Le conflit entre le Japon et la Chine à propos de la souveraineté des îlots inhabités Senkaku (Diaoyu, en chinois) est symptomatique de l’affaiblissement diplomatique de Tokyo. Le Japon apparaît isolé dans sa revendication et abandonné par ses alliés à son tête-à-tête avec Pékin (lire dans Le Monde du 31 octobre la tribune de l’ambassadeur de Chine à Paris, Kong Quan).
Les Etats-Unis ont annoncé que les îlots étaient couverts par le traité de sécurité américano-japonais, mais se refusent à prendre parti dans le litige. Washington a décidé, en accord avec Tokyo, de renoncer à la simulation d’un débarquement sur une île occupée par une force ennemie qui devait avoir lieu début novembre dans l’archipel d’Okinawa pour ne pas provoquer une réaction chinoise. En Europe, le Japon n’a reçu qu’un encouragement poli à régler « pacifiquement » le différend au cours de la récente visite de son ministre des affaires étrangères, Koichiro Genba, en Allemagne, en France et au Royaume-Uni.
Alors que dans les années 1970-1980, le Japon était le « ruban bleu » des économies avancées, il a perdu ce lustre : la Chine lui a ravi la place de seconde économie du monde. Les deux décennies dites « perdues » (1990-2000) que vient de vivre l’Archipel mériteraient d’être réévaluées : en matière de recherche, de stabilité sociale - en dépit d’un accroissement des inégalités ou de prise en compte du vieillissement -, le cas japonais pourrait inspirer bien des réflexions. Il est difficile d’en dire autant de sa diplomatie.
Comme la politique intérieure, celle-ci louvoie sans orientation précise. En raison d’un endettement public considérable, le Japon pèse d’un moins grand poids dans ce qui fut un axe de sa diplomatie pacifique : l’assistance internationale. La stagnation économique n’est qu’un facteur de la perte d’influence du Japon sur la scène mondiale. Le manque de direction politique en est un autre. Dont la détérioration de ses relations avec la Chine est un exemple. Les différends historiques entre les deux pays ne sont pas nouveaux mais, en dépit de montées de fièvre, les dérapages étaient généralement contrôlés.
La mise entre parenthèses des sujets qui fâchent, pour privilégier les intérêts communs de deux pays appelés par leur voisinage géographique et leur puissance économique à coopérer, a été rompue par les visites intempestives du premier ministre Junichiro Koizumi (2001-2006) au sanctuaire Yasukuni. Un sanctuaire où sont honorés les morts pour la patrie depuis la fin du XIXe siècle, dont sept criminels de guerre condamnés par le tribunal international de Tokyo et exécutés. Ils sont devenus de fait des « héros », écrit l’historien Tetsuya Takahashi dans son livre Morts pour l’empereur. La question du Yasukuni (Belles Lettres).
Pour Pékin, qui rappelle à loisir les « horreurs » perpétrées par les Japonais de 1931 à 1945, ces visites destinées à rallier la droite et à revitaliser le sentiment identitaire nippon sont ressenties comme des provocations. Les démocrates, arrivés au pouvoir en 2009, n’ont guère enrayé la détérioration des relations avec la Chine. Après la chute du premier ministre Yukio Hatoyama, emporté pour avoir essayé de desserrer l’étreinte stratégique américaine, son successeur Naoto Kan a maladroitement géré la collision volontaire en 2010 d’un chalutier chinois avec un garde-côte japonais au large des Senkaku en faisant arrêter son capitaine. Une erreur : Tokyo dut le libérer pour calmer l’ire de Pékin. Puis, en avril, le populiste et négationniste gouverneur de Tokyo, Shintaro Ishihara, annonça son intention d’acheter pour le compte de la capitale les îlots à leur propriétaire privé japonais.
Au lieu de rappeler au gouverneur de Tokyo que la diplomatie n’entrait pas dans ses attributions - comme le fit l’ambassadeur japonais à Pékin, Uichiro Niwa, qui fut remplacé -, le gouvernement de Yoshihiko Noda, affaibli et timoré, décida l’achat des îles par l’Etat. Il limitait ainsi les « dégâts », mais il entérinait une souveraineté laissée volontairement « dans le flou » depuis la normalisation des relations sino-nipponnes en 1972. La Chine a alors reconnu que le Japon administrait les Senkaku mais elle entendait que la question de la souveraineté reste pendante. Un modus vivendi réitéré lors de la signature du traité d’amitié entre les deux pays en 1978 dont Tokyo dit aujourd’hui que c’était une initiative chinoise à laquelle la partie japonaise n’a pas souscrit, sans l’avoir rejeté formellement. Si le gouverneur de Tokyo, qui vient de démissionner pour créer un parti de droite, entendait provoquer une crise avec la Chine, il a réussi : le gouvernement est tombé dans le piège. « Nous n’aurions jamais dû laisser s’évanouir les efforts de plusieurs premiers ministres pour maintenir de bonnes relations avec la Chine », a déclaré l’ex-ambassadeur Uichiro Niwa.
Selon Ukeru Magosaki, ancien diplomate qui publie des livres à succès, « les hommes politiques et l’opinion pensent qu’il faut tenir tête à la Chine ; or, une diplomatie qui ne fait que suivre les mouvements d’opinion est souvent contraire aux intérêts nationaux ». Seul encouragement pour le gouvernement Noda : l’irritation régionale que suscitent les revendications de Pékin en mer de Chine du Sud. Mais ce n’est pas là un fruit de sa subtilité diplomatique.
Philippe Pons, correspondant au Japon