Dorée. Documents sur l’histoire et l’action d’un groupe nazi, du journaliste Dimitris Psarras, pavé de 450 pages, est le premier ouvrage en Grèce à décrypter les origines et le mode d’action d’Aube Dorée. Car si ce parti néonazi est entré pour la première fois au parlement au printemps dernier, il n’est pas arrivé ex nihilo dans la société grecque. Le journaliste d’investigation, spécialiste de longue date de l’extrême droite en Grèce, revient sur les fondements de l’organisation, sa base idéologique, ses liens avec la dictature des colonels, les protections et la tolérance dont il a bénéficié, et sa progression jusqu’à aujourd’hui.
Bonnes feuilles sélectionnées et traduites par Amélie Poinssot et Vassiliki Polychronopoulou.
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Les origines
« C’est en décembre 1980 qu’une revue, sous le nom Aube Dorée, apparaît pour la première fois. « La revue, se souvient Michaloliakos, était le résultat de la collaboration entre divers jeunes gens qui, pour une grande partie, provenaient du « Parti du 4 août » [3] où ils s’étaient rencontrés, organisation qui n’existait plus et que divers problèmes internes avaient conduite à la dissolution. » D’après ce même témoignage, Aube Dorée se distanciait au niveau idéologique de l’autre revue du milieu nationaliste, Le Mouvement, sans pour autant entretenir avec elle des relations hostiles : « La revue Aube Dorée se caractérisait comme une publication nationale-socialiste ; cette différence, non seulement de terminologie mais également de contenu, la distinguait clairement de la majorité du milieu nationaliste de cette époque. »
La revue Aube Dorée, de quelques pages seulement et d’une couverture à l’origine blanche, qui plus tard deviendra rouge et noire, ne fait aucun effort pour dissimuler son identité idéologique. Dès le début, Nikolaos Michaloliakos [4] y apparaît comme le principal responsable. La croix gammée est présente sur la couverture, entremêlée avec d’autres formes et symboles occultes. Quelques numéros portent le sous-titre « Revue nationale-socialiste ». La thématique du magazine est dominée par Hitler lui-même et certains de ses éminents collaborateurs, comme le théoricien du nazisme Alfred Rosenberg, le juriste Roland Freisler qui a organisé la nazification du cadre institutionnel du IIIe Reich, Léon Degrelle, fasciste belge et général des Waffen SS, mais aussi des cadres du mouvement néonazi comme Colin Jordan, [1923-2009, figure du national socialisme en Grande-Bretagne], etc. (…)
Outre Michaloliakos, d’autres personnes écrivent dans le magazine, (…) des personnes qui l’accompagneront durant toute la trajectoire du parti Aube Dorée jusqu’au Parlement, comme Christos E. Pappas, tête de liste du parti sur la liste des députés d’État aux élections de mai et juin 2012.
En 1983, Pappas, actuellement député d’Aube Dorée, avait rédigé un hymne en l’honneur de Hitler à l’occasion de l’anniversaire de la chute du nazisme : « Le Führer du Reich allemand, ce visionnaire de la nouvelle Europe, et Eva Braun, se suicideront à 15h30 le 30 avril 1945. Le même jour, le 30 avril et 38 ans plus tard, nous, les Grecs nationaux-socialistes, serons au garde-à-vous pour salue avec le Salut Éternel et nous observerons une minute de silence. S’embrase dans nos cœurs la foi dans les paroles d’Hitler : « les prochaines générations me rendront justice ». S’embrase dans nos cœurs la confiance en la Victoire. La Victoire sera nôtre. Une Victoire qui marquera la cosmogonie nationale-socialiste et l’anéantissement de l’empoisonneur de tous les peuples : le judaïsme international. 30 avril 1945-30 avril 1983. La lutte continue. L’avenir nous appartient. » »
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L’émergence d’une organisation politique
« En 1990 a eu lieu le premier congrès de l’organisation.
(…) Le contexte international lui était par ailleurs favorable, avec l’émergence soudaine d’attaques néonazies à travers l’Europe. 1992 a marqué les événements politiques en Grèce : c’est l’année où la vague nationaliste et xénophobe a déferlé dans notre pays, à la suite des événements dans les Balkans. Elle avait par ailleurs été précédée par l’effondrement du régime en Albanie et l’afflux d’immigrés albanais par les frontières Nord. Les médias, et en particulier la télévision privée – qui comptait à peine deux ans d’existence – ont alors trouvé leur nouveau sujet favori : la “criminalité des étrangers”. À ce climat de peur et d’insécurité se sont ajoutés les “risques nationaux” soulevés par la question du nom de la Macédoine.
Le 14 février 1992 se tient la première grande manifestation au sujet de la question macédonienne à Thessalonique. Quelques semaines plus tard, Aube Dorée organise son deuxième congrès, et tente de se donner un caractère plus “ouvert”. Dans ce climat de fièvre nationaliste, l’organisation trouve un terrain favorable pour développer son action publique. Seules Aube Dorée et quelques petites organisations fascistes furent ainsi capables de profiter politiquement de la situation. »
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La collusion entre Aube Dorée et les forces de police
« La “convergence” des forces de l’ordre et d’Aube Dorée a été avérée de manière criante lors des élections de mai et de juin 2012, lorsque l’on a constaté que dans les bureaux de vote d’Athènes où votent les policiers (conformément aux listes électorales spéciales), le score de l’organisation avait été très élevé. Dans ces bureaux (806-816) situés à proximité de GADA (le siège de la police), le pourcentage d’Aube Dorée oscillait entre 17,2 % et 23,04 % des voix aux élections de juin. Le résultat, autrement dit, était aussi élevé que lors des élections de mai.
Dans les bureaux de vote avoisinants, en revanche, où les policiers n’ont pas voté, comme les bureaux 804 et 805, le pourcentage obtenu par l’organisation était respectivement de 5,35 % et 6,57 %. Nombreux sont ceux qui estiment que l’entente harmonieuse entre la police et les organisations fascistes locales repose en grande partie sur le fait que ces dernières se précipitent pour offrir leur aide aux forces répressives dès que des incidents éclatent dans le centre d’Athènes. (…) Cet État fasciste dans l’État est sans doute le plus régulier des supporteurs des MAT [les CRS grecs] sur le champ “de bataille”.
Les années 1994-95 ont été particulièrement riches en exemples d’une telle coalition combative. Le soir du 6 juin 1994, quelques dizaines d’anarchistes avaient occupé l’École polytechnique d’Athènes pour protester contre la visite (pour la énième fois) de Le Pen dans notre pays ; des membres d’Aube Dorée, aussi nombreux que les forces de l’ordre, se sont alors précipités pour leur prêter main forte tandis qu’elles donnaient l’assaut aux anarchistes. »
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Le prétendu rôle social d’Aube Dorée
« Une interprétation des résultats, proposée après les élections de 2012, est qu’Aube Dorée aurait gagné la confiance des citoyens en s’installant dans les quartiers difficiles d’Athènes ainsi que dans des villages de province, où elle aurait remplacé les services de l’État en expulsant les immigrés et en apportant son soutien aux habitants grecs.
L’activité d’Aube Dorée dans le quartier athénien d’Aghios Panteleïmonas est considérée comme la clé principale de sa transformation d’un petit groupe marginal en une organisation politique de masse s’adressant à une large audience électorale. Nous constaterons plus loin que cette activité est en grande partie fabriquée par les médias sympathisants, qui ont réussi à créer une véritable légende urbaine.(…)
De divers côtés – et pas forcément des plus favorables à l’égard des activités d’Aube Dorée –, on observe une tendance à attribuer la montée en flèche du score de l’organisation aux élections au fait que c’est le seul groupe politique qui défend le peuple ; le seul groupe qui n’en reste pas aux paroles mais matérialise ses positions en “nettoyant” les places d’Athènes, en distribuant des vivres aux plus démunis et en proposant des services de protection aux personnes âgées et handicapées.
La première image qui nous vient à l’esprit, lorsque l’on évoque la présence de l’organisation dans ces quartiers du centre d’Athènes, est la fameuse photo de la vieille dame effectuant une transaction devant un distributeur bancaire, un protecteur musclé vêtu de noir derrière elle. Tout le monde connaît bien l’activité violente de l’organisation. Mais devant cette image, toute autre pensée s’efface ; après tout, afin de protéger les vieilles dames en détresse des criminels africains et asiatiques, on doit avoir la carrure appropriée et un canif en poche.
Sauf que cette image est fausse. Et le reportage journalistique qui l’a imposée comme un fait réel est complètement truqué.
Cette histoire est parue dans Proto Thema, le journal au plus gros tirage du moment. À la une, le titre : “Jetez la grand-mère dans les bras d’Aube Dorée, pour qu’elle touche son argent et ses pensions de retraite.” À l’intérieur du journal : “Les « scouts » d’Aube Dorée. On attire les gens vers l’extrême droite.” Le reportage, sur une double page, contient des déclarations des cadres supérieurs de l’organisation, Ilias Panayotaros, Ilias Kasidiotis (c’est-à-dire Kasidiaris) et du Chef en personne.
La thématique principale du reportage tourne autour de la révélation que “des groupes de jeunes membres de l’organisation d’extrême droite « patrouillent » jour et nuit dans les quartiers d’Athènes, tout en se précipitant au secours de quiconque le demande”. En complément de l’article, on trouve une photo de deux dames devant un distributeur de la Banque nationale de Grèce, accompagnées de leur escorte. Selon la légende, “en vrais gardiens des distributeurs du centre-ville, les membres d’Aube Dorée protègent surtout les femmes et les personnes âgées qui, chaque fois qu’elles veulent aller à la banque, appellent « un de ces gars » pour les y accompagner”.
Le reportage donne la parole aux deux dames, tandis que leur photo orne la une. Il est évident qu’elles sont amies. Non seulement parce qu’elles portent le même t-shirt noir, mais aussi parce qu’elles utilisent le distributeur ensemble. Leurs déclarations sont dramatiques : “Nous ne pouvons pas sortir de nos maisons”, dit l’une des deux, la retraitée Erofili Plomaritou. “Nous ne nous sentons pas protégées par l’État. Récemment, j’ai été attaquée deux fois. Quand je sors, je ne porte pas de chaîne ou de boucles d’oreilles. Je ne porte que cette bague-là, et encore, je crains qu’elle soit une cible. Chaque fois que je vais à la banque, j’appelle un des gars d’Aube Dorée et ils m’accompagnent. Voilà notre situation. On est devenu la minorité dans notre propre pays.”
On croirait entendre les arguments d’un membre d’Aube Dorée. En réalité, c’est exactement ce qui se passe, car la dame qui parle est la mère du dirigeant local de l’organisation : le fils d’Erofili n’est autre qu’Alexandros Plomaritis, candidat du parti sur la circonscription électorale d’Athènes-centre. Lors du dernier scrutin, il est arrivé à la douzième place et il n’a donc pas été élu, mais il reste un proche collaborateur du Chef sur les questions d’Athènes-centre. D’ailleurs, il était candidat avec Michaloliakos aux élections municipales de 2010.(…)
Toute cette prétendue activité “sociale” de l’organisation a donc été construite afin d’attirer l’intérêt des médias et l’attention du public. Et tandis que ces services sociaux de “sécurité” sont présentés de manière individualisée, les autres prestations de service sont organisées en équipes. Des distributions alimentaires et une banque du sang “pour les Grecs” ont suscité de nombreux reportages à la télévision et dans les journaux. La cible de l’organisation est double : tout d’abord, donner l’image d’une organisation de bienfaisance, et en même temps, matérialiser le slogan raciste “les Grecs d’abord”, “les immigrés dehors”, etc. »
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Les autres partis politiques face à Aube Dorée
« Contrairement à ce qui se passe avec des organisations similaires dans la plupart des pays européens, Aube Dorée n’a jamais été une organisation marginale, un parti paria, avec qui personne ne voulait traiter. Malgré de faibles résultats électoraux jusqu’à récemment, voire des scores proches de zéro, et en dépit des aventures judiciaires de ses cadres et malgré le fait que cette organisation croit au national-socialisme et utilise la violence comme mode d’action, il n’y a jamais eu en Grèce de “cordon sanitaire”, comme c’est le cas avec des organisations semblables dans d’autres pays.
En effet, le milieu de l’extrême droite traditionnelle n’a jamais nié sa collaboration avec Aube Dorée : cette dernière s’est parfois alliée avec divers groupes et personnalités de ce milieu. Mais au-delà de l’extrême droite, l’organisation a toujours eu des interactions avec le milieu plus large de la droite traditionnelle. Et son succès électoral a ouvert les portes toutes grandes à de nouveaux membres qui, jusqu’à récemment, ne portaient pas les stigmates de l’extrême droite. »