Bertrand Dubs travaille depuis plus de vingt ans chez PSA à Mulhouse, en chaîne dans l’atelier de montage/carrosserie. Il est militant du NPA et militant syndical. Yvan Zimmermann, après avoir été employé dans plusieurs petites entreprises de la région mulhousienne, travaille depuis environ quinze ans chez PSA à Mulhouse, en production dans l’atelier de peinture. Militant NPA, tête de liste du NPA aux dernières élections européennes pour la région Est, il est aussi militant syndical.
Jacques Chastaing – Comment les salariés vivent la crise de l’intérieur aujourd’hui dans l’automobile ?
Bertrand Dubs : La fermeture d’Aulnay, c’est un changement qualitatif mais dans le cadre d’une logique qui dure depuis des années. Sous l’angle des conditions de travail et de l’ambiance, c’est l’horreur. Ça n’a plus rien à voir avec ce qui se passait il y a 20 ou 30 ans. La charge de travail individuelle, la productivité ont considérablement augmenté. Ce sont les méthodes dites japonaises : gagner de l’argent sans vendre plus en augmentant en permanence la productivité. Ce qui est la cause de ce qu’ils appellent les surcapacités de production et donc des licenciements.
Si on se remettait à travailler comme il y a 20 ans, on aurait presque l’impression d’être en vacances. J’exagère à peine. Aujourd’hui chaque temps mort est traqué, chaque geste inutile est chassé. Pour ça on est filmé. Un peu le même sentiment que les caméras dans les rues. On est loin du système artisanal des chronomètres. Ça s’accompagne de tout un système toujours renouvelé pour faire la chasse aux temps morts. Ça s’appelle Hoshin, Kaysen, « bons points »... avec des primes à la création d’économies et à la délation. Ils innovent en permanence. Ça nous prend la tête. A un moment ils nous ont imposé des gestes standards. Une torture. On ne pouvait même plus faire les gestes de travail qui nous convenaient le mieux. On était devenus des robots.
Avec ces méthodes de travail il y a un bourrage de crane permanent, la fin des secteurs aménagés pour les anciens ou les handicapés, une amplification de la chasse aux malades. Il y a une pression permanente, des évaluations et des entretiens personnels fréquents, des sanctions, des mutations. Ils créent une ambiance de peur et de soumission. Si on est malades, au retour, on peut être convoqués devant un ensemble de cadres pour s’expliquer. Ils nous font faire des formations infantilisantes. A côté de ça, ils suppriment les infirmeries et les cantines. On ne peut même plus manger chaud. Les lignes de bus sont également supprimées. Il faut se débrouiller pour venir à l’usine.
Se lever de plus en plus tôt. C’est cette pression dans cette ambiance qui crée un stress permanent et débouche sur l’épuisement au travail et les suicides. Ce ne sont pas des accidents, c’est une politique.
Yvan Zimmermann : A Mulhouse, ces pressions sont particulièrement sensibles car c’est l’usine de PSA où la proportion d’ouvriers OS est la plus forte du groupe – et peut-être de France pour cette taille - par rapport aux secteurs professionnels ou à l’encadrement. Ce qui a des conséquences sur le type de syndicalisme ou de conflit que connait cette entreprise. On oscille d’une apparente docilité à des explosions qui surprennent tout le monde.
Avec la crise, comme Peugeot n’embauche pas depuis des années, il y a de plus en plus d’intérimaires. Ils ont les postes les plus difficiles et certains ne restent pas plus que quelques jours ou quelques heures. Comme ils n’ont plus l’espoir de se faire embaucher, pour les tenir, les agences mettent leur propre maîtrise au sein de l’usine, doublent en quelque sorte la maîtrise Peugeot, pour faire pression sur ceux qui vont trop souvent à l’infirmerie, sont malades, etc.
Les salariés en CDI, eux, sont de plus en plus vieux et donc souffrent toujours plus. Le corps est usé, délabré. Avec le report de l’âge de la retraite, on s’est vu mourir à l’usine. C’est pour ça que dés qu’il y a un plan de départ, il y a toujours des volontaires. Tant pis pour la misère qui attend, on n’en peut plus. C’est une question de survie. C’est aussi pour ça – entre autres choses - que dans bien des conflits autour de fermetures, on voit pas mal de salariés demander une bonne prime de départ plutôt que le maintien de l’entreprise, notamment dans la sous-traitance automobile où les conditions de travail sont encore pires que dans les usines mères.
Après, avec ces changements, il y a bien d’autres évolutions. Notamment au niveau des luttes et surtout de l’état d’esprit.
Justement, est-ce que les travailleurs articulent la crise de PSA s’articule avec la crise financière généralisée et ce qui se passe en Grèce, Espagne ?
Bertrand : On n’imagine pas à quel point c’est lié dans l’esprit des travailleurs comme d’ailleurs dans la réalité. Et combien cela donne la forme de son évolution à la crise actuelle. Et sous tous les angles, économiques, politiques ou sociétaux.
Aujourd’hui, tout le monde voit bien sûr la dégradation des prestations sociales et des services publics, ce qui s’ajoute au reste, la hausse du chômage, la baisse des revenus, les politiques d’austérité. Et la dimension internationale qui touche tous les pays, tous les secteurs. A l’usine, ça fait ressentir la question PSA d’une toute autre manière.
Mais ça, c’est l’aspect immédiatement visible, extérieur. Je voudrais parler d’un autre aspect, lui aussi profondément ressenti par les salariés, mais plus sourdement parce que personne, ou rarement, ne lui donne une expression claire.
Pour en parler, tu m’excuseras, mais il nous faut prendre un peu de recul.
La crise actuelle de la production automobile dans le monde développé – car on n’a jamais vendu autant de voitures sur la planète – ce qui ne veut pas dire que la famille Peugeot est pauvre non plus, bien au contraire, c’est ce que les spécialistes nomment la crise du passage du marché d’équipement au marché de renouvellement. Ça veut dire qu’une fois qu’une majorité de consommateurs s’est équipée d’une voiture, il est difficile pour eux de passer à deux ou trois. Ils ne font alors que renouveler leur voiture une fois celle-ci usée. Dans cette situation, la production qui jusque là était en progression exponentielle, se ralentit et stagne. C’est ça le fond de la crise actuelle de l’automobile en Europe.
Mais, là on en reste encore aux aspects extérieurs. Si on veut découvrir les liens internes de la crise auto et de la crise financière, il faut bien comprendre que cette crise du passage de l’équipement au renouvellement a commencé aux USA dans les années 1960, avant de s’étendre peu à peu au reste du monde développé. Il y avait un décalage. Quand les américains avaient des problèmes ça allait très bien ici, c’était même le boom dans l’automobile. Dans ce décalage il s’est passé pas mal de choses. En effet pour faire face aux premiers effets de cette crise, les gouvernements US ont essayé de multiples palliatifs. Ce qui fait qu’en même temps que cette crise de surproduction automobile s’étendait peu à peu ailleurs, elle s’est accompagnée de nouveaux développements.
Vous pouvez préciser ?
Yvan : Je vais essayer de prolonger ce que disait Bertrand, mais je ne vais pas m’étendre très longuement, ce serait le sujet de toute une histoire à faire. Donc pour décrire très rapidement cette évolution, la première crise automobile aux USA a entraîné de la part du gouvernement des manipulations du dollar qui ont elles-mêmes eu pour conséquences les crises pétrolières et donc l’aggravation de la crise auto du fait de la hausse du prix de l’essence mais aussi une extension de cette crise de ce secteur au monde. Pas encore de crise de surproduction auto en Europe mais par contre une crise pétrolière. Par suite, au travers d’étapes diverses, on a assisté tout à la fois à des mesures protectionnistes et en même temps à une nouvelle géographie mondiale de la production industrielle pour faire baisser les coûts et trouver de nouveaux marchés, ce qu’on a appelé la mondialisation. Ce qui s’est accompagné de l’apparition de nombreuses zones économiques protégées élargies comme le Mercosur, l’Asean, etc. Un espèce de remake à l’échelle internationale de la constitution d’un marché automobile élargi de 1957 à 1963 qu’on a baptisé Marché commun européen.
Parallèlement, il y a eu les premières attaques contre les salariés pour maintenir les profits avec les premières externalisations, la sous-traitance et donc la baisse du pouvoir d’achat et la spirale de la baisse de la demande. Tout ça accompagné des premières dérèglementations avec le développement de toute une idéologie du « mérite ». A partir de là, un nouveau système économique et idéologique a commencé à se mettre en place. Ce dont parlait Bertrand et qu’on a appelé le toyotisme ou le lean (maigre) production. Il s’agissait d’arriver à gagner toujours plus sans produire plus. C’est un système productif mais aussi toute une idéologie et un monde. Au Japon ce système es’est construit au milieu des années 1950 sur les décombres du mouvement ouvrier.
Dés lors, un monde à deux vitesses a commencé à se mettre en place, avec d’un côté les licenciements et la dérèglementation du secteur du travail, les travailleurs pauvres et de l’autre les nouveaux riches, acheteurs de 4X4 et autres grosses voitures et avec eux ce qu’on a appelé la « nouvelle économie » et les premiers pas vers la financiarisation. Les secteurs financiers des producteurs automobiles sont devenus les plus rentables des firmes. Après l’éclatement des premières bulles spéculatives, on a assisté à l’explosion du crédit pour maintenir les ventes : bref le cadre actuel de la crise du crédit et des subprimes. La crise américaine de l’auto est arrivée ici accompagnée de 20 ans de transformations économiques, politiques et idéologiques qu’elle avait générée.
Avant de venir à la manière dont c’est ressenti à l’usine, pourquoi cette crise de surproduction dans l’automobile a pu avoir un tel effet sur le monde entier ?
Bertrand : Les voitures ont envahi notre vie, mais le plus souvent, on ne voit leur effet que sous l’angle du cadre de vie ou environnemental, la facilité à se déplacer, la modification du paysage urbain ou les embouteillages, la pollution, la destruction des ressources fossiles, etc... On n’aborde pas la question sous l’angle de la production. Or la production automobile a tout autant modifié notre vie que le moyen de locomotion lui-même.
Elle est d’abord la première des productions.
On recense officiellement aujourd’hui près de 10 millions d’ouvriers de l’automobile dans le monde sans compter les emplois générés en amont ou en aval qui avoisinent un total approximatif de 60 millions d’emplois avec une extension très rapide aujourd’hui, notamment en Chine. L’ensemble de la filière compte autant de salariés que la population de la Grande Bretagne. Pour la première décennie du XXIe siècle, on a produit plus de 600 millions d’automobiles neuves ! Si l’industrie automobile était un pays, ce serait l’une des plus grandes puissances mondiales. Une crise dans ce secteur c’est donc un peu comme une crise majeure des USA.
Mais surtout, il faut bien se rendre compte que ce véhicule contemporain produit en masse n’est pas un objet simple. La production automobile est le résultat extrêmement sophistiqué de ce que l’ensemble des branches industrielles les plus importantes et parmi les plus avancées du point de vue technologique aujourd’hui ont pu mettre au point par une coordination incroyablement complexe de l’extraction minière, la sidérurgie, la métallurgie, le pétrole, la mécanique, la chimie, le caoutchouc, l’aluminium, le verre, le textile, la plasturgie, l’électricité, l’électronique, l’informatique, les sciences de l’information, la recherche... J’en passe et bien d’autres, sans parler du fait qu’elle est le premier investisseur dans la recherche... En structurant le noyau central de l’industrie, de l’extraction minière et de la recherche, la production automobile de masse a structuré toute la société. Et la consommation de masse de cet objet est la toile de fond culturelle et politique de notre monde.
Toute la mise en place des conventions collectives, du droit du travail moderne par exemple et les institutions comme la mentalité qui va avec, s’est faite avec et autour des grandes firmes automobiles et des luttes de ses ouvriers. Les accords Renault de 1955 se sont étendus à toute la France et lui ont donné son paysage politique et social jusque dans les années 1980, ceux de Fiat à l’Italie, ceux de Ford, GM, Chrysler aux USA... La « culture » qui en est issue s’est étendue à toute la société.
Yvan : Oui c’est ça. Si le fondement du capitalisme se trouve dans la production, il ne peut se réaliser que par la vente. Le « marché » moderne n’est que l’autre nom de la « société » telle qu’elle s’est organisée politiquement, socialement ou culturellement autour de ses principes fondamentaux que sont la propriété privée des moyens de production et de la concurrence chaotique qui en découle et du premier de ses secteurs, la production automobile. Les sociétés occidentales dessinées par cette production et consommation de masse du produit automobile après la seconde guerre mondiale sont le fruit d’une forte période d’expansion de cette branche. Lorsque le « marché » automobile décline ou tout au moins ne progresse pas aussi rapidement, la « société » toute entière régresse également.
Avec la crise actuelle, bien au delà d’une affaire de licenciements et de modifications des conditions de travail, on a le processus de dé-tricotage de tout ce système. C’est une transformation en profondeur de nos sociétés. C’est, d’une certaine manière, l’opposition à cette évolution qui sourd spontanément au travers des « indignés », « occupy » et des printemps arabes ou « érables ». Les jeunes sont une plaque sensible, ils sentent les choses avant les autres. Demain, mais c’est en train de commencer, ce sera le prolétariat et la jeunesse prolétarienne.
Bertrand : A l’échelle de la planète, la crise automobile a entraîné aussi ce qu’on a appelé la « mondialisation » et la recherche de nouveaux marchés comme de nouvelles catégories de salariés à exploiter. La où le marché stagnait en occident, il démarrait aux quatre coins du monde. La civilisation automobile et sa nouvelle géographie mondiale ont fait pousser de vastes et nouvelles concentrations industrielles gigantesques tout autant qu’une urbanisation débridée - et donc la destruction des sociétés traditionnelles - dans ce qu’on nommait jusque là le tiers monde, aussi rapidement que des champignons après la pluie. On en a vu un des effets dans le monde arabe. Mais on a encore rien vu. Avec ces banlieues industrielles lointaines et inédites est apparu un nouveau prolétariat, nombreux, jeune, concentré et extrêmement combatif qui a donné à la planète depuis la fin des années 1960 une ceinture d’explosions sociales de vaste ampleur et des changements politiques majeurs comme par exemple en Argentine, Brésil ou en Corée du Sud. Et ça semble commencer en Inde ou en Chine.
Revenons à ce que vous avez dit : l’origine automobile de la crise financière donne la forme de son évolution actuelle qui est ressentie de l’intérieur par les travailleurs. Vous pouvez en dire plus ?
Yvan : Oui. On parle souvent de la centralité de la classe ouvrière, mais pour comprendre comment la classe ouvrière vit aujourd’hui cette formule dans sa chair, ce qu’il faut bien avoir en tête – je le répète- c’est qu’on avait une production et une consommation, en masse, d’un objet industriel très complexe. A partir du moment où l’ingénieur mais aussi le technicien ou l’ouvrier qualifié et parfois le manœuvre qui ont fabriqué l’automobile sont aussi des acheteurs de ce qu’ils ont produit, en tous cas dans les pays riches - même sous forme de véhicule d’occasion - cela a changé bien des choses. Les salariés étant des consommateurs, il faut que leurs achats à crédit – 2 à 5 ans pour une voiture le plus souvent - puissent être protégés des aléas de la vie, maladie, chômage, vieillesse... ce qui entraîne une certaine sécurisation de la vie des hommes par la création des assurances sociales et une homogénéisation des sociétés et des territoires pour garantir ce marché partout.
Bertrand : Juste deux remarques avant de laisser Yvan continuer. Cela ne s’est pas fait sans luttes. Et l’Europe s’est beaucoup construite autour de la création de ce marché automobile pour ne pas dire qu’elle a été d’abord un marché auto. Mais le passage du marché d’équipement à celui de renouvellement renouvelle pour la bourgeoise cette question du marché européen.
Yvan : Pour cette homogénéisation, il faut donc toute une série d’organismes facilitant et perpétuant cette relative démocratisation économique et sociale institutionnalisant les rapports de force sociaux et révisant les valeurs sociales, culturelles et politiques. Dans les pays riches, la démocratie n’était pas tant ressentie par les travailleurs au travers de ses institutions politiques que par ces institutions sociales, sécurité sociale, protection chômage, maladie, vieillesse, CDI, mensualisation du salaire, etc. La voiture en était un symbole et l’industrie automobile le moteur de cette société. Il faut se rappeler de l’impact de la première 4 Chevaux. On ne fabriquait pas que des voitures mais une société. Aujourd’hui, on ne ferme pas qu’une usine automobile, on clôt une période.
PSA se diversifie comme il ne l’a jamais fait. Ça toujours été le cas des firmes automobiles quand ça ne va pas très bien. Mais là, c’est à un niveau jamais atteint. Des autoroutes, aux cliniques en passant par la banque, les supermarchés, l’assurance, l’aviation ou les instituts de sondage, la toile PSA s’étend à quasi tous les secteurs économiques. Il faut bien se rendre compte de ce que ça signifie quand ça dure. Avec ce délitement du « cœur de métier », comme ils disent, c’est aussi le délitement du système producteur-consommateur. D’abord dans l’usine où l’exploitation est sauvage. Ensuite à l’extérieur où les firmes auto ont moins besoin de la protection sociale pour garantir leurs ventes. D’autant plus qu’elles déplacent leur production vers le haut de gamme, où elles vendent moins mais font plus de profit sur chaque vente. Je raccourcis, mais en cherchant à vendre aux riches, elles n’ont plus besoin de la démocratie politique et syndicale ni de la relative homogénéité des territoires.
Bertrand : Il ne faut pas oublier que le développement du marché automobile s’est fait en France avec la mise en place de la mensualisation du salaire. C’est-à-dire – ce n’est pas rien – qu’il n’y a plus de lien entre le montant du salaire et le rendement individuel du travail. On a même lié le salaire aux prix. Tout cela au travers de multiples luttes ouvrières. C’est même une période où il y a eu plus de grèves que dans la période des années 1968. Les accords Renault de 1955 inspirés d’ailleurs de ceux de GM-UAW aux USA, se sont étendus à toute la France et l’Europe de 1957 à 1963 environ d’abord dans l’auto et ensuite à toutes les branches professionnelles.
La production de masse de produits élaborés mais à relatifs bas coûts, la politique de production en volumes se sont accompagnées d’une élévation progressive du pouvoir d’achat avec de nouvelles couches salariées, employés, techniciens... et de droits syndicaux étendus comme d’une collaboration étroite des firmes automobiles et de la CGT avec des grilles nationales normalisées de salaires jusqu’à des « comités mixtes de production ».
C’est ce sentiment d’une société du producteur-consommateur qui est en train de se défaire et qu’on vit de l’intérieur. En particulier dans les usines automobiles. Dans le temps, travailler chez Peugeot, c’était une chance. Aujourd’hui, c’est parce qu’on ne peut pas faire autrement. Cette évolution a commencé autour du constat qu’on ne peut plus faire carrière dans l’automobile. Alors que c’était la règle hier. Mais ça paraît tellement loin, presqu’un autre monde. Ce qui fait que ce qui renaît lentement, mais profondément, aujourd’hui de ce délitement de cette société du producteur-consommateur, c’est la conscience de classe du prolétariat. Les frontières entre riches et pauvres sont redevenues totalement hermétiques. Il n’y a plus de passages possibles. Ça se ressent jusque dans la crise de l’école qui hier était le lieu privilégié facilitant le passage. C’est tout cela qui est ressenti globalement par tous dans l’affaire de la fermeture d’Aulnay.
Il faut bien voir qu’auparavant, avant que les suicides dans l’automobile ne deviennent un problème de société, on ne pouvait pas dire à l’extérieur ce qu’on vivait à l’intérieur. Il n’y avait aucun relais. C’était caché. On avait deux vies, dans l’usine, humiliés, moins que rien et dehors chef de famille responsable. Maintenant, c’est toute la société qui se prolétarise, qui devient une vaste usine. Ce qui devrait amener demain un certain nombre d’ouvriers et de militants ouvriers sur le devant de la scène.
Est-ce que vous pouvez développer votre idée que la société automobile a transformé les institutions ?
Yvan : Eh bien par exemple, avec la production de masse des voitures, l’État ne s’est plus contenté de ses anciens attributs, armée, police, impôts, justice ni même de sa fonction d’aide directe aux industriels. Il intervient de manière radicalement différente par l’édification d’un espace public large, protégé, stable et continu – et donc des valeurs politiques et culturelles. Par exemple, il fallait une régulation nationale des prix et salaires, pour garantir à ce marché une relative stabilité. L’État s’en est chargé. Comme il s’est chargé pour les mêmes raisons de la mise au point d’éléments de protection sociale contre les aléas de la vie, la maladie, la vieillesse et le chômage ainsi que le développement de services publics assurant une certaine régularité et continuité de l’espace protégé de consommation. C’est ainsi par exemple qu’on a eu le service élargi d’éducation de la jeunesse et une protection relative de la santé de toutes les classes sociales. Ce qui a entraîné tout un échafaudage législatif et son personnel ainsi que les illusions qui vont avec ce système de représentation politique et syndical tout à la fois plus large mais en même temps mieux régulé et contrôlé où les organisations syndicales ouvrières se sont de plus en plus intégrées au système. Aujourd’hui, on les remet en cause en douceur en France avec la nouvelle représentativité, mais en Italie, Marchionne, le PDG de Fiat va plus vite. Il interdit celles qui tentent la moindre opposition.
La crise du crédit et de la dette des banques prise en charge par les États entraînant ces derniers eux-mêmes dans une crise sans fin, n’était pas possible dans les années 1930 car l’État n’avait pas pris une telle place économique et sociale à cette époque.
On mesure mal les conséquences du rôle économique de plus en plus important des États. Non seulement au niveau de la règlementation dans le domaine des monnaies ou des échanges dans toutes les années d’après guerre jusqu’aux années 1980 mais aussi, à partir de ce moment-là, un rôle de dérèglementation du secteur financier. Ce sont à la fois eux qui ont joué le rôle de pompier en éteignant toutes les crises locales et partielles et de pyromane en donnant des allumettes pour de nouveaux feux encore plus importants. C’est le rôle économique des États qui nous a valu plus 60 ans sans grande crise généralisée mais c’est aussi cette place particulière qui donne aujourd’hui à la crise de la dette des États, une dimension et des caractéristiques inédites jamais vues jusque là.
Vous voulez dire que si l’État, le système social et l’industrie auto ont une histoire parallèle, on ne peut pas combattre l’un sans combattre l’autre ?
Bertrand : Oui, bien sûr. Mais pour ça, on ne mesure pas encore nécessairement toutes les conséquences de la fusion politique/économie et donc par exemple du comblement du fossé politique/syndical si on n’intègre pas vraiment cette évolution parallèle.
Par exemple, il a été peu souligné qu’on a vu des gouvernement « automobiles », ces derniers temps pour tenter d’adapter les sociétés -autrement dit pour eux, le marché - au niveau de leur problème, faire une lean (maigre) société, comme ils avaient fait la lean production. Il n’y a pas que les banques avec les Papadémos, Monti, etc... dans les gouvernements. La crise financière a dissimulé son origine dans la production. Schröder par exemple en Allemagne très lié au groupe Volkswagen et son ministre Hartz, auteur des fameuses lois pour des salaires à 1 ou 4 euros de l’heure qui était DRH de VW. Mais il y a eu aussi récemment les gouvernement auto en Corée du Sud avec le dirigeant d’Hyundaï comme président de la république. Obama qui a racheté – donc fait payer à la population – toutes les dettes de GM et Chrysler, pendant que ces derniers baissaient quasiment les salaires par deux. Marchionne en Italie qui sort Fiat du code du travail italien et produit le sien propre, ou même ici PSA qui impose ses décisions au gouvernement PS, ce qui fait qu’on a plus un gouvernement PSA que PS.
Gagner plus sans produire plus dans l’usine, la « lean » production, exploiter plus les travailleurs, faire des économies sur leur dos, leur santé, l’infirmerie, la cantine, etc. signifie faire des économies sur l’État social, la sécu, les médicaments, les retraites, les services publics. Bref, avoir un État « lean », « maigre ».
Yvan : Ce n’est pas nouveau, c’est vrai, les grands patrons ont toujours dirigé. Mais dans les coulisses. Aujourd’hui ils se cachent moins derrière des prêtes noms. On revient un peu aux premiers gouvernements républicains de la fin du XIXe siècle, où les ministres étaient les grands capitaines d’industrie. Le délitement de l’État social accompagne le fait que l’argent organisé ressemble de plus en plus au crime organisé. La moitié du PIB mondial par exemple, paraît-il, se cache dans les paradis fiscaux. Ce n’est plus un ou deux riches qui cachent leur argent en Suisse. C’est la bourgeoisie toute entière qui reprend sa place d’origine de mafia. Ainsi Peugeot est devenu une des premières fortunes de Suisse ! Arnault voulait être la première de Belgique. Ils font le « lean » État en ne payant plus leurs impôts.
Fermer Aulnay, dé-rembourser les médicaments, privatiser la Poste et licencier des enseignants partent du même principe. Tout comme le fait que les méthodes de travail de l’automobile et ses suicides se sont étendus à France Télécom, ou que le flux tendu, c’est-à-dire les stocks sur des camions liés au « lean » production, s’est étendu au trafic automobile entier en provoquant la pollution. Toute la société subit la production auto et ses méthodes.
Vous disiez que c’est ressenti de l’intérieur à l’usine. Quelles ont été les effets de ces évolutions sur la conscience des ouvriers ?
Bertrand : Les gens ne sont pas des idiots. Ils voient tout ça. A l’usine, encore plus, ça fait déjà longtemps qu’on le vit. Mais ils n’ont pas les mots pour le dire, car ceux qui ont accès à la parole, journalistes, intellectuels, militants politiques, eux ne le voient pas, ne le disent pas. La conscience, la politique ont du retard sur les transformations économiques. Comme toujours. Ce qui fait que si dans un premier temps, du fait des inerties passées, les luttes tendent à prendre le vieux chemin syndical, les ouvriers sentent que ça ne suffit pas. Sur la question d’Aulnay, tout le monde comprend de manière très claire, à tous niveaux, ouvriers ou militants, qu’il faut le « tous ensemble ». En même temps, l’ampleur de la tâche rend les choses difficiles et ça bloque encore. Les appareils arrivent encore à en empêcher l’expression. Mais ça ne saurait tarder à se débloquer. Tout d’un coup. Parce que ce sentiment monte de partout et qu’il est en train de trouver ses militants, un espèce de réseau informel pour le moment de ceux qui ressentent les choses de la même manière.
Yvan : La remise en cause de tous les droits, ça fait longtemps qu’on le vit à l’usine. C’est devenu une zone de non droits. Il y avait un décalage hier entre ce qui se passait dans l’usine et en dehors. Aujourd’hui, ça se rapproche par le bas. La société devient une vaste usine. La dégradation de la sécu, on connaissait déjà. On n’a pas le droit d’y être malade. C’est le harcèlement permanent. Pas le droit à un semblant de santé, des infirmeries fermées, des cadences folles, des pauses rognées, pas même de repas chauds. Pas le droit à la retraite, à vieillir tranquillement puisque les postes aménagés pour les anciens et handicapés ont été supprimés et puisqu’on voit de plus en plus de camarades mourir à l’usine. On meurt 8 ans plus tôt que les cadres et ça va pas s’arranger. Pas le droit de s’exprimer, ce n’est pas nouveau mais maintenant de rire, de chanter, d’écouter la radio... Et pour les intérimaires, aucun droit, même pas une certaine sécurité de l’emploi. Et je ne parle pas des accidents du travail et de l’infantilisation.
Mais ce qui se passait à l’intérieur, on commence à en voir les effets à l’extérieur. La dictature de l’argent visible dans les usines s’étend à toute la société en même temps que la société toute entière se prolétarise, y compris les classes moyennes - celles qui parlent - et que leurs enfants auront une vie encore moins facile que la notre. Et je suis frappé par le nombre d’articles, d’interviews dans les médias de sociologues, psychiatres, médecins, etc, qui, du coup, disent des choses très justes.
Bertrand : L’esprit Peugeot est fini. Notamment avec les intérimaires. Je vais vous raconter l’ambiance. Dans un secteur à l’usine, par exemple, il est arrivé récemment qu’il ne se passe pas un jour ou une semaine sans qu’ils imaginent des plans d’actions pour ralentir la chaîne ! Par exemple un jour, ils ont simulé des diarrhées collectives pour arrêter la chaîne ! Un autre jour ils ont pris de grands morceaux de cartons et ont écrit dessus en tout grand au marqueur : « L’AVENIR APPARTIENT A CEUX QUI SE LÈVENT TÔT POUR TRAVAILLER DUR ! » ou encore « LA JEUNESSE NE DORT PAS ELLE SE PRÉPARE POUR LE GRAND JOUR !!! » et ils les ont accrochés à leurs postes de travail ! Ça leur a coûté 1 heure de paye en moins pour tous mais ça leur a fait du bien !
Un autre jour encore, pendant le mondial de foot, ils ont arrêté de travailler pour regarder le match PSG – OM ! O.M. pour eux c’était devenu Ouvriers de Mulhouse. Ils n’ont pas arrêter de crier le début du slogan des Marseillais « Aux armes... ». Ça rend fou les chefs. Mais eux, ils leur disent en se payant leur tête que ce n’est que du foot. Ils ont voulu leur enlever 90 minutes de salaire ! Mais ils s’en foutaient. Parfois après les pauses, ils font exprès de redémarrer avec 1 minute ou deux de retard. La direction veut qu’ils baissent la tête, qu’ils soient soumis. Eux ils ne veulent pas et veulent leur montrer. Quand vous lisez dans le journal le licenciement de 600 intérimaires, il faut vous dire que pour chaque départ d’un de leurs copains, ils font la fête, boissons, bouffe... Ce n’est pas partout bien sûr, mais le cœur y est. Il y a même eu un jour, pour un départ, où certains ont mis en panne les machines. Et il y a toutes sortes de vengeances personnelles. C’est peut-être pas la grève, mais c’est la rage. C’était impensable hier. Ils sont très loin des organisations syndicales, mais pas si loin que ça des révolutions arabes.
Ce sont les prémisses d’une nouvelle conscience de classe. Car ce nouvel esprit Peugeot s’étend peu à peu à toute la société. Nous devenons tous de plus en plus des intérimaires, des précaires.
On est aujourd’hui 9 000 à l’usine. En fait, on est beaucoup plus, car avec les externalisations, la sous-traitance, on compte presque 30 000 salariés qui travaillent pour l’automobile dans la région mulhousienne. Et si on rajoute l’usine PSA de Sochaux, à 50 km, ça doit s’approcher des 80 000. Avec les intérimaires qui rentrent et sortent en permanence, ça doit faire des centaines de milliers de personnes dans la région qui connaissent le système d’exploitation Peugeot. C’est pour ça dés que ça bouge dans ces usines, ça a tout de suite des répercussions larges. D’autant que bien des ouvriers de PSA ont quelqu’un de leur famille qui travaille dans une autre usine, qui licencie aussi, ou au Portugal, en Espagne,Tunisie, et qui participent aux luttes là-bas.
Bien sûr, il faudra de grands évènements pour que les gens prennent brutalement conscience des transformations qui se sont faites graduellement et il faudra de nouveaux militants qui chercheront à se faire l’expression de cette conscience de classe qui cherche à naître, à se rendre compte d’elle même, en s’adressant directement aux travailleurs. Mais soyons-en sûrs, ça ne manquera pas.