« Ils sont arrivés à une cinquantaine et ont tiré des coups de feu sur notre village. » Rebayal Ali a les yeux toujours un peu ahuris. Le torse maigre enserré dans un maillot de corps humide de mousson, le paysan musulman raconte une nuit d’horreur. C’était le 23 juillet en son village de l’Assam, Etat du nord-est de l’Inde, région hautement stratégique enclavée aux confins du Bangladesh, de la Chine et de la Birmanie. Le matin même, alors qu’il surveillait son buffle dans les hautes herbes, un voisin de l’ethnie bodo l’avait averti : « Ton village va être attaqué, tu devrais partir. » Cela n’a pas manqué. A la rupture du jeûne du ramadan, une bande de Bodos armés a surgi. Hurlements. Coups de feu. Rebayal Ali a fui, couru jusqu’à perdre haleine dans les rizières de cette rive nord du fleuve Brahmapoutre. Derrière lui, son village de Dongshia Para brûlait déjà.
Fin juillet, les quatre districts qui forment le Bodoland, une sous-région de l’Assam, se sont embrasés dans une orgie de violences intercommunautaires. Près d’une centaine de morts (musulmans pour une grosse majorité), 400 000 personnes déplacées : les troubles ont rappelé sur un mode tragique à quel point l’Assam est le talon d’Achille de l’Union indienne. Les tensions confessionnelles et ethniques y sont récurrentes et virent aisément aux pogroms. Cette dernière éruption a mis aux prises les Bodos, une tribu d’environ 2 millions d’habitants (soit 6 % de la population de l’Assam), à des migrants venus du Bangladesh. Les Bodos, de tradition animiste, ont été hindouisés avec le temps et même christianisés pour une minorité. Les migrants du Bangladesh, eux, sont musulmans. Indigènes contre « étrangers ». Non-musulmans contre musulmans. Le choc est frontal, notamment autour de l’accès à la terre.
DE L’« AUTRE CÔTÉ »
Le décor est toujours noirci du feu de cette haine. A Bhalatol, un village musulman du district de Chirang, les tôles des cabanes sont calcinées. Les poteaux de bois sont réduits à l’état de fuseaux de charbon. Le sol n’est qu’un tapis de cendres mêlées de boue. Un peu plus loin, un soldat indien a calé le canon de son fusil entre deux sacs de sable de sa casemate. Il veille sur le village bodo de Mongolian Bazaar. L’armée a été déployée en masse pour restaurer un calme toujours précaire six semaines après les événements. Dans la cour de récréation de l’école, des familles bodos campent : elles attendent des jours plus sûrs avant de regagner leur domicile.
Nathai Basumatary est assise sur un banc de bois de la véranda. L’institutrice aux yeux légèrement bridés, hérités des origines tibéto-birmanes partagées par les groupes autochtones du nord-est indien, raconte une histoire qui n’est guère différente des témoignages recueillis de l’« autre côté ». Sauf que les rôles sont inversés. « Les musulmans du village voisin du nôtre nous ont attaqués et ont incendié 95 maisons », dit-elle. A ses côtés, Dhiren Goyari, petit propriétaire terrien à la fine moustache, ajoute : « Nous n’avons aucune difficulté avec les musulmans établis ici depuis longtemps. Le problème, ce sont les nouveaux arrivants, les migrants illégaux. Nous ne voulons plus les voir sur nos terres. »
Si la crise du Bodoland est emblématique, c’est parce qu’elle recoupe cette question, explosive dans le nord-est indien, des flux migratoires en provenance du Bangladesh. L’arrivée de ces nouveaux venus a cristallisé un sentiment d’aliénation des autochtones qui n’a pas tardé à se retourner contre le gouvernement central de New Delhi. Concentrés sur la rive nord du Brahamapoutre, dans l’ouest de l’Assam, les Bodos avaient pris les armes dans les années 1990 pour réclamer l’indépendance ou à tout le moins un statut d’Etat fédéré – ce qui aurait eu pour effet d’amputer l’Assam de la moitié de son territoire. Ils n’ont obtenu ni l’un ni l’autre. En 2003, ils ont toutefois arraché la création d’un « conseil territorial » (Bodo Territorial Council) exerçant une semi-autonomie sur un Bodoland rétréci à quatre districts.
MINORITÉ
La vague de violence de fin juillet trouve son origine dans la création de cette instance bodo. Les Bodos, s’ils sont le principal groupe ethnique de ce micro-territoire, ne sont en effet pas majoritaires : ils ne représentent que 30 % environ de la population locale. Les non-Bodos, pour l’essentiel des musulmans, s’en plaignent amèrement. « Cela pose la question de la démocratie, pointe Monirul Hussein, professeur de sciences politiques à l’université de Guwahati, le chef-lieu de l’Assam. Est-il normal que 70 % de la population du Bodoland soit dirigée par une minorité d’à peine 30 % ? » « Les Bodos se sont lancés dans la purification ethnique pour essayer de reconquérir la majorité dans leur Bodoland », ajoute Aminul Islam, un dirigeant du All India United Democratic Front (AIUDF), le parti politique représentant les musulmans de l’Assam, qu’ils soient de vieille souche assamaise ou issus de l’immigration récente.
L’impasse avec le camp d’en face est totale et lourde de périls futurs. Car les Bodos, eux, se réclament avant tout des droits naturels – notamment sur la terre – que leur confère leur autochtonie et qu’ils jugent menacés par une immigration altérant l’équilibre ethno-démographique en Assam. « La population indigène a peur de tout perdre sous l’effet de cette immigration. Ce qui est en jeu, c’est notre survie », explique Pramod Boro, secrétaire général du All Bodo Students Union, le principal syndicat étudiant bodo. « Nous sommes les propriétaires de cette terre et aucun chiffre ne peut nous enlever ce droit », renchérit Angeli Daimary, présidente du Bodo Women Justice Forum.
Chacun se claquemure dans son bon droit. La situation est d’autant plus volatile que la crainte existentielle des Bodos est partagée par le reste de la population assamaise (hors musulmans). « L’Assam est victime d’une invasion silencieuse, dénonce Hiranya Kumar Bhattacharya, un policier assamais hindou à la retraite devenu essayiste. On va au-devant de nouveaux troubles ; la prochaine fois sera beaucoup plus sanglante. »
Frédéric Bobin (Chirang, Assam, Inde - envoyé spécial du Monde)
La poudrière des « marges » tibéto-birmanes
Les troubles sanglants de la fin juillet au Bodoland, dans l’Assam, ont jeté une lumière crue sur la poudrière du nord-est de l’Inde, mosaïque ethnique et confessionnelle bordée par le Bangladesh, la Chine et la Birmanie. Cette Inde des « marges » oubliées est historiquement peuplée de groupes tribaux tibéto-birmans dont la relation avec le gouvernement central de New Delhi est pour le moins conflictuelle.
Que ce soit dans l’Assam, l’Arunachal Pradesh, le Meghalaya, le Tripura, le Mizoram, le Manipur ou le Nagaland, le malaise identitaire a semé les graines d’insurrections armées bénéficiant de sanctuaires dans les pays voisins, notamment en Birmanie.
Pour ajouter à l’instabilité, l’emboîtement des communautés a souvent fait déraper la lutte contre le « colonialisme de New Delhi » en affrontements inter- ethniques. Et pour rendre le puzzle encore plus explosif, est venue s’ajouter la question de l’immigration en provenance du Bangladesh, pays pauvre et surpeuplé (160millions d’habitants) avec lequel l’Inde partage 4 100 km de frontière.
L’« IDENTITÉ ASSAMAISE »
La crise a connu bien des précédents. Au début des années 1980, l’Etat de l’Assam avait été le théâtre d’un mouvement d’affirmation de l’« identité assamaise » (héritée des anciens occupants Ahom venus d’Asie du Sud-Est) dont l’un des slogans était l’expulsion des migrants bangladais. Dans le climat électrique de l’époque, environ 2 000 musulmans avaient péri dans un pogrom en 1983, dans le village de Nellie, une tuerie entrée dans l’histoire sous le nom du « massacre de Nellie ».
L’activisme politique des Bodos, un sous-groupe de l’Assam, est né de cette agitation assamaise mêlant dans sa rhétorique affirmation identitaire contre New Delhi et xénophobie à l’égard des migrants. Dans l’Etat, la population musulmane a crû au rythme de 29,3 % sur la décennie 1991-2001, soit un taux très supérieur à la croissance de l’ensemble de l’ensemble de la population assamaise (18,9 %). Résultat : aujourd’hui, près d’un tiers des habitants de l’Etat sont musulmans.
Frédéric Bobin (Chirang, Assam, Inde - envoyé spécial du Monde)