Le droit des peuples
La révolution syrienne, plus de dix-huit mois après son début, continue de résister à une barbarie sanglante de la part du dictateur aux abois Bachar Al-Assad. Plus de 30 000 morts, un demi-million d’emprisonnés quel que soit leur âge, le plus souvent torturés (dont près de la moitié n’ont pas été libérés), 250 000 réfugiés à l’étranger (dont seuls une centaine a bénéficié de ce statut en France). Ce régime ne survit que par un terrorisme de masse et par la logique dépassée des vieux rapports de force qui lui ont permis de s’imposer depuis plus de 40 ans.
Il s’agit d’un moment charnière du processus révolutionnaire du monde arabe, initié par la révolte en Tunisie pour libérer les peuples des vieilles dictatures nées de l’étouffement des mouvements de libération nationale.
Les pouvoirs russe et chinois sont directement du côté des criminels de masse. Mais la position des USA, de la France et de leurs alliés, qui ont composé pendant des décennies avec une dictature bien utile pour maintenir leur ordre contre les peuples, est essentiellement hypocrite. Elle vise, selon la fameuse formule du film Le Guépard, à « changer quelque chose pour que rien ne change » pour le peuple syrien. Les grandes puissances occidentales, comme la Russie et la Chine, cherchent chacune à légèrement améliorer les équilibres régionaux en leur faveur, mais ont en commun de vouloir briser la vague révolutionnaire régionale à partir de la Syrie.
C’est pourquoi il est dramatique de voir tant de forces dans la gauche internationale, soit se ranger derrière le prétendu « camp des États anti-impérialistes » qui ne représente en rien les peuples, soit renvoyer dos à dos la dictature et les insurgés par crainte de l’intégrisme religieux, dénonçant une guerre civile qui prendrait en otage la population et se désolant contre une militarisation de la révolution qui est pourtant entièrement imputable au régime.
Le fossé béant entre les richesses accumulées entre les mains du clan au pouvoir et la dégradation du sort des plus larges masses, de la jeunesse en particulier, a comme dans l’ensemble de la région arabe, provoqué un soulèvement populaire héroïque, qui se veut unificateur et démocratique. La révolution syrienne participe du large processus de crise dans laquelle le capitalisme est entré en 2008 et des soulèvements qu’il a engendrés. Elle n’a pas à prouver sa légitimité tant il est vrai que le droit du peuple à se dresser contre la tyrannie est inaliénable. Le peuple sortira victorieux en Syrie mais aussi dans l’ensemble de la région arabe si, à travers les batailles contre la dictature, il réussit à développer ses propres organisations, à s’émanciper de l’influence des forces compradores et intégristes qui lui sont hostiles, pour construire un pouvoir démocratique qui lui permette de prendre en main son avenir en coopération avec les autres peuples du monde entier.
Participer à cette lutte passe, pour celles et ceux qui militent au cœur des vieilles puissances libérales et impérialistes, par une solidarité qui ne marchande pas le droit des peuples. En France, des structures tentent depuis le début d’organiser la solidarité, en particulier autour de l’association syrienne « Souria Houria », ou du collectif « Urgence Syrie ». Avec la récente constitution d’un large comité/collectif unitaire de secours à la population syrienne, il s’agit de passer à une étape supérieure pour la défense concrète des objectifs démocratiques et sociaux de la révolution syrienne.
Yvan Lemaitre et Christian Babel
Une révolution populaire
Genèse
Dans la flambée révolutionnaire qu’ont connu les pays de la région arabe depuis décembre 2010, nous trouvons en toile de fond des causes communes : crise systémique du capitalisme, régime dictatorial, politiques néolibérales sauvages, désastres environnementaux et appauvrissement d’une grande partie de la population, avec un clan familial qui s’accapare le pouvoir et la richesse nationale. Ces sociétés jeunes n’en peuvent plus (les jeunes de moins de 30 ans approchent 60 % de la population avec un taux de chômage très élevé surtout chez les jeunes diplômés). Les processus révolutionnaires réclament la liberté, l’égalité, la dignité et la justice sociale.
Lorsque la révolution syrienne s’est déclenchée le 15 mars 2011 sur ces bases, peu de gens pensaient qu’elle prendrait cette ampleur et durerait autant de temps en face d’un des régimes les plus répressifs dans la région : une dictature militaro-sécuritaire construite par Assad père à la suite de son coup d’état en novembre 1970, qui n’a jamais hésité à écraser dans le sang toute contestation ; un régime qui se dit laïque mais qui s’est construit un réseau de loyauté basé sur des appartenances confessionnelles et qui a su intégrer la hiérarchie de toutes les religions dans les rouages du pouvoir. Enfin, c’est un régime qui a construit plus de 12 000 mosquées et a manipulé plus d’un courant djihadiste dans ses conflits régionaux. C’est aussi un régime qui se dit socialiste, mais qui a accéléré une politique néolibérale agressive basculant presque la moitié de la population dans la misère depuis que Bachar, le fils du dictateur défunt Hafez Al-Assad, a hérité du pouvoir. Ce n’est que l’émanation d’une grande bourgeoisie de type mafiosi organiquement liée au pouvoir en place.
De Damas à Daraa les manifestations pacifiques de plus en plus massives ont couvert la majeure partie de la Syrie. Les principales zones de contestations étaient et demeurent les zones prolétaires et défavorisées où vivent les exploités, marginalisés et exclus.
Organisation et administration par en bas
Le peuple révolté de manière spontanée a su rapidement s’organiser par en bas ; ce sont les « coordinations », structures d’organisation des luttes, des manifestations, de l’aide médicale, humanitaire, d’action politique et du travail médiatique. Elles sont formées par les militants sur le terrain, d’abord dans les quartiers ou dans les petits villages formant des « comités locaux » eux même structurés en coordinations.
Ce sont ces innombrables réseaux révolutionnaires qui mènent la lutte pacifique du peuple syrien. Cinq générations de ces militants ont été démantelées par les services de sécurité du régime dictatorial depuis 18 mois ! Les coordinations révolutionnaires comprennent toutes les sensibilités de la société syrienne, parmi eux les laïques, des militants de gauche, des croyants, qui appartiennent à toutes les religions et confessions, les islamistes ou frères musulmans ayant peu d’écho et de présence militante sur le terrain.
Grâce à l’extension des territoires libérés du joug du régime, les masses révolutionnaires ont été plus loin pour construire des « conseils locaux » dont le rôle est d’assurer la sécurité, la gestion des affaires quotidiennes, le fonctionnement des hôpitaux et la pénurie… Ils sont souvent élus par les citoyens de la ville ou le quartier, à travers le pays plusieurs villes moyennes se sont dotées de structures similaires que ce soit la région d’Idleb, Hama , Alep, Deir Alzor, Daraa, les banlieues de Damas, ou Soueida… Dans ces villes autogérées mais dévastées par les bombardements de l’armée du régime, les gens s’entraident et organisent la vie. Ils organisent aussi leur défense.
La résistance populaire armée
La sauvagerie et les crimes de masses commis par le régime contre la population civile associés à l’augmentation de nombre de soldats déserteurs ont abouti à l’émergence de la résistance populaire armée à partir de l’été 2011. On lui donne le nom générique de « l’armée syrienne libre ». En fait, la majorité des combattants (70 %) sont des civils regroupés en bataillons, souvent originaires de la région de leur opération. Leur objectif au départ était de protéger les manifestations civiles et leurs localités, pour finir depuis début 2012 par recourir à des attaques contre les positions de l’armée du régime. Leurs armes sont légères, récupérés des réserves de l’armée gouvernementale ou par les trafiquants d’armes. Les prétendues aides militaires ne proviennent que du Qatar, d’Arabie saoudite et de la Libye. Elles sont infimes et destinées aux petits groupes « islamistes », marginalisés et ne constituant selon les estimations pas plus de 1 500 combattants. En revanche, les bataillons de la résistance armée constituent environ 70 000 combattants, et ont ratifié une Charte qui garantit la neutralité de ces forces militaires dans le débat politique entre révolutionnaires.
Les noms de connotations « islamiques » donnés aux bataillons au départ reflétaient simplement la conscience directe et la culture des masses révoltées. Mais de plus en plus de bataillons portent des noms tels que « la résistance populaire », « l’unité nationale », « Abdel Rahman Shahbander » (un politique laïque et de gauche des années 1930) ou des noms des « martyrs » de la révolution.
Dans ce contexte, les « Conseils nationaux » formés à l’extérieur du pays ne constituent en rien la direction politique de l’insurrection.
La révolution syrienne est populaire, démocratique avec une énorme dynamique sociale. Les classes populaires construisent leurs organes d’autogestion et d’auto-administration par le bas. Le devoir de la gauche internationale est de la soutenir, et de soutenir la gauche syrienne dans ce processus révolutionnaire pour une issue démocratique et progressiste.
Le jeu des grandes puissances
La lutte du peuple syrien s’inscrit dans les luttes populaires en Tunisie et en Egypte et qui s’est étendue dans les autres pays de la région. Une partie de la gauche continue néanmoins de s’opposer à cette révolution derrière une interprétation biaisée de l’anti-impérialisme qui par le passé les a fait défendre des régimes autoritaires comme celui de la Libye de Khadafi ou l’Iraq de Saddam Hussein, tandis que d’autres répètent tout simplement la propagande du régime syrien, c’est-à-dire : complot de l’Occident impérialiste allié aux pays régionaux, tels que l’Arabie Saoudite et le Qatar, contre une Syrie qui serait « anti-impérialiste et pro résistance ». Faut-il rappeler que Bachar Al Assad était présenté comme un réformiste par la secrétaire d’Etat USHillary Clinton, et que Nicolas Sarkozy recevait en grande pompes le dictateur syrien au défilé du 14 Juillet en 2007 ou au palais de l’Elysée fin 2010 ? Le soi disant « anti-impérialisme » du régime est une usurpation. La Syrie a évité toute confrontation ouverte avec Israël pendant presque quatre décennies, malgré son soutien ciblé et mesuré aux groupes de résistance palestiniens et libanais. Des officiels syriens ont déclaré à maintes reprises qu’ils étaient prêts à signer un accord de paix avec Israël, dès la fin de l’occupation du Golan, restant muets sur la question plus ample du statut des palestinien-nes. Rami Makhlouf, le cousin de Bachar el-Assad, a déclaré en juin 2011 que sans stabilité en Syrie il n’y aurait pas de stabilité en Israël, ajoutant que personne ne pouvait prévoir ce qui se passerait si quelque chose arrivait au régime syrien, sa seule vraie préoccupation.
Comment qualifier de « résistant à l’impérialisme » ce régime qui a écrasé les Palestinien-nes et le mouvement progressiste au Liban en 1976, mettant un terme à leur révolution, tout cela sous l’œil bienveillant des puissances impérialistes occidentales et d’Israël. Ce même régime a participé à la guerre impérialiste contre l’Irak en 1991 avec la coalition dirigée par les Etats-Unis et a collaboré à nouveau avec ce dernier lors de la campagne de la « guerre contre le terrorisme » lancée par le président américain George Bush. Durant ces trente dernières années, le régime syrien a arrêté toutes celles et tout ceux qui tentaient de développer dans le pays une résistance pour la libération du Golan et de la Palestine, tandis qu’aucune balle n’était tirée pour libérer le Golan occupé.
Le caractère soi disant socialiste du régime n’est qu’un autre mensonge et les politiques néolibérales n’ont cessé de s’amplifier depuis l’arrivée de Bachar al Assad au pouvoir, appauvrissant toujours davantage le peuple syrien. Avant le début de la révolution, 60% de la population syrienne vivait sous le seuil de pauvreté ou juste au dessus, tandis que le clan Assad, et notamment autour de la personne de Rami Makhlouf, à travers les processus de privatisations a accaparé plus de 60% des richesses économiques de la Syrie. Les politiques néolibérales mis en place ces 10 dernières années ont provoqué l’effondrement progressif du secteur public et amené à la montée du secteur privé jusqu’à 70% de l’économie. Aucun parti, gouvernement ou régime ne peut se revendiquer de la lutte contre l’impérialisme lorsqu’il opprime et exploite son propre peuple ou d’autres populations.
Les grandes puissances occidentales et autres puissances impérialistes mondiales, dans leur ensemble continuent de vouloir mettre en œuvre en Syrie une « solution de type yéménite », en d’autres termes, écarter la tête du régime Bachar Al Assad, tout en maintenant sa structure intacte– comme on a pu le constater lors de la conférence internationale le 30 juin dernier à Genève. Le seul point d’achoppement reste la position Russe qui tente encore par tous les moyens de maintenir Assad au pouvoir, mais qui pourrait le sacrifier pour préserver ses intérêts en Syrie. Les Etats-Unis de leur côté ont exprimé à plusieurs reprises leur désir de voir préserver la structure militaire et des services de sécurité intacts du régime.
La gauche anticapitaliste internationale ne peut se suffire d’une position qui ne soutient pas clairement la révolution syrienne ou qui se montre ambigüe vis-à-vis de celle-ci, particulièrement au vu des sacrifices consentis par le peuple syrien face à la répression. Nous le disons en toute simplicité mais avec pleine franchise et honnêteté : ceux et celles qui nient les révolutions populaires s’interdisent dès lors d’envisager l’émancipation par le bas et par le peuple !
L’évolution régionale au feu de la révolution syrienne
La continuation du processus révolutionnaire syrien a bien sûr des implications dans la région.
Tout d’abord plus de 250 000 réfugiéEs ont quitté la Syrie pour des pays voisins, dont la Jordanie, Liban et la Turquie. Leurs conditions de vie sont des plus précaires dans des camps surpeuplés en Jordanie et en Turquie, tandis qu’au Liban les réfugiéEs vivent sous la menace sécuritaire des partis proches du régime syrien et ou de l’instabilité politique du pays.
La révolution syrienne a des répercussions sur deux composantes importantes de la société syrienne : les peuples palestinien et kurde. Les réfugiéE·s palestinienNEs de Syrie ont participé à la révolution en nombre toujours plus important chaque jour, aux côtés de leurs frères et sœurs syriens et syriennes. Ils ont également souffert de la répression et comptent dans leur rang plus de 40 martyrs et des centaines de réfugiéEs arrêtés par les forces de sécurité. Plusieurs camps de réfugiés palestiniens en Syrie ont été la cible de nombreux bombardements de l’armée du régime et de campagnes d’arrestations d’activistes à cause de leur participation à la révolution. Une déclaration commune d’intellectuelLEs palestinienNEs il y a quelques mois a également condamné l’utilisation par le régime syrien de la cause palestinienne pour réprimer le mouvement populaire, tandis que de nombreuses manifestations en Palestine ont eu lieu en soutien à la révolution syrienne.
La question kurde a repris un nouvel élan avec la révolution syrienne, les organisations populaires kurdes ont été un fer de lance dans les mobilisations contre le régime. Des divisions sont néanmoins apparues entre les partis et organisations kurdes dénonçant la collaboration avec le régime d’Assad du correspondant du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en Syrie, le Parti de l’union démocratique (PYD). Le régime syrien s’est en effet retiré de plusieurs villes et villages dans des zones à majorité kurdes en laissant leur contrôle aux PKK. Cette annonce a provoqué une réponse cinglante d’une trentaine d’organisations populaires kurdes pour affirmer leur volonté de continuer à être partie prenante dans la révolution syrienne pour l’établissement d’un gouvernement démocratique et laïque, ou tous leurs droits en tant que peuple kurde seraient reconnus.
Des accrochages entre le PKK et l’armée turque se sont également multipliés ces dernières semaines et pendant l’été, provoquant début septembre la mort de dix soldats turcs et environ 20 rebelles appartenant au Parti des travailleurs du Kurdistan. La Turquie a accusé Damas d’être derrière cette reprise des attaques. Le gouvernement turc est devenu un opposant farouche au régime syrien, après des années de collaborations proches avec ce dernier. Ankara a adopté une position similaire aux grandes puissances impérialistes vis-à-vis de la Syrie : soutien au Conseil National Syrien, dominé par les Frères Musulmans, et soutien à un plan de transition pacifique en Syrie et non à la chute du régime.
Au niveau régional l’Iran continue de soutenir la Syrie à tous les niveaux, en dénonçant la révolution populaire comme un complot organisé par les régimes du Golfe et les pays occidentaux contre le régime syrien. L’Iran joue également un rôle logistique, matériel et humain dans la répression du régime contre les manifestantEs. Un haut commandant des troupes d’élites des Gardiens de la Révolution a très récemment reconnu officiellement la présence de membres de son groupe en Syrie. Il a déclaré que les membres des Gardiens de la Révolution fournissaient une assistance non militaire, mais que la République islamique serait prêt à intervenir militairement en Syrie si cette dernière était attaquée.
Les États du Golfe, à leur tête l’Arabie Saoudite et le Qatar, soutiennent financièrement quelques petits groupes armés islamistes, mais pas pour permettre la victoire de la révolution syrienne. Il s’agit bien au contraire d’une tentative de détourner la révolution syrienne de ses objectifs initiaux et toujours présents, c’est-à-dire une démocratie civile, la justice sociale et la liberté principalement, pour la transformer en guerre confessionnelle. Les États du Golfe craignent en effet une diffusion de la révolution dans la région qui menacerait leurs pouvoirs et intérêts. La transformation de la nature de la révolution en guerre confessionnelle permettrait aussi de faire peur à leurs propres populations en leur présentant les choses suivantes : tout changement dans la région a de grandes chances de tomber dans des guerres confessionnelles et donc il faut encourager le statu quo, en d’autres mots le maintien des puissances dictatoriales.
La Jordanie, accueillant plus de 80 000 réfugiéEs sur son territoire, craint également l’extension de la révolution sur son territoire témoin de nombreuses manifestations depuis le début des processus révolutionnaires arabes. Les directions réactionnaires de ces pays veulent intervenir en Syrie pour circonscrire le processus révolutionnaire et restreindre les conséquences politiques, sociales et économiques des révolutions.
Le mouvement populaire syrien ne s’oppose donc pas uniquement au régime dictatorial des Assad, mais également aux impérialismes mondiaux et régionaux. C’est pour cette raison que nous refusons et condamnons toutes les interventions étrangères en Syrie, que ce soit de l’axe occidental et Saoudien/Qatari, tout comme l’axe Irano-russe qui soutient le régime dans sa répression et dans toutes ses capacités militaires et financières contre le mouvement populaire.
Khalil Habash