Les ingérences régionales et internationales — ou ce qu’on peut appeler l’internationalisation de la confrontation en cours — ne font pas suite à une demande de partis de l’opposition syrienne, dont le Conseil national syrien serait le ténor. Par ailleurs, l’opposition ferme à toute intervention militaire d’autres partis de l’opposition, essentiellement la Commission de coordination nationale, n’explique pas la non-intervention en Syrie.
Les immixtions régionales et internationales et les antagonismes autour de la Syrie n’ont pas cessé depuis l’accès du pays à l’indépendance en 1946. Il suffit de rappeler que la Syrie d’aujourd’hui, ou la République arabe syrienne, n’est que ce qui reste de la Grande Syrie que l’accord Sykes-Picot [1] avait partagé entre le Royaume-Uni et la France au début du siècle dernier. L’enchevêtrement des relations entre la Syrie et ses voisins (Liban, Irak, Palestine et Jordanie) et le contentieux égypto-saoudien pour l’influence en Syrie perdurent depuis. Des projets et alliances impérialistes ont tenté de la contenir, dont les plus fameux sont le plan Eisenhower [2] et le Pacte de Bagdad [3]. Ces tentatives se sont accrues dans la dernière décennie, notamment après l’invasion américaine de l’Irak, l’émergence de l’axe Téhéran-Damas et l’acharnement américain à encercler l’Iran sous prétexte de son programme nucléaire.
En réalité, l’intervention ou l’absence d’intervention étrangère ne dépend que des intérêts des États occidentaux et de leurs conditions internes, régionales et internationales, qui ne sont pas favorables aujourd’hui à ce genre de manœuvres. Quant à l’avis des Syriens, c’est le dernier de leurs soucis, car ils n’ont besoin de l’accord de quiconque pour intervenir et trouveront suffisamment de justifications et de prétextes, même les plus futiles, quand ils souhaiteront le faire. En dernier ressort, les positions du régime syrien, son attitude, sa situation et l’état de la Syrie à un point donné du développement de la révolution constituent les principaux facteurs — voire les seuls — à même de fournir les conditions et les prétextes pour une intervention militaire.
L’opposition syrienne, de l’hésitation au marketing des illusions
Des mois après que le peuple syrien se soit soulevé et ait fait face, le torse nu, à la machine de répression infernale lancée par le régime contre la révolution — qui commence à se propager et se répandre horizontalement et verticalement, entraînant des milliers de morts et des dizaines de milliers d’arrestations — le Conseil national syrien s’est constitué avec en son sein des courants politiques religieux et libéraux, avec une nette prédominance des premiers. Le mouvement populaire a salué cette initiative et exprimé son soutien à ce Conseil. Non parce qu’il était d’accord avec les modalités de sa constitution ou avec sa structuration interne, mais parce qu’il avait besoin, pendant les premiers mois, d’unifier et de centraliser sa lutte au sein d’une structure représentative de tous les courants pour donner au mouvement plus d’élan, de force et de soutien.
Cependant le Conseil national, au lieu d’orienter ses efforts pour soutenir, activer et unifier le mouvement populaire, en a détourné les yeux. Il a versé dans le marketing des illusions en se tournant vers les puissances internationales influentes. Voulant s’inspirer de l’expérience libyenne — sans prendre en considération les différences et les contrastes — il a exposé sur le marché international les atouts et points forts de la position géopolitique de la Syrie.
Depuis la demande d’un embargo aérien jusqu’à la sollicitation réitérée d’une zone tampon, en passant par sa position hésitante à l’égard de l’Armée syrienne libre et sa demande d’une protection des civils et de voies sécurisées, le Conseil national s’est révélé incapable d’offrir une orientation tangible à la révolution, qui boucle sa première année sans aucun besoin de commercialiser des illusions.
Concomitamment à la formation du Conseil national, sur l’autre versant de l’opposition, s’est constituée la Commission de coordination nationale. Elle regroupe des partis et personnalités s’étant opposés au régime et ayant subi la répression et les poursuites durant plus de trois décennies. Toutefois, de par son discours adressé à la rue insurgée ou sa structuration, elle s’est avérée une opposition molle. Elle s’essouffle derrière le mouvement des masses révoltées et, à chaque étape de la révolution, ne parvient pas au niveau atteint par les masses. Dès sa création, la Commission de coordination nationale s’est focalisée sur l’intervention militaire — alors que cette question n’était pas, et n’est toujours pas, posée — au lieu de se concentrer sur la chute du régime. Elle a paru plus soucieuse d’affronter le Conseil national, qui demande l’intervention, que de lutter contre le régime. En réalité, le discours de la Commission de coordination nationale a été l’expression de la catégorie de Syriens effrayés, hésitants et silencieux plus que celle de la rue révoltée.
Les communistes et la révolution
Le champ politique syrien se singularise de celui des autres pays arabes par le fait de ne pas avoir connu d’autres partis communistes que le parti communiste traditionnel (stalinien). Ce dernier a été créé dans les années 1920 et a conservé son unité jusqu’au début des années 1970. Puis, il a commencé à se diviser et à se fractionner, pour donner naissance au début des années 2000 à quatre partis. Trois sont restés fidèles à Moscou et ont rejoint l’appendice de la dictature, soit en adhérant au « Front du parti Baas » au pouvoir, soit en formulant de l’extérieur des critiques très timides des politiques économiques du régime. Après le déclenchement de la révolution, ces partis n’ont pas compris l’exigence de changement radical, même si certains de leurs militants et sympathisants participent au mouvement populaire, sans l’accord de leurs directions. Le quatrième parti issu de cette division s’est démarqué du régime depuis le milieu des années 1970 et a rejoint l’opposition, s’exposant ainsi à la répression et aux poursuites durant les décennies passées. Dans les années 2000, il est devenu un parti libéral, dénommé le Parti démocratique du peuple, et il fait aujourd’hui partie du Conseil national syrien.
A la fin des années 1970, un nouveau parti communiste s’est constitué, sous le nom de Parti de l’Action Communiste (PAC). Il comptait dans ses rangs des courants staliniens révolutionnaires et même un courant trotskiste. La question de la chute du régime fut posée depuis l’année 1979, exposant ce parti à des vagues successives de répression, de poursuites et d’arrestations continues, qui ont provoqué, au début des années 1990, la paralysie de son activité politique et organisationnelle. Le PAC a fait de nouveau parler de lui au début des années 2000, lorsque des éléments de sa direction furent libérés de prison (certains y avaient passé plus de 17 ans). Il a connu des déchirements et des transformations idéologiques, allant du libéralisme à l’engagement révolutionnaire, en passant par le stalinisme. Certains de ses membres ont pu reconstruire le parti et former une coalition avec d’autres organisations issues de la tradition communiste — le Regroupement de gauche marxiste — qui est aujourd’hui l’une des composantes de la Commission de coordination nationale. Dans le cours de la révolution et du mouvement populaire des formes d’organisation de la gauche sont également apparues, mais elles restent limitées en termes d’action et d’influence.
La militarisation de la révolution et l’armée libre
En dépit de l’intensité de la répression et des meurtres perpétrés par le régime, le mouvement populaire est resté pacifique durant les premiers mois. Si les manifestants ont eu occasionnellement recours aux armes, il s’agissait de réactions individuelles provoquées par la folie meurtrière des appareils de sécurité, que les dirigeants du mouvement avaient la possibilité de maîtriser.
Les services de sécurité ont manœuvré pour pousser le mouvement à s’armer afin de chercher à justifier les meurtres de révolutionnaires pacifiques et de convaincre l’opinion publique qu’ils ont affaire à des « bandes armées ». Pour ce faire ils ont eu recours à deux procédés :
► le premier a consisté à faciliter l’accès des citoyens aux armes légères bon marché par le biais des connexions entre les marchands d’armes et les services de sécurité ;
► le second, de loin le plus dangereux et le plus onéreux pour le mouvement populaire, a consisté à décapiter le mouvement civil et pacifique, par la liquidation de sa direction, des assassinats lors des manifestations, des exécutions dans les prisons, le maintien des dirigeants en détention.
Ceci a permis l’émergence de nouveaux dirigeants plus enclins à l’affrontement armé avec les services de sécurité, qui commettent meurtres et exactions sans fin. Le mouvement aurait pu rester civil et pacifique si, d’une part, des composantes de l’opposition à l’étranger ne l’avaient pas poussé à s’armer et si, d’autre part, il n’y avait pas eu des désertions de plus en plus importantes dans les rangs de l’armée qui ont abouti à la création de l’armée libre.
Les unités et les directions de l’armée syrienne ont été structurées à l’époque du président Assad père, rendant difficile toute mutinerie ou insoumission collective. Face au rôle qui leur était assigné — réprimer les protestations populaires pour protéger le régime, exerçant sur eux et sur les populations toutes les formes sauvages de répression et de discrimination — les éléments de l’armée syrienne n’avaient pas d’autre choix que de se révolter à titre individuel ou par petits groupes, en emportant ou non leurs armes, ce qui s’est souvent produit.
Si elle était restée confinée aux déserteurs (leur nombre, selon les estimations les plus optimistes, ne dépasserait pas quelques milliers), l’armée libre n’aurait pu représenter un danger pour le régime. Mais l’essentiel du corps de l’armée libre est aujourd’hui constitué de civils, qui ont volontairement rejoint ses rangs, en raison de leur enthousiasme envers la révolution, ou parce qu’ils font l’objet de recherches des services de sécurité pour avoir participé aux manifestations. La plupart des civils volontaires dans l’armée libre sont issus des couches sociales marginalisées.
On estime actuellement l’effectif de l’armée libre à des dizaines de milliers et il est important de souligner que le régime perd jour après jour sa confiance dans l’armée et qu’il est contraint de renflouer ses unités par des éléments affidés, dont certains sont subordonnés aux appareils de sécurité. Précisons également que le nombre de militaires incarcérés dans les prisons du régime en raison d’une présomption de sympathie pour la révolution se compte en milliers, dont une majorité d’officiers. Cela donne une idée de la situation de l’armée du régime, tant au niveau de sa mobilisation que de son moral.
Les couches sociales liées au régime par des intérêts économiques se détachent progressivement de ce dernier. Certains quittent le navire face à l’accélération du blocus international, d’autres gardent un pied à l’étrier du régime et l’autre à celui de la révolution. Lentement, l’armée du régime se délite. Bientôt il ne pourra plus s’appuyer que sur ses clients les plus directs et sur ses instruments de répression. Il s’agit là des appareils qui par leur structuration ressemblent plus à des milices qu’à des unités militaires régulières. Ces appareils pourraient être un problème pour la révolution, si le régime faisait le choix de Samson [4].
Reste le danger que constitue pour lui l’armée libre. Son efficacité dans la révolution est pour le moment restée limitée. Mais si elle venait à être soutenue et armée par une puissance extérieure (la Turquie en serait le tenant principal sur décision américano-européenne plus que turque), elle jouerait un rôle effectif dans la chute du régime.
Face à la révolution… le régime passe de l’attaque à la défense
La campagne militaire déclenchée ces derniers jours dans les villes et villages semble être une offensive visant à étouffer la révolution. Pourtant, la réalité révèle que le régime, qui voit chaque jour se propager l’incendie de la révolution à de nouvelles villes et de nouvelles régions (Damas, Alep), veut défendre le statu quo sur le terrain en asphyxiant la révolution dans les régions qui se sont embrasées en premier (Homs, Deraa, Hama), tentant de saper le moral des régions nouvellement ralliées à la révolution et de remonter le moral de ses partisans, dont la confiance dans la possibilité du maintien du régime a été ébranlée. Il s’agit aussi d’avoir des cartes en main lors de négociations avec ses alliés (plus particulièrement la Russie). Les propos du président Assad, lors de sa rencontre avec le vice ministre des Affaires étrangères chinois le 19 février 2012, sur la guerre civile et la partition qui menace la Syrie, n’en sont que les premiers indices.
Aujourd’hui on peut dire que la révolution syrienne a franchi le Rubicon et qu’il n’y aura pas de retour en arrière. Le régime qui a gouverné la Syrie pendant plus de quatre décennies touche à sa fin. Quand et comment ? Il est difficile d’y répondre précisément, les régimes de même nature que celui-ci ou qui lui ressemblent ont étonné les observateurs quant aux modalités de leur chute (Chah d’Iran, Europe de l’Est).
Un autre danger pour la révolution et son avenir, ce serait que le champ syrien se transforme en zone de luttes d’influence et d’intérêts entre les grandes puissances. A mon sens, les circonstances ne s’y prêtent pas, au moins pour la Russie, en dépit du fait que la politique américaine souhaite vivement faire durer le conflit en Syrie, non pour anéantir le régime, mais pour anéantir la Syrie, dans l’intérêt d’Israël au premier plan. C’est ce que doit comprendre et empêcher l’opposition syrienne, car la chute du régime doit se faire par les forces du peuple syrien. C’est le chemin le plus court — fût-il long — et le moins coûteux, même si la cote de situation de la Syrie s’élève dans le bazar des forces internationales.
Monif Mulhem, Syrie, le 21 février 2012