Les habitués du café se réunissent chaque soir chez Marinos pour conclure une dernière fois sur l’avenir, avant de renter chez eux l’un après l’autre. Ce qui se résume à peu de choses près à la journée du lendemain et à ses prévisions. Les pêcheurs avaient certes scruté le ciel hier, mais pour avoir le cœur net, ils ont voulu aussi obtenir la confirmation de Marinos : « Tu as internet, vas consulter la page météo ».
Et le maître des lieux les rassura : « Vous avez vu juste, le temps change, après deux semaines de Tramontane le vent tournera en Sirocco à partir de dimanche et en attendent, l’accalmie... bien évidemment ». En précurseurs, certains caïques avaient déjà quitté le vieux port d’Astypalaia, Pera Gyalos, tard dans l’après-midi à destination de Syrna. Leurs patrons-pêcheurs finissant à la hâte leurs repas cuisinés à bord et consommé sur la poupe (en bois), ont aussitôt préparé l’appareillage et les manœuvres après avoir vérifié moteurs et filets. Seuls les chats sont restés bredouilles sur le quai. Les touristes se raréfiant, il va falloir compter sur les pêcheurs et sur la dextérité bien connue des félins pour survivre, donc passer l’hiver. Comme nous d’ailleurs, sauf que nous ne sommes pas des félins.
C’est ainsi que Marinos et les autres habitants à Maltezana, nourrissent les chats, autant que l’espoir d’un avenir plutôt solidement ancré dans l’espace et son vécu : « Nous nous en sortirons, il y a... la pêche, les bêtes et le café. Certes pour les calamars il faut monter jusqu’à l’île de Donousa, c’est n’est pas tout près, mais nous avons l’habitude d’y pêcher aussi. Ces temps-ci, des nouvelles espèces pélagiques ont fait leur apparition dans nos eaux. Poissons d’ailleurs, de la Mer Rouge je crois, et nous nous en méfions. Nous ne voulons pas de ces diablotins à bord de nos caïques. Cela nous portera malheur.
De toute façon, nous avons des ressources à Astypalaia et nous ne subissons pas la dépression qui sévit à Athènes. C’est vrai qu’en ville tout va mal. Et ces types, les Aubedoriens, on ne peut pas admettre ce qu’ils font. De quel droit attaquent-ils les immigrés, même illégaux, ils ne sont pas la loi que l’on sache ». Ce n’est pas la première fois que j’entendais ces propos à Astypalaia, visiblement (et si l’on en juge par les résultats électoraux : 4% en mai et 2,36% en juin), l’Aube dorée n’a pas la côte sur cette île, tout comme à Sikinos... notons-le, peut-être pour mieux bâtir un projet touristique... respectueux de l’environnement !
En tout cas, à travers les discussions du jour et du soir, selon une certaine normalité de fait à travers la sociabilité entre habitants, on n’accorde pas une place prépondérante à la crise, comme à Athènes. Alors on respire et on pratique même la mémoire historique. Les habitants se souviennent ainsi « du tsunami qui a ravagé la partie Nord de l’île [en 1956, suite au séisme d’Amorgos le 9 juillet], des pécheurs d’éponge de Kalymnos qui année après année faisaient escale à Astypalaia et à Syrna ; avant de mettre le cap vers le golfe de Benghazi. Ils fêtaient Pâques chez nous et ils revenaient avant la Saint Dimitri. Mais la Libye a aussi pris fin ». Effectivement.
Ils se souviennent également de l’occupation Italienne sans aucune amertume : « Les Italiens nous protégeaient contre la faim et contre les Allemands, venus durant la dernière phase de la Guerre. Ces Italiens construisaient en plus dans le durable. Leurs routes et leurs ponts tiennent toujours. Certains, ou plutôt leurs enfants et leurs petits enfants sont revenus vivre parmi nous, en touristes privilégiés ou en retraités, résidents permanents, nous n’avons pas à nous plaindre de ce côté là ».
J’ai salué mes amis Astypaliotes, ainsi que la fille du roi de Syrna à son kiosque sur le port de Pera Gyalos. Heleni Metaxotou avait emmené de chez elle des photos de son père et de John Foster, le pilote de la RAF, revenu sur les lieux presque en pèlerinage il y a plus de quinze ans. « Essayez d’obtenir de ses nouvelles et informez-moi, je suis inquiète... Ah oui, la semaine prochaine je pense, j’irais enfin à Syrna. La navette rapide effectuera un aller-retour dans la journée, y emmenant les spécialistes... comment les appelle-t-on... de l’environnement. Ils contrôleront, je ne sais plus quoi encore, avant l’installation des éoliennes ou des photovoltaïques. Je ne sais plus comment réagir... le destin nous échappe. »
Sur le port de Agios Andréas nous étions une vingtaine à attendre le ferry du retour (sans le destin), arrivé à l’heure, peu avant 4h du matin. Une fois amarré, moins de dix visiteurs, la fatigue dans les yeux ont ainsi débarqué, et c’est la saison qui prend fin. C’est ainsi aussi que dans l’autre sens, parmi les passagers du retour on pouvait déjà dénombrer certains hôteliers d’Astypalaia résidant hors saison à Athènes : « Nous avons fermé l’hôtel avec un petit mois d’avance cette année, la saison s’est avérée plus courte, mais durant le rush nous avons bien travaillé ». Le restaurateur de Schinondas partage le même avis et il en rajoute : « La saison fut plus courte mais nous avons mieux travaillé qu’en 2011. Je resterai ouvert jusqu’à la fin septembre. Disons, à l’année prochaine ». Hier soir, un client Italien, un retraité possédant une résidence secondaire sur l’île fut son seul client. Il avait commandé depuis midi une soupe au poisson, au demeurant excellente.
Le ferry appareilla à l’heure, à 5h15. Petros, un passager rencontré durant la traversée de l’aller était aussi de voyage. « J’ai pris quelques jours de congés de mon administration. En Septembre tout est moins cher. Avant, je gagnais 1.600 euros sur quatorze mois et maintenant 1.050 euros sur douze mois, du coup, j’habite de nouveau chez ma mère. Nous subissons le capitalisme sans fioritures. Nous deviendrons des parias chez nous et les gens ne pigent rien. Notre gauche non plus d’ailleurs. Il faut se débarrasser de l’U.E. pour déjà pouvoir réfléchir. Mais pour ce faire, une autre qualité est nécessaire et nous ne l’avons pas. Ce ne sont pas les trouillards et les... lapins qui feront la révolution. Les Grecs souffrent de myxomatose.
Les gens tapent les uns sur les autres... et l’Aube dorée bientôt sur tous les autres pendant que les îles se vendent. Hier aux informations, j’ai entendu que plus d’une quarantaine d’îles inhabitées seront louées pour 50 ans... C’est triste. Dans mon service, les gens ont peur de tout. Et ils nous démantèlent de l’intérieur en nous enlevant nos prérogatives sous prétexte de modernisation, d’austérité et de corruption. Non pas que cette dernière ne soit pas réelle, sauf qu’elle sert de prétexte, elle n’est même pas combattue en réalité. Je sais ce dont je parle à cet égard... Nous vivrons un mauvais siècle, je vais dire nos enfants. Au revoir, bonne suite ».
Petros débarqua à Naxos et... pratiquement la gauche avec. Attendu par ses amis, il ira passer quelques jours dans les Petites Cyclades. Entre temps, l’aube nous a surpris au Nord d’Amorgos.... et l’Aube dorée dès les premières Grandes Cyclades célèbres et touristiques. Un policier appartement aux unités des MMM (CRS) s’est installé avec les siens autour d’une table dans le salon de la classe économique, notamment accompagné de son ami, ce dernier se rendant sur le Mont Athos : « Tu te reposeras au Mont Athos mon vieux, parmi les moines et le Christ. Le pays va mal mais nous sommes en train de nous réveiller. Désormais, c’est l’Aube dorée et rien d’autre. Nous policiers, nous étions à 80% à voter en faveur de l’Aube dorée en juin, c’est du 95% en ce moment. Nos salaires ont été encore amputés, je n’ai plus envie de défendre les traîtres, et je laisserai brûler le Parlement. Puis... on brûlera les immigrés clandestins avec. Ils ne sont pas tous fautifs mais nous n’avons plus le choix. Les choses ne font que commencer. Il y aura du sang qui coulera après le 16 septembre, rien ne sera comme avant (sic). Leur temps est terminé. Il faut taper et taper fort.... Il y a un problème de civilisation et d’éducation dans notre pays. Nous remettrons l’Orthodoxie au centre du système éducatif. Les salauds partiront... »
« Ah oui, tu as raison, ce que nous vivons, était déjà dans la prophétie de saint Cosmas l’Étolien. Nous le savions », répondit son ami. Autour d’une autre table, des retraités habitant entre Naxos, Paros et Athènes se plaignent de tout et de la droite de Samaras : « J’ai voté Samaras mais il exagère. Même Metaxas [le dictateur du 4 Août] avait préféré sauver le peuple plutôt que les créanciers de l’époque. Nous nous appauvrissons pour les engraisser. Mais c’est vrai qu’il faut réduire certaines retraites très élevées, il y a des privilégiés... oui, il faut dire à Maria de déconnecter l’alarme du garage car nous y serons avant 17h... En effet, ces vieilles colonnes en face sur la côte, devaient être des restes d’un grand hôtel abandonné (sic) depuis les années 1980 [Le temple de Poséidon au Cap Sounion !] Nous revenons tout droit aux années ’50. »
Depuis l’autre table, le policier explique que « Samaras fut politiquement fautif dès le départ. Je le dis publiquement et je n’ai pas honte, je suis prêt à tuer. D’ici un mois et demi, il y aura la révolte et parmi eux, certains seront exécutés. Ils nous ont acculé, ce n’est pas non plus un hasard si ma mère, 84 ans, veuve d’un juge militaire, sa retraite amputée, elle qui ne votait pas depuis des décennies, s’est brusquement mise à voter Aube dorée... nous voulons vivre, plutôt que subir trois siècles d’occupation.... J’irais d’abord zigouiller le Pakistanais et ensuite les autres. Ce n’est pas un hasard non plus que les quatre derniers maires d’Athènes sont des homosexuels, ainsi que [Costas] Caramanlis et [Georges] Papandréou. Nous devons nettoyer le pays. L’autre jour, nous avons reçu l’ordre de faire usage des lacrymogènes lors de la manifestation des militaires, des pompiers et des confrères policiers. Nous avons désobéi, nous sommes restés enfermés dans nos cars sans bouger... »
Dépassant l’île de Patroclos, j’ai photographié son extrémité Est. En décembre 1943 et à croire certaines sources historiques, plus de 4.000 Italiens auraient péri dans le naufrage de l’Oria, un navire affrété par les autorités militaires allemandes pour le transfert des prisonniers Italiens depuis les îles du Dodécannèse, dont Astypalaia, vers le Pirée. Tout indique que c’était un accident. Par une tempête (vent de force 10), le capitaine n’a pas eu le temps d’abriter son navire derrière Patroclos. Des bateaux et certaines histoires collectives périssent finalement ainsi, à défaut de s’abriter à temps. Un passager Français a vu juste, il lisait Thucydide : « La Guerre du Péloponnèse ».
Nous naviguons dans des eaux funestes et troubles par une vitesse de 17 nœuds à moins de 10 milles du Pirée. J’aurais certainement dû suivre Petros et ses amis aux Petites Cyclades ou peut-être rester à Astypalaia, chez Marinos... ses chats et leurs énergies finalement mieux renouvelables que l’air du navire. Je retrouverai mes amis et sans doute Petros à Athènes plus tard. Nous voilà : le Pirée, ses phares et ses enfants déboussolés. Le monde à refaire... ou à laisser.
Panagiotis Grigoriou