J’ai grandi dans le quartier Ahuntsic pas très loin de la belle rivière qui serpente entre les deux îles. À Pâques, on défilait pour faire oublier nos péchés jusqu’à cette magnifique Église des Récollets. C’était dans les années 1960 et on était un sacré paquet de jeunes à l’école y compris au Collège Saint-Ignace qui est restée depuis le départ des Jésuites une grosse école (privée).
Et puis je suis parti jusqu’à temps que, 40 ans plus tard, les hasards de la vie me ramènent ici. Aujourd’hui Ahuntsic est un conglomérat de quartiers plutôt moyens, avec des poches pauvres et immigrantes le long des grands axes est-ouest. Mais sur la majorité des rues, c’est surtout la classe « moyenne-moyenne », où se mélangent assez agréablement des baby-boomers retraités ou en voie de l’être et des jeunes familles qui peuvent (encore) se permettre d’acheter des maisons de plus en plus inaccessibles au sud du Métropolitain. C’est ce qui explique qu’il y a beaucoup d’institutions scolaires dans le coin, y compris deux cegeps. Au cégep d’Ahuntsic où compte le plus d’étudiants au Québec, ça bouge depuis toujours, mais habituellement, c’est une enclave dont on entend peu parler.
La rue Fleury est là où on déambule. On magasine et on se restaure durant les belles soirées de fin de semaine à partir de mai. On se sent à des années-lumière de « Montréal » (presqu’une autre ville) ou aussi de Laval, qui est pourtant juste à côté. Il y a un petit côté fier, mais pas du tout exalté ou choquant, appelons cela plutôt une certaine satisfaction d’être ici dans un endroit somme toute agréable, sécuritaire, familial, et pas loin du métro !
La dernière fois que j’ai vu une manif à Ahutnsic, c’était il n’y a pas si longtemps, justement au moment du défilé de la repentance avant Pâques. Sous l’égide des bérets blancs, on entendait les fidèles : « À genoux tout le monde, nous avons péché ! »
Jusqu’à temps que …
Depuis une semaine, la population trop tranquille d’Ahuntsic sort dans les rues. Dans cette magnifique soirée du samedi, on est au plus fort de la marche improvisée autour de 1000 personnes, et ce sans compter le grand nombre de personnes sur les balcons et les perrons qui crient et frappent leurs casseroles. La foule est bigarrée, jeunes et moins jeunes, beaucoup de familles, surtout blancs et francophones mais avec un nombre non négligeable de Maghrébins et d’Haïtiens. Comme partout dans ces manifs bruyantes et souriantes, la masse est festive, tout simplement contente. Il n’y a ni chefs, ni mots d’ordre, ni banderoles, ni discours, ni parcours (agréé ou non avec la police) ni rien du tout. Les gens suivent les grandes artères et les policiers ouvrent naturellement le chemin (que peuvent-ils faire d’autres ?!?)
Vu de loin, l’évènement pourrait passer pour une petite affaire. Mais comment se fait-il que tous ces gens sortent de leur univers tranquille et sécurisant du domicile ?
En fin de compte, il y a une grande convergence. La colère est très nette contre le gouvernement de voyous identifié à Jean Charest dont les historiens, je crois, vont se souvenir (pas pour de bonnes raisons). De toute évidence, il y a une agression inacceptable dans cette loi 78. Mais la colère n’explique pas tout.
Car il y a aussi une grande joie. Les madames et les monsieurs dans la rue pensent qu’ils et elles peuvent faire une différence. Il y a une grande admiration pour les étudiantEs et alors on se dit, c’est à nous maintenant de faire la différence. De quoi s’agit-il ? Dans le fond, c’est le « système ». On ne le nomme pas facilement, mais on le connaît et on sait qu’il veut transformer, pour le pire, nos vies. On est loin, très loin même des frais de scolarité. On est proche, très proche même de concepts comme le bien commun, la justice, l’universalité publique, etc. C’est quelque chose de profond, et non de superficiel. Et ça va durer.
Aujourd’hui on entend les conservateurs dire, « la rue a gagné ». Pour Denise Bombardier par exemple, c’est une terrible défaite. Je crois qu’elle a raison. Péladeau et Desmarais ont eux-aussi terriblement perdu et on ne les oubliera pas. Charest, c’est fini. Legault, il faudra un miracle pour qu’il remonte la côte. La répression, ce n’est plus à l’ordre du jour. La police le dit, elle ne peut faire respecter la loi. Qu’est-ce qu’ils peuvent faire ? Asperger de poivre la rue Fleury ? Arrêter 1000 madames et monsieurs avec leur marmaille qui défilent dans la joie ? On pourrait espérer qu’ils se mettent à casser des vitrines, mais notre rue et notre quartier, on l’aime …
C’est fini, ils ont perdu.
On n’a jamais vu cela au Québec, même dans les plus forts mouvements des mobilisations sociales.
Mais entre leur défaite et la victoire de l’autre camp, il y a encore beaucoup de chemin. Les dominants et les conservateurs vont tergiverser. Ils vont tenter de cacher leur défaite. Ils vont cracher leur venin à travers leurs médias-poubelles, qui ont moins d’influence mais qui restent puissants. Ils vont miser sur un apaisement qui vient toujours à la longue, sur l’oubli, sur le désir des gens se retrouver un peu de tranquillité, sur la peur.
Ils se font déjà à l’idée que le PQ va revenir au pouvoir, ce PQ qu’ils craignent un peu, mais qu’ils ont vu s’assagir au fil des ans. Ils espèrent qu’il y aura, comme dans le passé, une « alternance tranquille », qui ne débouchera pas sur grand-chose. Ils vont démoniser Amir Khadir. Ils vont tenter de diviser les étudiantEs. Ils vont dire aux syndicats de se tenir tranquilles. Ils vont tout faire cela, et bien pire encore, à travers leurs tactiques perverses, malhonnêtes et corrompues.
Peut-être qu’ils vont réussir. Mais dans le tintamarre des casseroles, dans l’action énergique, immensément civile et réfléchie des étudiantEs, il y a comme un autre message, quelque chose qui ressemble à la grande vague que le Québec a connue dans les années 1960. Peut-être même quelque chose de plus.
Pierre Beaudet