On dirait qu’en ce début août 2012 la saison à Syros devienne enfin « normale », et que même les petits avions d’Olympic Air adaptés à l’aérodrome de l’île, y contribuent à la hauteur de leurs maigres capacités. Et évidemment ces ferrys aoûtiens surtout, qui finissent et ceci depuis samedi, par déverser une certaine masse de touristes sur le port d’Hermoupolis. C’est vrai qu’il arrive désormais aux clients d’attendre quelques minutes avant d’être servi chez le glacier Italien en face de l’embarcadère, ou patienter pour un café de l’autre côté du port, et encore.
Dimanche (05/08) midi, l’emblématique café de la haute ville d’Hermoupolis (sa terrasse offre la meilleure vue sur la ville, le port et la baie), étaient fermé. Seule une dame d’un certain âge avait ouvert sa boutique de souvenirs et d’artisanat local sans guère d’illusions : « La saison est déjà presque close, elle ne s’est pas vraiment ouverte cette année en réalité. Le café ouvrira ses portes dans l’après midi seulement, le gérant ne s’en sort pas voyez-vous, il ne peut plus donner du travail à ses employés du matin, moi-même, j’employais deux personnes dans ma boutique mais c’était bien avant. Tout s’effondre... à Syros aussi... La saison touristique s’est considérablement réduite, trois semaines pour ne pas dire deux ». Pour ceux qui ont osé ouvrir leurs commerces de saison en mars dernier, comme à chaque mois de mars depuis « toujours », la portion 2012 est déjà bien amère et l’hiver prolongé, au sens propre et d’ailleurs figuré. Car la « saison morte » s’est prolongée cette année jusqu’en juillet, aux dires de tous ici à Syros, c’était un juillet catastrophique. « Nous devrions nous y habituer enfin » avouent certains habitants. C’est dans ce même ordre des choses nouvelles que certaines petites sucreries locales ne coûtent guère plus que quelques dizaines de centimes, on s’y retrouverait même en convertissant leur prix en drachmes. Indéniablement... notre récente histoire monétaire a un sens. Désormais, à travers les ruelles de la Haute Hermoupolis on peut « dénicher » tant « d’occasions et d’affaires », car comme ailleurs, l’immobilier est mis en vente dans le désespoir, d’autant plus que le bourg est (encore) classé, ce qui n’arrange plus grand monde finalement par ce temps de crise.
L’été grec, splendide et récurent dans ses aspects finalement les plus élémentaires est au rendez-vous plus vrai que jamais, et pour une fois sans « ses » masses humaines, dans certaines Cyclades en tout cas. « Son » modèle touristique déjà plongé du mauvais côté de la vague depuis 2004, touche à sa fin, même si par certains de leurs aspects, les apparences demeurent. Mais seulement les apparences. Dans son éditorial du dimanche 05 Août, le journal Avgi (proche de SYRIZA), s’en réjouit presque de cette fin du mauvais paradigme, sous un titre évoquant : « L’été grec en crise ». Bâtiments délabrés, installations à l’abandon, plages portant les stigmates du sur-investissement destructeur, sur-appropriation des espaces à la fois sous impulsion locale et « globale », le tourisme en somme, un « marché mythique » dans une « économie » pour en finir mondiale, et doublée d’un life-style ennemi des harmonies. Les deux dernières générations de Grecs en raffolait tant, croyant par la même occasion aux mythes fondateurs de la bancocratie plus au « crédit-vacances » popularisé à l’occasion avec les fonds structurels bruxellois, parfois transformés en résidences dans les Cyclades. C’était aussi après l’intronisation de l’autre grand mythe, celui de l’euro et de la « construction démocratique » de l’Union Européenne. Pauvre peuple... pauvre d’esprit !
Nous commençons par comprendre enfin aussi nos « gouvernants », la Grèce sera gardée coûte que coûte dans l’euro au moins pour un temps encore, mais pas les Grecs. La dite masse monétaire ne circule plus, elle devient d’ailleurs de plus en plus rare comme les vacanciers sur les îles, à un tel point où même Adam Smith aurait du mal à reconnaître son capitalisme. On ne naviguer même plus à vue, car on coule déjà et à l’aveuglette. L’insularité fonctionnelle dans son échelle d’antan, a cédé sa place et ses espaces à la mondialisation, puis cette dernière ne promettra plus que du néant, autrement dit du chaos. Et n’en déplaise aux nostalgiques des anachronismes supposés idylliques, l’insularité vécue et pratiquée de l’avant tourisme ne reviendra plus, même si les fréquentations de saison vont rappeler les chiffres analogues des années ’50.
Les Cyclades tristes ainsi que les autres lieux uniques de cet archipel, saluent l’aporie du futur avec le même effroi finalement que la Thessalie, le Mezzogiorno ou la Sicile par exemple, toute proportion gardée, nul ne sera plus maître de son destin, de sa vie et bientôt de ses biens propres ce qui peut toujours faire très mal. Le journal de « l’Aube de gauche » (Avgi en grec, c’est « l’aube ») croit comprendre « qu’une sorte de décroissance serait déjà à l’œuvre, permettant pour une fois aux sociétés et aux communautés locales, pourtant déjà divisées suivant les castes de la professionnalisation et au gré des (micro) secteurs d’activité, le temps nécessaire à la pause, à la réflexion et ainsi potentiellement, à la mise en place d’un nouveau paradigme, en rupture avec le gaspillage historique du modèle touristique méditerranéen ». Est-ce possible ?
Car néanmoins, on peut aussi rester dubitatif face à cette analyse et ceci pour deux raisons : D’abord, la société se délitant par le bas, ainsi, le dénuement initié par la chute du « modèle mythique » n’est pas forcement synonyme de sagesse retrouvée, supposons d’ailleurs qu’elle existât jadis pour qu’elle soit retrouvée de nos jours, rien de moins évident. Ensuite, l’impulsion venant d’en haut, ce ciment collectif d’espoir demeure introuvable, pour ne pas dire qu’elle s’éloigne au fur et à mesure que la politique du choc et des fractures sociales multiples se poursuivent sans aucun répit. Il va falloir sortir du choc d’abord, pour retrouver ensuite une certaine capacité de scruter l’horizon au-delà des îles, à moins que, « un arrêt cardiaque général », c’est à dire la faillite totale, n’ introduise un autre paramétrage dans le vol plané de la Grèce et ce sera brusquement la fin de l’apnée ou de la bancocratie, c’est selon.
À Syros en tout cas, les vacanciers Grecs se montrent assez tristes et râleurs à toute occasion, on pourrait alors dire que quelque part c’est... la fin des privilèges, à commencer par celui de l’insouciance du temps vaqué, sauf que le « temps vaqué » a aussi vécu, entre chômage réel, licenciements potentiels et incertitude eschatologique. En deux ans de Mémorandum, c’est aussi notre rapport au temps et à ses coupures qui se trouve aussi modifié. Entre téléologie et « finition en cours » nous sommes finalement bien servis.
Signes d’époque entre-temps, Takis, membre des « Activistes autonomes » de Syros et co-initiateur des cuisines solidaires et collectives, chômeur lui-même, affirme que sur l’île il y en a qui commencent par chercher leur nourriture dans les poubelles, « scènes déjà vues » souligne-t-il. « Mais il y en a beaucoup d’autres qui ont honte et n’osent pas se montrer aux cuisines collectives comme notre foyer, qui en même temps est un lieu solidaire, créateur de lien politique de gauche et espace culturel. En plus et pour nous compliquer la tâche et le rôle, ce volet solidaire au quotidien et finalement d’urgence, l’aide alimentaire pour dire les choses par leur nom, est plutôt l’œuvre de l’Église ici, Catholique et Orthodoxe, c’est une forme de concurrence et d’institutionnalisation de l’assistanat porteur et vecteur d’un autre message idéologique qui n’est pas le nôtre bien évidemment ». Ces derniers jours en plus, Takis et ses camarades se préoccupèrent aussi d’autre chose.
La rumeur courut à travers l’île, reléguée par la presse locale, et selon elle, « des cadres athéniens de l’Aube dorée seraient sur le point d’embarquer pour Syros afin d’épauler leurs adeptes locaux dans la mise en place d’une antenne locale du mouvement, ayant pignon sur rue ». Takis et les siens pensaient alors organiser un « front de principe efficace », allant des autonomes à SYRIZA, en passant si possible par le KKE (parti communiste) et par ses membres actifs. On pensait ainsi, que sous peu, les adeptes du parti de Michaliolakos seraient prêts à se montrer sur le port, « plus nombreux que la quarantaine avérée des aubedoriens d’Hermoupolis, car on pensait que quelque chose serait en préparation pour la date du 4 août, jour anniversaire du régime fasciste instaurée par le Général Metaxas en 1936 ». Certes, la commémoration du 4 Août 1936 peut sembler si lointaine et désuète (sauf que le Général Metaxas avait dit non au FMI de l’époque, c’est encore probable, mais entre le « probable » et le « vraisemblable » dans ce pays mouliné, on (se) mélange bien pieds et tête à présent.
Finalement, c’est un autre événement relevant de cette nouvelle envergure historique de saison, qui a conduit les adeptes de l’Aube dorée de Syros sur le port. C’était samedi soir, et j’avais bien remarqué une présence policière inhabituelle sur le port et aux alentours, mais sans y voir disons, d’attention particulière. La police locale était pourtant là, opérant le transfert de « l’ogre de Paros », du « bourreau des Cyclades » et pour tout dire du « monstre Pakistanais », (car) selon les reportages, « après les aveux et les résultats des tests ADN, sur Ali M. et sur sa victime, [une jeune grecque âgée de 15 ans], violentée et sauvagement frappée par le présumé agresseur en plein jour et à proximité de la plage célèbre au sable doré, la « Côte d’or ». Le Pakistanais, âgé de 21 ans, aurait d’abord tenté de voler le portable de la fille avant de la frapper, puis de l’agresser sexuellement ». La fille est toujours dans le coma dans un hôpital athénien et toute la Grèce suit ce fait divers, devenu le crime de l’été 2012.
Takis de Syros pense que cette affaire serait plutôt montée, mais montée ou pas, cet événement « cluster » est à la fois fort significatif et une fois de plus, catalyseur des opinions. Moins conspirationnistes que Takis, deux autres habitants d’Hermoupolis rencontrés dimanche matin sur le port, partageaient néanmoins le même avis que lui pour ce qui est d’un autre aspect de l’affaire : « on en fait un très gros plat, on médiatise à l’extrême un drame et un crime, et on mobilise une escorte policière comme pour un tueur en série. En plus, en interne depuis la Police on aurait bien délibérément informé les types de l’Aube dorée ». Sur ce dernier point, Takis est aussi formel : « on offre encore une affaire à l’Aube dorée et sur un plateau, c’est de l’orchestration mais en tout cas au moins, ce n’est pas en ce 4 Août que les fascistes auront mis en place leur antenne locale à Hermoupolis... pour l’instant en tout cas ».
Après la... télé réalité de Kasidiaris, et la distribution de patates et d’autres denrées sur la place de la Constitution sous présentation de la pièce nationale d’identité pour ainsi pouvoir en bénéficier, voilà que « l’Ogre de Paros » en rajoutera une pièce de plus, à un édifice culturel et politique... « prêt à porter ». Nul doute que l’Aube dorée prépare son accession au pouvoir, et ainsi, elle teste l’opinion avant de la dévorer alors toute crue et même bien croquante car, déjà... précuite. « C’est maintenant ou jamais », s’amusent à dire les cadres du mouvement d’extrême droite. Ainsi, les sociétés consuméristes du tout dernier Occident seraient en cours de fascisation depuis bien longtemps, sauf que le « besoin final » était mis en veilleuse. Mais le temps d’après est enfin arrivé. Il suffit d’ouvrir simplement ses yeux, c’est si visible. À ce propos, la gauche grecque (pas le PASOK, la gauche), n’est certainement pas idiote à défaut d’être encore capable d’initiatives, ce qui relève encore de toute une autre affaire et combien de taille. Giorgos Koropoulis à travers son texte publié au journal Avgi du dimanche (05/08) explique à sa manière « qu’une société pillée et fascisée n’est plus réceptive des messages antiracistes venus d’en haut et elle considéra toujours que la solidarité de tous envers tous est un non sens. Peut-être aussi, parce qu’instinctivement, la société ressent que quelque chose de clair et d’éclairant doit manquer au discours de la gauche. Même les combats livrés par les élus de gauche au sein du Parlement n’ont guère de sens car le peuple a compris que la « Parlement » n’a plus aucun sens ». Et j’y ajouterais, surtout depuis que le peuple est privé de son pain, de ses spectacles et de ses vacances sur les îles, « coutumes » alors subventionnées par les organismes de crédit et autres banques, devenues de fait, grandes prédatrices devant l’éternel (?) social.
C’est ainsi que certains lecteurs bienveillants et intellectuellement honnêtes (aussi) de ce blog même, n’arrivent pas à comprendre comment ceci devient alors possible en Grèce, autrement-dit, comment les gens ne réagissent pas ou pas assez « comme il faut », ou encore pourquoi j’utilise parfois le terme « méta-démocratie » pour designer les faits et gestes de la nouvelle situation. Ces amis du blog parfois, pensent et pensent logiquement suivant une analyse qui présuppose une certaine rationalité, sans doute encore immergés dans un univers sociétal où l’emploi ainsi qu’une certaine régularité des salaires versés à chaque fin du mois serait encore « de mise », car au-delà, c’est d’autre chose qu’il s’agit, et cette « autre chose » s’apparente bien à une mutation. On peut certainement mieux philosopher (et tant mieux) se procurant les œuvres Polanyi usant du dernier salaire tombé, mais sans salaire depuis des mois, sans aucune couverture santé et sans Polanyi non plus d’ailleurs, les priorités vitales acceptables et acceptées peuvent changer d’axe de rotation. Par conséquent, les polarités sociales et « sociables » risquent de s’inverser et dans pareil cas le mauvais chaos sera assuré.
Ce dernier chaos semble aussi préoccuper certains parmi les nombreux autres ressortissants Européens (Européens et pas uniquement « Euro-Uniens »), installés dans les îles Égéennes depuis des années. « Nous sommes venus nous installer en Grèce parce le pays et les habitants sont accueillants et aussi parce qu’en Grèce, un certain chaos disons originel offrait cet « à peu près » laissant encore place au vents et aux vagues dans la vie et dans la mort. Mais désormais, nous craignons qu’un mauvais chaos incontrôlable, violent et destructeur en prenne la place... c’est triste et à la fois dangereux... par une telle éventualité il est possible qu’un jour nous irons quitter le pays ».
Pourtant des communautés « grécomixtes » du Rebetiko ont déjà créé du sens et de l’harmonie dans les petits coins d’Hermoupolis, certaines peintures récentes en témoignent d’ailleurs de cette osmose, les participants les regardent aussi sous le coup de l’émotion car certains musiciens ainsi représentés, ont quitté ce monde et Syros, avant le temps des « Ogres » de l’Aube dorée. D’autres ressortissants de l’Europe des âmes et des esprits, des retraités Suisses par exemple, installés à Syros depuis plus de dix ans, expriment pareillement leur aporie face au présent et surtout face au futur : « Les Grecs sont devenus tristes en deux ans seulement. Nous ne reconnaissons plus nos amis d’ici. Les gens tombent économiquement et psychologiquement comme des mouches et nous ne pouvons rien faire pour arrêter le cours des choses. Nous sommes impuissants face à la catastrophe mais le risque qui se profile maintenant est de perdre progressivement notre réseau ici ou sinon sa flamme ». Pourtant encore, tout y est à Syros, la culture, les arts, la peinture notamment, et les esprits ouverts et libres.
Néanmoins, ce qui arrive aux Grecs, concerne dans une certaine mesure aussi les nombreux autres Européens installés en Grèce, celle des îles en tout cas. L’effondrement de la classe moyenne n’est pas sans conséquences sur la sociabilité et les teneurs des échanges à la fois dans le symbolique que dans l’économique, c’est évident et pourtant encore bien imprévisible. Pour les autres étrangers, les Pakistanais par exemple, aussi installés dans les îles la question ne se posera plus en pareils termes car d’emblée et indépendamment de leurs actes, ils appartiendront de plus en plus au « merveilleux monde des orges et des bêtes immondes », si ce n’était pas le cas déjà depuis toujours. L’humain s’y perd, la Troïka règne et le démantèlement suit son cours.
Samaras, Kouvelis et Venizélos (la Troïka gouvernementale de l’intérieur élue par une minorité majorée et suffisante des citoyens en juin dernier) connaissant bien la suite des événements impossibles et pourtant à venir pour après-demain, poursuivent dans l’impasse mémorandaire, c’est vrai que leur crétinisme n’a pas plus d’égal en Grèce depuis les années ’30 je dirais. Sauf que la Grèce n’existe plus car par un seul et même processus on vise la destruction, à la fois de la société, de l’État et de la nation, dans la mesure d’ailleurs souvent variable d’ailleurs, où ces trois aspects de l’appartenance des hommes et des femmes existèrent depuis deux siècles au moins.
L’histoire reconnaîtra sans doute les siens après coup et comme toujours. Seules les îles ne bougeront pas d’un pouce. Rhénée (Rinia) et ses enterrés antiques nous saluera d’en face, cachant Délos et ses temples. Pour le reste et (nos) autres survivances humaines, on n’en sait rien en réalité mais on espère toujours. Nous vivons au jour le jour sans certitudes. Sauf que la taverne à Vari était presque vide un dimanche soir d’Août 2012 et que nous avons bu à deux, un ouzo avec mézé pour quatre euros, facture à l’appui. « Les gens lorsqu’ils ont pu faire un repas à midi, ne reviennent plus le soir et inversement, ce n’est plus possible » nous assura le serveur. Début août 2012, une saison à Syros disons... « normale ».
Panagiotis Grigoriou