Et ils sciaient les branches sur lesquelles ils étaient assis, tout en se
criant leurs expériences l’un à l’autre pour scier plus efficacement.
Et ils chutèrent dans les profondeurs. Et ceux qui les regardaient hochèrent la tête
et continuèrent à scier vigoureusement.
Bertolt Brecht, 1954.
Voir la disparition des espèces
Au XXe siècle, les automobilistes disposaient dans les stations-service d’un seau d’eau et d’une éponge pour laver les salissures d’insectes sur les pare-brise. Les Insectes continuant à se raréfier dans les années 1990, les automobilistes arrêtèrent de nettoyer souvent les pare-brise et les seaux disparurent dans les stations. En région méditerranéenne, les habitants avaient équipés les ouvertures des maisons de grillages à mailles fines pour empêcher les intrusions d’insectes. C’était un compromis entre la gêne occasionnée par les intrus et un bon éclairage naturel des pièces. Depuis les années 2000, les habitants démontent ces protections parce que les Insectes représentent une moindre gêne.
Des associations de naturalistes ont refait à l’identique des collectes d’insectes sur la base d’études réalisées 100 ans plus tôt. Les collectes fabuleuses des observateurs du XIXe siècle ne sont plus possibles. De nombreuses espèces sont devenues rares ou localisées ! Des observations spontanées faites par des habitants, agriculteurs ou forestiers, confirment la gravité du phénomène sur terre et dans les eaux douces (nous ne traitons pas ici des océans). Les agriculteurs ont noté la disparition des bleuets et de la nielle des blés autrefois communs, et aussi des hannetons et des vers de terre dans les sols traités ; les pécheurs constatent la raréfaction des vairons, des chabots, des perches, des truites sauvages et des brochets dans les rivières polluées (60 % des rivières en France) ; les jardiniers ne voient plus guère de courtilières et de larves de hannetons. Des populations en danger de disparition se maintiennent dans des territoires protégés par des conditions locales favorables ou une mise en réserve. Des personnes s’étonnent de l’arrivée de plantes « nouvelles » comme les Jussies originaires du Brésil, introduites pour agrémenter les bassins du Jardin des Plantes de Montpellier… avant d’aller encombrer des canaux, des lacs et des rivières parce que leurs prédateurs et parasites naturels n’ont pas suivis.
Les naturalistes rapportent des observations plus détaillées et parlent de « ruptures des chaînes trophiques » quand un prédateur ne trouve plus ses proies habituelles. C’est à partir de 1970 qu’apparaissent dans les publications scientifiques des remarques comme « n’a pas été revu depuis … », « devenu rare », « semble avoir disparu », « disparu ». Les effets des pesticides commençaient à être remarqués. En 1966, près de la ville de Sedan, la Piéride Pieris rapae était tellement abondante que je pouvais repérer plusieurs individus présentant une morphologie anormale en traversant un champ de luzerne. En une journée de collecte à vue, j’avais réalisé une belle collection d’individus présentant une anomalie de développement du système alaire (formes tératologiques). 40 ans plus tard, les mêmes champs toujours couverts de luzerne et revisités par moi-même à l’identique ne présentaient guère plus qu’une piéride par hectare ! La situation est semblable pour d’autres espèces que j’avais pu observer en nombre dans les années 60 du XXe siècle. Dans un temps très court, les terrains ont perdus les bestioles dont les cultivateurs ne voyaient pas l’utilité… jusqu’à ce que les abeilles, grandes pourvoyeuses de pollen, commencent à disparaître à leur tour. La perspective possible de la disparition des pollinisateurs est une idée inquiétante qui fait heureusement son chemin dans le domaine public ! Cela suggère la nécessité d’agir.
En 1987, une équipe de naturalistes allemands a publié un grand livre lanceur d’alerte sur la disparition des papillons, aussitôt traduit en français par Gérard-Christian Luquet [1]. Illustré avec une volonté didactique efficace, l’ouvrage présente des éléments de preuves sur des pratiques largement en usage, comme les brûlages de talus et autres feux de broussailles au printemps, et les traitements systémiques, inutiles et désastreux pour les espèces réfugiées hors des zones cultivées. Ce réquisitoire ne suscita aucune réaction de la part des organisations politiques et des gouvernements. Comme pour l’ensemble de la biodiversité, c’est un capital économique, scientifique, génétique, esthétique et culturel que nous détruisons. Les papillons, ces emblèmes de la futilité, de l’innocence et de la paix, sont en train de disparaître parce que « les papillons ne peuvent exister que dans une nature opulente » (Luquet). Aux rires gras des ignorants – et parfois des militants – répondront les rires jaunes des humains privés des plantes dépendantes des insectes pour leur pollinisation !
La fin du hannetonnage
Un événement caractéristique du nouveau monde de plus en plus anthropisé dans lequel nous vivons est apparu dans les années 1970. Il s’agit du destin peu connu et jamais cité du hanneton commun Melolontha melolontha. Ce grand coléoptère fut de tout temps redouté des cultivateurs, pépiniéristes et jardiniers, parce qu’il attaque presque toutes les cultures. Les doléances des paysans contre les hannetons sont connues depuis les développements de l’agriculture au moyen-âge. Ses larves souvent appelées « vers blancs » se développent dans les sols superficiels meubles et non inondables riches en matière organique. Elles consomment les radicelles tendres des végétaux, chargées en nutriments sucrés, et font mourir les plantes herbacées. La nymphose se produit près de la surface et les adultes sortent de terre entre les mois d’avril et de juin. Ils attaquent les feuilles et les bourgeons au printemps. Ils mangent les pistils des fleurs qui précèdent les fruits, ou grignotent les premiers fruits en mai-juin, les rendant impropres à une commercialisation et à une bonne conservation. L’action du hanneton commun fut assez importante pour qu’elle influence les pratiques culturales des paysans.
Pour combattre les vers blancs, les terres cultivées étaient labourées profondément parce que les larves s’enfoncent jusque 60 cm pour hiberner. Cette pratique exigeait une traction puissante avec des charrues tirées par deux ou quatre chevaux. Elle introduisait d’autres problèmes comme une plus forte érosion des sols et le mélange inutile de la terre fertile avec le substrat moins riche en matière organique. Il fallait augmenter la quantité de fertilisants apportés. Les terres qu’on ne pouvait labourer étaient griffées avant l’hiver pour détruire les pontes et blesser les jeunes larves faiblement enterrées. Mais les hannetons communs étaient si nombreux que cette pratique développée après 1945 avec l’introduction des tracteurs dans les campagnes n’a pas modifié la présence obsédante de ces insectes. Elle n’a pas non plus fait disparaître les « années à hannetons », où ces insectes pouvaient pulluler sans qu’on sache pourquoi. Pour limiter leur abondance, la solution la plus efficace restait la collecte des adultes par des actions massives de la population.
C’était le temps du hannetonnage : de grandes manœuvres populaires et festives se déroulaient dans les villages concernés de la France à la Hongrie (il y avait des mariages). Les personnes disponibles, y compris les écoliers, participaient à la lutte. Dès le levé du jour, quand les hannetons sont engourdis par la fraîcheur et l’humidité de la nuit, les hommes frappaient les branches avec de grandes perches et les insectes tombaient au sol. Il ne restait plus qu’à les ramasser rapidement tellement il en pleuvait. Les considérables volumes de hannetons collectés finissaient dans une tranchée ou servaient d’engrais dans les jardins.
Le hanneton commun représentait typiquement un « nuisible » ou un « ravageur ». Depuis des siècles, tout était bon pour détruire les hannetons sans qu’on ait jamais pu réduire leurs populations avant les années 1970, ce qui aurait signé plus tôt la fin du hannetonnage, peut-être sans nuire aux autres espèces. Depuis la création en France de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) en 1946, divers laboratoire s’attaquèrent au problème de l’éradication des hannetons sans succès immédiat. Les insecticides chimiques de 1re génération comme le DDT n’atteignaient pas les larves enterrées dans les premières années d’application. C’est pendant les années 60 que les premières observations de réduction des populations de hannetons furent constatées avec l’accumulation des pesticides dans les sols, dans les eaux et dans les organismes. Au long des années 70, la raréfaction des hannetons se confirma. Dans les années 80, les actions de hannetonnage disparurent en Europe de l’Ouest. Au XXIe siècle, le hannetonnage évoque un folklore sympathique que les grands-parents racontent à leurs enfants.
Avec l’effondrement des populations de hannetons, c’est en réalité un important cortège d’invertébrés vivants dans le sol qui disparaît. Les cétoines dorés (les larves consomment du bois mort ou du paillis décomposé) et les carabes (carnassiers à tous leurs états), pour citer les insectes les plus spectaculaires, ne se voient plus dans les jardins et ont disparus dans les régions de grandes cultures. Il existe désormais des habitants des campagnes qui n’ont pas vu des hannetons ou des cétoines, et ne les reconnaissent pas quand on leur en présente un exemplaire naturalisé. Les invertébrés connaissent le même destin dans un élan écocidaire [2] s’étendant à l’ensemble de la faune. Ce phénomène est sanctionné par un appauvrissement du vocabulaire commun pour ce qui concerne l’environnement, car on ne nomme que ce que l’on connaît. Les connaissances empiriques des paysans fondées sur une proximité avec la nature, qui savaient faire la différence entre les insectes désagréables et ceux qui sont inoffensifs, sont remplacées par des termes génériques connotés négativement comme les mots mouches, moustiques, guêpes, vers, vermines, puants, saletés, etc. entretenus par la publicité, les médias, les sociétés de chasse … Cette évolution s’accompagne de nombreuses phobies et même, chez des personnes vivant toujours dans les villes, d’un syndrome de « peur de tous les animaux ».
Si les invertébrés disparaissent des régions de culture, ils disparaissent aussi des terres non exploitées, à n’importe quelle distance des cultures. Les terrains traités aux pesticides sont autant de pièges tendus contre les papillons, les libellules, les coléoptères et les oiseaux, tous bons voiliers. Les molécules qui empoisonnent la biosphère sont les fameux POPS ou polluants organiques persistants. Ils se fixent dans la graisse des animaux et se concentrent le long des chaînes trophiques en se concentrant chez les prédateurs supérieurs comme l’ours blanc et … l’homme. Les herbivores en accumulent en broutant les herbes polluées. Chez l’homme, la contamination se fait notamment par le lait et le poisson. Les pesticides utilisés sur les continents empoisonnent aussi les mers.
Les hannetons se déplacent très peu et leur population générale ne peut avoir été éradiquées dans les régions non traitées que par un transport naturel des POPs (vent, pluie, déplacements d’animaux contaminés). Une conséquence de cette observation est que si les agents de quelques cultures suffisent à « traiter » par simple contagion de vastes territoires alentours, c’est que la quantité utilisée était surévaluée et mal appliquée, à l’image des nuages de pesticides répandus par avion notamment au USA, qui forment une brume redoutable dangereusement emportée par le vent.
Le temps d’une génération humaine, la dispersion des POPs frénétiquement distribués par l’homme s’est étendue à l’ensemble de la planète et nul n’est à l’abri de leurs effets. Les femmes Inuits du Grand Nord, qui ne mangent traditionnellement que de la viande (phoques, poissons), sont invitées à ne pas consommer de produits locaux quand elles sont enceintes, en dépit de l’absence totale d’épandages toxiques dans ces régions immenses ! A l’orée du 3e millénaire, un prélèvement sanguin effectué sur n’importe quel européen révèle la présence de plusieurs toxiques différents, dont des dioxines ! Si on connaît plus ou moins bien l’effet engendré par chaque pesticide en particulier, nous n’avons actuellement aucune connaissance sûre de l’effet qu’ils produisent en synergie. La dispersion croissante dans le monde de millions de tonnes de biocides, antibiotiques et perturbateurs endocriniens forment un cocktail incontrôlable face à une biodiversité et des populations humaines fragilisées !
Malgré la connaissance des effets des polluants persistants sur le vivant, la quantité de ces agents n’a pas été réduite. Ils imprègnent toujours plus massivement les sols depuis 1945 et menacent durablement les nappes phréatiques avec des molécules artificielles que la nature ne sait pas dégrader, comme le confirme l’extraordinaire capacité de rémanence des POPs. En bonne logique, les capitalistes encouragent leur consommation, et inquiètent les utilisateurs par une propagande démagogique et des communications « scientifiques » malhonnêtes ! Les cultivateurs et les jardiniers se rassureront en augmentant encore les doses utilisées, alors que les doses préconisées par les marchands sont déjà excessivement copieuses par rapport à l’effet escompté. De telles pratiques laissent rêveur quand les parasites combattus ont déjà disparus. Quant aux capitalistes qui inondent le marché de produits nocifs pour le vivant, leur politique se résume ainsi : « Après moi le déluge ! ». Ils polluent aussi les esprits en distillant l’idée qu’un terrain agricole doit être ras comme un billard entre les plantes cultivées, et l’environnement totalement débarrassé de la « vermine ».
Lorsque les cultures font l’objet de traitements sur de grandes surfaces, on peut estimer au vu des prélèvements que c’est toute la région qui est traitée avec ses zones urbanisées et les habitants qui respirent et ingèrent des produits « performants multicibles ». L’érosion en cours des espèces de cigales – emblématiques des fables de La Fontaine – est une preuve de l’influence généralisée des pesticides employés dans l’agriculture. Les cigales ne fréquentent guère les zones cultivées dépourvues d’arbres et trop chahutées pour leurs larves à longue durée de vie. A l’état adulte, plusieurs espèces se rassemblaient sur les arbres des villes, en principe non traitées. Mais les pesticides les atteignent partout puisqu’elles disparaissent.
Dénoncé depuis longtemps par des scientifiques, dont certains ont été réprimés pour cela, l’impact des agents toxiques sur la santé humaine commence à être reconnu. En février 2012, la culpabilité de la firme Monsanto dans la contamination d’un agriculteur exposé à l’un de ses herbicides a été admise par le Tribunal de Grande Instance de Lyon. En mai, l’Etat français a été condamné à indemniser un agriculteur exposé aux pesticides au cours de son activité professionnelle. Le 7 mai 2012 restera dans l’histoire plus que le 6 mai (élection de François Hollande) avec l’entrée en vigueur d’un décret français établissant, pour la première fois, un lien entre l’exposition aux pesticides et la maladie de Parkinson maintenant reconnue comme une maladie professionnelle en agriculture, sous réserve d’une durée d’exposition de dix ans ! Cette restriction bureaucratique ignore l’intensité de l’exposition et ses aléas pour les agriculteurs. Le décret inclut les produits à usages agricoles, les cas d’inhalations ou de contacts avec les cultures, les surfaces et les animaux traités (antiparasitaires). Ainsi les riverains des cultures, les randonneurs et les enfants circulant dans une nature dont on sait désormais qu’elle est partout polluée, sont exposés aux mêmes pathologies que celles qui commencent à être identifiées pour les agriculteurs. Au lieu de reconnaître des maladies professionnelles à l’issue de longs conflits, nous serions avisés d’arrêter le flot de cocktails de pesticides qui les génèrent.
Sortir des pesticides sera un long combat comme ceux pour interdire l’usage industriel de l’amiante et indemniser ses victimes. Mais si pour l’amiante, il fallu trois décennies de luttes en France, quel temps faudra-t-il pour clore le dossier beaucoup plus complexe des pesticides, multiformes et d’usage mondial, quand on sait qu’il faudra réapprendre à travailler la terre, redécouvrir les écosystèmes et réorienter les aides publiques ?
Vers un monde sans animaux sauvages
Accablés par la disparition de leurs proies, les oiseaux, chauves-souris, reptiles & batraciens, déclinent à leur tour et ce mouvement semble accélérer au niveau mondial. Des comptages de batraciens effectués dans des forêts primaires d’Amérique Centrale, grandes zones dépourvues de culture et de ville, montrent un déficit en nombre d’individus par espèce de batracien allant jusque 90 % en 25 ans. Les populations s’éclaircissent et l’état de famine augmente le long des chaînes trophiques. Dans ces situations de disette, certains prédateurs changent de régime alimentaire en attaquant de nouvelles proies, comme cette étonnante prédation des cigales par les moineaux que les naturalistes observent depuis quelques années en Europe.
D’autres phénomènes étranges et inquiétants apparaissent au sein de grandes populations animales, comme les pandémies sans précédent connu qui surviennent chez diverses espèces : herbivores africains, chauve-souris américaines, poissons, écrevisses européennes et mollusques dulcicoles sur les continents. On constate des disparitions de groupes entiers de batraciens sur plusieurs continents sans que la cause soit clairement connue. Ces catastrophes semblent liées à la dispersion de produits violents agissant de concert : dioxines, furanes, PCB, organochlorés, organophosphorés, perturbateurs endocriniens, etc. La dangerosité considérable de ce cocktail fonctionnant en synergie est fortement soupçonnée. Les perturbateurs endocriniens utilisés couramment avec une grande naïveté agissent à des doses infimes et dérèglent les équilibres hormonaux délicats qui commandent la reproduction chez les insectes, mais aussi chez les vertébrés en provoquant des dérèglements spectaculaires du système reproductif conduisant à la stérilité. Leur impact sur notre espèce est probable comme le suggère, par exemple, la précocité sans précédent de la puberté chez les adolescents et la dégradation régulière de la qualité du sperme humain.
A tous ces agents à fonctions létales, il convient maintenant d’ajouter des produits pharmaceutiques ou d’usage vétérinaire : antibiotiques, oestrogènes, anti-inflammatoires, etc. Les organismes ne dégradent qu’une petite partie des médicaments qu’ils reçoivent, le reste se retrouve dans la nature parce que les stations d’épuration ne savent pas éliminer les médicaments. Les antibiotiques sont utilisés dans le monde pour favoriser la croissance des bovins. L’usage d’antibiotiques ajoutés à la pelle à leur nourriture pendant des années participe à la sélection de bactéries antibiorésistantes. Nous avons ainsi sélectionnées, par adaptation évolutive, des bactéries pathogènes résistantes à tous les antibiotiques connus ! Divers bacilles antibio-résistants laissent aujourd’hui la médecine désarmée. Dans le cas du DDT, sa dangerosité pour l’homme est affirmée depuis les années 1960. Pourtant l’Organisation Mondiale de la Santé et le Programme des Nations Unies pour l’Environnement, contrôlés et financés par des gouvernements libéraux n’envisagent l’abandon total du DDT qu’à partir de l’an 2020 ! Faiblement utilisé en Europe, le DDT est toujours fabriqué pour être vendu, sous au moins 25 noms de marques, en Afrique, en Amérique du Sud et en Asie ! Mais la molécule de base reste bien le DichloroDiphénylTrichloroéthane (DDT). Peu de gouvernements s’y opposent clairement, selon l’adage : « Il n’y a pas de petits profits ».
Le mécanisme de l’effondrement des populations d’hirondelles et de martinets (5 et 3 espèces en Europe) doit être connu. Ces oiseaux se nourrissent des insectes qu’ils capturent en vol. Respectés par les paysans, ils profitaient des travaux des champs qui font s’envoler de nombreux insectes pour les saisir en rase-mottes. Avec l’apparition des épandages, les insectes qui s’envolent au passage de la machine sont imprégnés de poison concentré. C’est dans cet état que ces oiseaux les capturent et s’empoisonnent en même temps qu’ils rapportent une alimentation toxique à leurs couvées. Leurs populations régressent : 41 % en 20 ans pour l’hirondelle de fenêtre en France, (source : LPO, France). Mais sur toute la période de mise en œuvre des pesticides depuis 1945, l’effondrement de cette population serait de 60 %. La valse de Trogné & Pagano Le retour des hirondelles, un grand classique des virtuoses de l’accordéon, n’aura plus la même résonance si ceux qui l’écoutent ont perdus la mémoire des prodigieuses hirondelles.
Cherchant leur salut contre la famine, des espèces se tournent vers les zones urbanisées pour profiter des miettes de notre civilisation. Des pies deviennent anthropophiles et se fixent dans les banlieues. Des renards vivent dans les interstices des grandes villes européennes. Des corneilles prolifèrent dans la capitale du Japon. Ces espèces emblématiques dans toutes les cultures, qui se réfugient dans les villes de leur pire ennemi sont vaincues ! La pression anthropique s’exerçant toujours plus sur ces espèces déclarées « nuisibles » : elles disparaîtront.
Qui aurait cru que nos infatigables moineaux, toujours attachés à un environnement urbain, verraient leurs effectifs chuter aussi brutalement à notre époque ? Ces lutins des villes ne semblent pas concernés par les épandages toxiques puisqu’ils vivent en milieu urbanisé. Cette idée fausse repose sur la croyance que les épandages n’agissent que localement. Or, les moineaux doivent se reproduire, et leurs jeunes sont insectivores. Le processus qui conduit au déclin des hirondelles se reproduit. Le nombre des individus atteignant leur maturité sexuelle en bonne santé s’effondre. Des villages sans moineaux apparaissent dans les régions viticoles. Nous entrons dans l’ère annoncée par Rachel Carson dans son livre Silent Spring publié en 1962 aux Etats-Unis [3], dont la pertinence entraîna l’interdiction du DDT aux Etats-Unis en 1972, au grand dam des industriels américains qui dénonçaient Rachel Carson comme « communiste ».
A la surface de la planète, il existe d’immenses régions de culture dépourvues d’animaux sauvages que nous avons affamés ou exterminés par la destruction des biotopes et la chasse. Nous découvrons maintenant que notre espèce est atteinte, que nos organismes accumulent des molécules neurotoxiques ou cancérigènes. Les abeilles, sélectionnées et soignées par l’homme, et tous les insectes participants au processus de pollinisation, montrent un déclin inquiétant. Leur disparition ouvre un nouveau chapitre avec la perspective de la perte d’espèces végétales dépendantes d’un pollinisateur pour leur reproduction. Quoi d’étonnant à cela puisque les espèces animales sauvages meurent en masse par empoisonnement et que c’était le but recherché !
Les partis qui ne réagissent pas face à cet empoisonnement généralisé de la planète où nous sommes confinés vont être confrontés à des mobilisations sociales, dont ils méconnaissent les motivations. Des contradictions nouvelles apparaissent avec l’existence d’insectes résistants à divers pesticides et de plantes sauvages ayant acquis une résistance au glyphosate (marques Roundup, Grassane…) en rendant progressivement caduques des cultures de plantes brevetées tolérantes aux herbicides. Les catastrophes de Minamata [4] et Bhopal [5] sont survenues dans l’impréparation totale des gouvernements et des organisations sociales. Rien n’empêchait que ces drames soient prévus et parés, sauf la pression des gouvernements aux services des puissants. Dans un documentaire d’époque sur Minamata, on voit des chercheurs obligés de témoigner à visage caché de l’importante densité de mercure dans la chair des poissons qui empoisonnaient la population ! On trouve souvent de tels faits concernant la santé des populations qui sont dissimulés ou traités comme « secret d’Etat », parfois sans raison logique comme dans l’affaire du « nuage de Tchernobyl » dont le gouvernement français a frileusement nié l’existence !
Depuis ces catastrophes, et d’autres restées confinées en région, la diversité et le tonnage des agents nocifs répandus dans la biosphère n’a cessé de croître. L’apparition de nouvelles pathologies dans notre espèce (plus de maladies anciennement rares, dégradation de la qualité du sperme humain, asthme…) annoncent la survenue à grande échelle de catastrophes de type Minamata. Nous avons vu que c’est déjà le cas pour de nombreuses espèces animales nouvellement atteintes de pathologies de masse. J’ai dit qu’une prise de sang effectuée à notre époque sur n’importe quel humain indique la présence de toxiques introduits dans l’environnement ou leurs produits de dégradation tout aussi dangereux (comme le DDE pour le DDT). On trouve aussi dans le sang des humains des produits naturels toxiques. Ceux-ci (radio-isotopes, arsenic, mercure) étaient enfermés dans des roches où ils étaient neutralisés et maintenus sans danger pour le vivant et les nappes phréatiques jusqu’à ce que des activités géologiques et industrielles menées sans précaution les mettent au contact des humains, de la faune et de la flore.
Empoisonnement des sols, artificialisation, urbanisation…
L’empoisonnement et l’artificialisation des sols sont un chapitre essentiel méconnu du public, des associations et des administrations qui multiplient les lotissements, parkings, entrepôts aux dépens de terres agricoles à grande valeur agronomique. En France, près de 6% du territoire est artificialisé, c’est-à-dire urbanisé, bétonné, goudronné ou couvert de ballast traité aux herbicides. Cette aire artificialisée définitivement stérile a doublé en près de 20 ans ! Les grands pays les plus industrialisés s’acheminent vers les 10 à 12 % d’artificialisation dans le même écart de temps. Enfin, les routes, les clôtures maçonnées, les fossés et canaux, génèrent d’innombrables parcelles de sol étanches qui bloquent la circulation du vivant et les échanges génétiques dans les sols.
La biomasse dans les sols n’est pas inférieure à celle présente sur les sols. Ces organismes issus de très nombreux groupes animaux ou végétaux interagissent avec les végétaux auxquels ils apportent des éléments indispensables (carbone, oligoéléments et des nutriments majeurs comme l’azote). Les lombrics recyclent la matière organique immobilisée dans les sols et la porte en surface. De nombreux invertébrés, avec des rapports prédateurs-proies, animent ce milieu que nous ne voyons pas, l’enrichissent et l’aèrent en évitant un tassement excessif.
Les sols reçoivent tous les traitements prodigués par l’agriculture. La croyance en la nécessité de « désherber » entre les rangs de vignes, d’arbres fruitiers et de plantations diverses est une pratique inutile et néfaste qui augmente encore la quantité de pesticides affectant les sols. Au bout du compte, ce sont toujours des pratiques culturales excessives et inadaptées pour la conservation des espèces (jusqu’à 16 traitements/an dans les vergers). Dès lors, la biodiversité s’appauvrit et finalement disparaît. Ce processus fait apparaître le besoin d’augmenter les apports d’eau et d’engrais. Les sols ainsi malmenés s’apparentent progressivement aux cultures hors sol, réalisées à coup d’intrants à la place des apports de la biodiversité des sols naturels.
Pollués, appauvris, les sols acceptent progressivement moins de végétaux en surface et se dénudent. Un autre phénomène irréversible s’enclenche alors : la perte de l’humus et des particules fines arrachés par les pluies, le vent et la circulation des eaux. Les cultures au sol nu comme un œuf dans de grandes régions viticoles ou fruitières obtenues par traitements herbicides participent à l’empoisonnement de la biosphère et des travailleurs de la terre. Sur ces sols nus et desséchés, le vent se charge en pesticides et l’érosion déchausse les plants. En outre, et ce n’est pas secondaire, les sols qui perdent leur biodiversité naturelle cessent de remplir une fonction de rétention du carbone puisque de nombreux organismes liés aux sols fabriquent des carbonates ou capturent le carbone du CO² et rejettent l’oxygène.
Ces méthodes culturales de plus en plus coûteuses et dangereuses pour le vivant résultent d’un manque d’information venant des gouvernements, de comportements normatifs chez les professionnels formatés par la pression capitaliste de l’agrochimie parce que la « croissance » concerne aussi la consommation de pesticides par les agriculteurs et le public. Chercher à vendre toujours plus de pesticides, en empoisonnant toujours plus la biosphère, pour des motivations purement capitalistes, confirme la profonde perversité du système. Ce sont des pratiques et des méthodes criminelles qui s’inscrivent à la suite des drames « pionniers » de Bhopal et Minamata. Il est urgent d’y mettre fin. Faire reculer cette aliénation interroge tous les courants anticapitalistes.
Yves Dachy (ydac34 orange.fr)