Le régime de Bachar El-Assad paraît désormais résister autour de son noyau dur : le clan Assad, l’appareil militaro-sécuritaire alaouite et ses milices. Aussi spectaculaires soient-elles, les récentes défections ne concernent que la communauté sunnite au sein de l’élite politique et militaire. De plus, le pouvoir met en avant ses capacités de nuisance, à l’intérieur de ses frontières en jouant la carte de la partition territoriale et communautaire ; à l’extérieur en tentant de déstabiliser le Liban et en brandissant la menace d’armes chimiques et le danger jihadiste à l’attention de l’Occident et d’Israël. Cette politique de la terre brûlée pourrait s’accentuer à mesure que le clan Assad perd du terrain. Mais ces capacités de déstabilisation sont bien moindres qu’il ne le laisse entendre alors qu’en face, la société syrienne continue de s’organiser et de se réapproprier son pays.
Professeur à Sciences-Po (Paris) et familier de la Syrie depuis plus de trente ans (son premier séjour remonte à 1980), Jean-Pierre Filiu revient sur la nature du régime Assad, l’aveuglement persistant de la communauté internationale qui considère le système Assad comme un Etat et non « une mafia identifiée à un clan et un homme », et la nouvelle construction nationale produite par le processus révolutionnaire.
Caroline Donati – Le Liban avait jusqu’à présent assez bien résisté à la crise syrienne en dépit de sa grande vulnérabilité. Faut-il y voir un effet de la révolution syrienne ou bien une instrumentalisation du régime syrien qui exercerait ses capacités de nuisance ?
Jean-Pierre Filiu – L’élément le plus important est que, durant dix-huit mois, les niveaux hallucinants de violence atteints en Syrie n’ont pratiquement pas eu de conséquences sur le Liban voisin. Beaucoup d’observateurs s’attendaient à ce que le Nord-Liban devienne une plaque tournante du soutien à la révolution syrienne, du fait de l’engagement historique des militants du sunnisme local conte le régime Assad. Or il n’en a rien été, car c’est de la frontière turque qu’est venu l’essentiel de l’appui extérieur à l’insurrection.
De même, le Hezbollah, tout en apportant un soutien inconditionnel à Bachar El-Assad, et en contribuant au moins au début à la répression de la contestation en Syrie, s’est bien gardé d’« importer » ce différend au Liban même.
Les incitations du régime syrien à un « réchauffement » du front libanais avec Israël, dans le même esprit que les provocations de ce régime sur le Golan en mai et juin 2011, n’ont pas été suivies d’effet, malgré la volonté de Bachar de soulager ainsi la pression intérieure. Il est évident que le régime syrien, s’il le pouvait, déstabiliserait une fois de plus le Liban en plongeant le pays dans la violence. Il n’est pas certain qu’il en soit encore capable, même si ses agents ont encore une considérable capacité de nuisance au Liban.
Le fait que les auteurs de la répression appartiennent en grande partie à la communauté alaouite a ravivé le ressentiment de la majorité sunnite à son encontre. Dans le même temps, à la différence des années 1980, cette ligne de clivage sunnite/alaouite n’est-elle pas dépassée par le clivage sunnite/chiite, renforcé par les dynamiques régionales, notamment le soutien de l’Iran et de son allié le Hezbollah ?
Mon premier séjour en Syrie remonte à 1980, lorsque des commandos jihadistes à Alep combattaient un régime explicitement condamné comme « hérétique », car alaouite. Dans le cadre de ma recherche en cours, je viens de consulter une cinquantaine d’enregistrements très récents de constitution d’unités rebelles (il en apparaît une par jour !). Elles s’engagent toutes à défendre l’honneur de la nation et l’intégrité de ses habitants contre un régime « criminel ». Même si ces proclamations sont saturées de références islamiques, elles ne sont pas d’ordre confessionnel. L’Armée syrienne libre (ASL), comme son nom l’indique, veut libérer le pays d’un régime rejeté comme étranger et soutenu par l’étranger, la Russie et l’Iran.
La menace jihadiste semble surévaluée. Mais les puissances occidentales, en refusant de soutenir militairement les révolutionnaires, favorisent une radicalisation puisque les sources de financement et de soutien émanent du Golfe et en particulier d’acteurs privés voire de réseaux salafistes. Quelle peut être à terme l’influence de ces groupes salafistes ?
Il faut bien distinguer les salafistes, tenants d’un ordre moral volontiers agressif, mais agissant dans le cadre syrien, des jihadistes, pour qui la Syrie n’est qu’une « terre de jihad » parmi d’autres. Avec toutes les précautions d’usage pour ce type d’estimation, l’insurrection armée compte aujourd’hui 40 000 partisans pour quelque 200 000 combattants actifs dans les rangs gouvernementaux, qui jouissent en outre d’une puissance de feu incomparable.
La très grande majorité des groupes insurgés se réclame de l’ASL, même s’ils ne sont pas tous intégrés à une chaîne de commandement claire. La plupart des groupes autonomes sont présentés comme « salafistes », tel celui des « Hommes libres de Cham », dans la province d’Idlib, mais ils arborent le drapeau national. Il reste les jihadistes, qui seraient de l’ordre d’un millier, avec une forte composante « irakienne », soit des Syriens ayant combattu en Irak entre 2003 et 2008 (avec le soutien alors des « services » syriens, d’où les probabilités actuelles d’infiltration réciproque), soit des anciens guérilleros irakiens.
Aucune puissance n’assiste l’ASL en tant que telle, ce qui affaiblit la cohérence opérationnelle et politique de la rébellion. C’est un processus inverse qui est à l’œuvre, avec des groupes locaux qui émergent et se fédèrent progressivement de « katiba » (bataillon) en « liwa » (brigade). Cette armée, en se constituant par le bas, redécouvre la « guérilla » au sens où cette « petite guerre » est née, comme concept, dans la résistance espagnole, à l’invasion napoléonienne de 1808. Chaque groupe s’arme sur place (par coup de main ou achat à des officiers corrompus), ou bien dispose de ses relais à l’étranger. A cet égard, l’abstention occidentale représente un avantage déterminant pour les groupes salafistes et jihadistes.
La constitution d’un réduit alaouite vous semble-t-elle probable ? Le danger ne vient-il pas davantage de la région kurde et de la posture des partis kurdes dans la révolution ? Le fort sentiment d’appartenance nationale est-il capable de prévenir le risque de partition du territoire syrien ?
La thèse principale de mon essai en cours est que la révolution syrienne est en train de légitimer, par sa lutte même, le cadre territorial imposé par le partage colonial de 1920. Pour la première fois en près d’un siècle, ces frontières vont être celles assumées par un peuple qui a significativement repris à son compte le « drapeau de l’indépendance », aboli par le Baas. C’est pourquoi cette révolution, en renversant la perspective au profit des peuples, affectera tout le Moyen-Orient, où les constructions nationales sont souvent le fruit du diktat d’un hégémon extérieur, ou au mieux d’une transaction avec lui.
Le système Assad n’est pas seulement condamné par l’ampleur de ses crimes, il l’est par sa vision profondément passéiste (partagée d’ailleurs avec son parrain russe) qui l’amène aujourd’hui à ressusciter le projet d’Etat alaouite, mis en œuvre sous le mandat français, de 1922 à 1936. Il est cependant clair que le régime syrien, à mesure qu’il perdra pied, jouera la fragmentation : il a déjà abandonné des pans entiers du nord du pays aux nationalistes kurdes et il arme les populations chrétiennes, à Damas comme ailleurs.
Les exactions commises par des membres de l’ASL, comme à Alep avec l’exécution du clan Berri (redoutables collaborateurs du régime d’Assad), augurent-elles d’un tournant alors que les actes de revanche avaient été plutôt limités jusqu’alors en dépit des provocations du régime ? Dans quelle mesure, l’ASL, dont le commandement a signé un acte de bonne conduite, est-elle en mesure de contrôler ces dérapages ?
Cela fait des mois que les insurgés mettent en ligne des images révoltantes d’exécutions et d’« interrogatoires » d’individus présentés comme des agents ou des militaires du régime. Human Rights Watch a dénoncé dès mars les liquidations, tortures et autres exactions perpétrées par des rebelles à titre individuel ou collectif. Le « code de bonne conduite » que vous évoquez n’est pas une initiative du commandement de l’ASL, mais émane d’une icône révolutionnaire, l’ancien footballeur Abdelbasset Sarout, grande figure du siège de Homs. C’est lui qui a convaincu des commandants locaux de signer cet engagement sur une page Facebook dédiée.
Si l’on veut se sortir de ces bricolages baroques et aller vers des engagements formels, la seule voie passe par la reconnaissance de la révolution syrienne, y compris dans sa branche armée, en contrepartie de son strict respect, assorti de sanctions internes, des conventions internationales et du droit de la guerre. Dans le cas contraire, les dérives miliciennes seront toujours aussi choquantes et dramatiques.
Les « militaires libres » ont notamment élaboré un projet de transition (prévoyant l’établissement d’un Conseil supérieur de la défense chargé de créer un conseil présidentiel composé à égalité de militaires et de civils) et semblent prendre aujourd’hui l’ascendant. La complémentarité qui existe entre le mouvement civil révolutionnaire et les militaires libres suffit-elle à prévenir leur hégémonie dans l’après Assad ? Quel peut être leur rôle dans la transition et peuvent-ils y associer des éléments alaouites de l’institution militaro-sécuritaire sachant que le noyau dur du régime ne se fissure pas ?
Je ne suis pas convaincu que les « militaires libres » aient la haute main sur le processus actuel. Cela participe d’une dynamique complexe, visant entre autres à encourager les défections de généraux.
Vous avez raison de souligner que le « noyau dur » alaouite a été épargné par ces fissures, parce qu’un tel système ne se « fissure » pas, il s’écroule, et nul n’en verra les signes annonciateurs tant le culte du secret y est prégnant. C’est là que la Russie, si elle voulait sortir de son soutien inconditionnel à Bachar El-Assad, pourrait contribuer à limiter les conflits internes, à défaut de promouvoir une authentique transition pacifique.
Tout cela va favoriser durant un temps les intrigues militaires, mais la page des putschs politiques, inaugurés dès 1949, juste après l’indépendance de la Syrie, est bien tournée. C’est le pouvoir civil qui prévaudra. Des structures mixtes, associant civils et militaires, existent déjà dans toutes les zones « libérées », pour en assurer le fonctionnement quotidien.
L’essentiel est que c’est l’intérieur qui va définir la Syrie de demain, et non je ne sais quelle combinaison définie à l’extérieur. C’est pourquoi il est urgent pour un pays comme la France de reprendre langue avec cette Syrie profonde. J’ai récemment proposé (Libération du 16 août) une assistance volontariste au système de santé alternatif, mis en place par les comités révolutionnaires (les blessés peuvent être torturés ou éliminés dans les hôpitaux des zones gouvernementales, où la Banque de sang dépend du ministère de la défense).
Je crois aussi que la France conserve un vrai capital de confiance au sein de la communauté alaouite, dont il est crucial de dissocier le devenir de celui d’un régime condamné. Je pense enfin que nous devrions (et cela ne concerne pas que le gouvernement) jouer un rôle beaucoup plus actif dans l’appui aux médias libres de Syrie et à leurs reporters-citoyens, qui ont payé un très lourd tribut à la répression. Paris a toutes les raisons de devenir une plate-forme assumée, publique et professionnelle, de cette information libre, qui circule aujourd’hui sur Internet, avec les failles que l’on sait.
Les milices peuvent-elles combattre jusqu’au bout ? A la différence des unités d’élite, elles ne sont pas animées d’une culture militaire et la solidarité de minoritaire, sur laquelle s’appuie le pouvoir, n’est pas infaillible. Le fait que le président Assad soit de plus en plus isolé jusqu’à limiter ses apparitions publiques ne peut-il jouer dans ce sens et briser cette solidarité ?
Le système Assad est en train de se révéler pour ce que Michel Seurat (1947-1986) avait décrit trente ans plus tôt, un « Etat de barbarie ». Le plus surprenant est que la communauté internationale continue de le considérer comme un « Etat » tout court, avec ses attributs, ses reconnaissances et ses immunités. C’est cette fiction qu’il faut dénoncer en soulignant que nous avons affaire à une mafia, dont une partie a des grades, des uniformes et des chars russes T-72 , tandis que l’autre s’affiche en bandes, tue au couteau et à la hache. Cette mafia est identifiée à un clan et à un homme.
C’est pourquoi Kofi Annan a fait la preuve de son aveuglement persistant en affirmant dans son « ultime avis pour sauver la Syrie », publié dans le Financial Times au lendemain de sa démission : « Le futur de la Syrie ne dépend pas du sort d’un seul homme. » [1] Eh bien, si, justement. Et c’est cela que la Russie, la France ou l’ONU gagneraient à marteler, entre autres aux Alaouites, qui doivent avoir toute leur place dans la Syrie de demain. La victoire de la révolution sera avant tout politique, quels que soient les moyens militaires qui l’auront favorisée.
La révolution a mis en exergue une capacité remarquable de la société syrienne à s’organiser et à s’autogérer. Quel sera l’avenir des coordinations locales et des conseils révolutionnaires dans l’après-Assad ? Ne peut-on y voir une nouvelle forme d’organisation de la société alors que la communauté internationale redoute un scénario irakien marqué par l’effondrement des institutions et le chaos ?
Vous pointez fort justement ce qui est le plus extraordinaire dans ce processus révolutionnaire, et ce qui malheureusement est le moins traité aujourd’hui, du fait de la difficulté de l’accès au terrain et de la focalisation sur le militaire au sens strict. Nous assistons à rien de moins qu’une recomposition par le bas d’un pays qui a toujours été construit, gouverné, voire pillé, par le haut. C’est une ré-vo-lu-tion, un renversement de perspective dont nous aurons du mal à appréhender toutes les conséquences avant longtemps. Elle a été rendue possible parce que la société syrienne, entre autres dans ces villes moyennes qui ont porté la vague révolutionnaire, a tenu bon sous les coups de l’Etat de barbarie. C’est la solidarité horizontale entre ces communautés locales qui neutralise la répression infligée par un pouvoir pensé comme inaccessible. C’est pourquoi la contestation ne transigera jamais sur son exigence d’un renversement du régime.
Au regard de la trajectoire particulière du régime des Assad habitué à survivre dans la confrontation, Bachar El-Assad est-il encore convaincu de l’emporter ?
Bachar El-Assad est convaincu qu’aucune puissance extérieure, ni les Etats-Unis, ni la Turquie, ni a fortiori Israël, n’a les capacités ni la volonté d’intervenir en Syrie. En revanche, il lui faut agiter ce chiffon rouge pour conforter la cohésion de son « noyau dur » et consolider, si besoin était, le soutien de la Russie et de l’Iran. Les déclarations sur les armes chimiques visent, dans la logique Assad, à valoriser le régime comme le moindre mal aux yeux de l’extérieur, tout en suscitant des rodomontades militaires du côté d’Israël et des Etats-Unis, recyclées ensuite par la propagande gouvernementale en Syrie.
A mon avis, seule une crise majeure entre Israël et l’Iran pourrait aujourd’hui permettre au régime de se maintenir. C’est sans doute le pari de la dictature syrienne, une fois de plus en phase avec les « faucons » américains et israéliens : gagner du temps jusqu’à une frappe israélienne sur l’Iran et/ou l’élection d’un président républicain à la Maison Blanche.