Tout cela se passe en lisière de la capitale de l’Inde émergente, cette vitrine d’une modernité à l’éclat trompeur. Là, dans la plaine jaune mangée par l’inexorable béton, dans ce monde semi-urbain où New Delhi dégorge son énergie bridée en ses enceintes, la résistance aux temps nouveaux prend un tour violent. Bordant la mégapole sur ses flancs nord, ouest et sud, l’Etat de l’Haryana est devenu ces dernières années le théâtre d’une authentique guerre culturelle, d’un choc entre les âges d’une violence inouïe, dont seuls les échos étouffés nous parviennent. Les femmes et les castes inférieures en sont les premières victimes.
Il est beaucoup question en ce moment dans la presse indienne d’une « épidémie de viols » dans l’Haryana. En 2011, 733 cas avaient été enregistrés (officiellement). Pour les six premiers mois de 2012, le seuil de 367 a déjà été atteint. En 2004, les chiffres étaient deux fois inférieurs. Le fléau est tel que Sonia Gandhi, la présidente du Parti du Congrès au pouvoir à New Delhi, a tenu à se déplacer le 9 octobre dans un village du district de Jind où, quelques jours plus tôt, une adolescente de 16 ans s’était immolée par le feu après avoir été violée.
Début septembre, dans le district voisin d’Hisar, c’est un homme qui s’était suicidé : non seulement sa fille avait été violée par une douzaine de jeunes gens mais en plus la scène avait été filmée, un détail qui ajoutait la honte au désespoir du père. Hasard ? La fille violée est une dalit (intouchable) et les violeurs appartiennent à une caste supérieure. Le viol, cet instrument de pouvoir social.
ABAISSER L’ÂGE LÉGAL DU MARIAGE
L’Haryana est un bastion du conservatisme socio-religieux hindou de l’Inde du Nord, une sorte d’enclave où les tenants de l’ordre ancien se raidissent d’autant plus qu’ils se sentent menacés par le cours nouveau des choses. Et, dans leur vision du monde, la femme ne vaut pas cher. A preuve, leur réaction à la récente vague de viols.
Alors que les médias nationaux fulminaient d’indignation, les notables de l’Haryana préconisaient des solutions fort différentes. Ils demandaient que l’âge légal pour le mariage des filles soit abaissé de 18 à 16 ans afin de canaliser au plus tôt l’éveil du désir chez les jeunes. Pour le reste, la faute en revient bien sûr à la télévision, au cinéma et aux tenues aguichantes des filles. « Sauf si la fille adresse des signaux, les hommes ne viendront pas à elle », dit un chef de village cité dans l’hebdomadaire India Today.
Il ne s’agit pas d’une coïncidence. Outre sa réputation de terre de viols, l’Haryana s’illustre par un déficit de femmes parmi les plus élevés en Inde. Le ratio y est de 830 filles pour 1 000 garçons, conséquence d’une pratique généralisée de foeticides fondés sur le sexe de l’embryon. La fille, c’est deux bras en moins aux champs et la perspective d’une coûteuse dot.
Il s’y ajoute - dans l’esprit des gardiens de l’ordre patriarcal - une inquiétude sur le désordre social causé par l’affirmation des droits des femmes. En vertu de l’Acte sur la succession de 1956, les filles en Inde sont habilitées à réclamer leur part de l’héritage familial. Les conseils coutumiers de l’Haryana n’ont jamais caché leur hostilité à cette réforme, qu’ils perçoivent comme menaçant le capital patrimonial. Pendant très longtemps, ils ont convaincu les filles de renoncer à leur droit à l’héritage. Mais les temps changent.
UNE VAGUE DE « CRIMES D’HONNEUR »
De plus en plus de femmes revendiquent aujourd’hui leur part. Et c’est là que les choses tournent mal. « En raison de cette possibilité juridique de réclamer l’héritage, la violence s’exerce contre les femmes au plus tôt, dans l’utérus lui-même, afin d’éviter que la propriété ne leur revienne », écrit la chercheuse Prem Chowdhry dans un article consacré à l’Haryana, paru en septembre dans la revue Economic and Political Weekly (EPW).
Ces fameux conseils coutumiers portent un nom : les Khap Panchayats. Ils sont l’organe dirigeant des Jats, une caste très influente dans l’Haryana. Leur seule évocation sent le soufre. Dans les milieux libéraux de New Delhi, on les appelle les « talibans » d’Inde. Ils ont établi un véritable système judiciaire autonome rendant des sentences draconiennes. Ce sont eux qui décident, ou légitiment, les « crimes d’honneur » frappant des jeunes coupables d’amours non autorisées. Ils bannissent non seulement les unions inter-castes - ce qui n’est pas très original en Inde -, mais surtout les couples nés à l’intérieur de la même gotra, lignée clanique.
Les gotras des Jats ont beau compter plusieurs centaines de milliers de personnes, elles sont considérées comme une « famille » et tout amour en leur sein porte donc l’infamie de l’« inceste ». Résultat : l’Haryana est aussi le théâtre d’une vague de « crimes d’honneur » - lynchages, assassinats à l’arme blanche - dont le but est d’éviter la « dégénérescence biologique » des Jats.
Ces Khap Panchayats sont sûrs de leur bon droit : ils prétendent « sauver » leur communauté contre les périls extérieurs. Ils veulent amender l’Acte sur le mariage hindou de 1955 afin de légaliser la prohibition du mariage intra-gotra pour les Jats. A intervalles réguliers, ils organisent des manifestations de rue. « On peut bloquer New Delhi » en quelques heures, avertissent-ils. Quand le Moyen Age indien campe aux portes de la capitale.
Fréderic Bobin, New Delhi (correspondant)