A Casablanca, la manifestation syndicale et populaire a regroupé des dizaines de milliers de personnes. Cet évènement fera date. On se rappelle que l’accord du 26 avril qui contenait de maigres concessions et de grands principes qui n’ont jamais vu le jour, visait d’abord à éviter que la contestation pénètre le monde syndical et que des jonctions naissent à une échelle significative, entre le M20F et les travailleurs. Depuis le printemps des peuples qui secoue la région et l’éclosion du M20F, c’est la première fois que des organisations syndicales appellent à une manifestation nationale, centralisée, ouverte aux organisations sociales et démocratiques. Cette combinaison qui a vu se mélanger dans les cortèges syndicaux, les diplômés chômeurs, les étudiants de l’Unem, Attac, le M20F, l’Amdh, les organisations politiques démocratiques et des mouvements sociaux traduit la naissance potentielle d’un front social et politique de lutte. Elle met en valeur la possibilité d’unité d’action des travailleurs, de la jeunesse et des masses populaires autour de revendications sociales et démocratiques.
L’analyse selon laquelle la contradiction fondamentale oppose le régime d’accumulation du capital mondialisé (relayé par sa fraction locale prédatrice) et la satisfaction des droits et besoins élémentaires des classes populaires trouve sa traduction sociale. Ceux qui pensaient aussi que le reflux du M20F signifiât le déclin des luttes en sont pour leur frais. Comme toujours les contradictions et les terrains de luttes se déplacent, se combinent et ressurgissent sous des formes inattendues.
Il ne s’agit pas évidemment d’être naïf. La direction de la CDT et la FDT ont leur propre agenda politique : redonner une crédibilité à « l’opposition de sa majesté », occuper l’espace de la crise de l’autre grande centrale : l’UMT, réapparaitre comme un pivot central du de la scène sociale. Mais en réalité, la manifestation va au-delà de ces calculs d’appareils. Elle montre que des secteurs populaires y compris dans le monde ouvrier cherchent la voie de la lutte face à des décennies de recul et de tromperie gouvernementale, que le secteur syndicale peut jouer un rôle catalyseur décisif, ce qui a probablement manqué en 2011. La teneur des slogans suffit à elle seule à démontrer que le dialogue social ne trompe plus personne et qu’il existe une aspiration à un changement réel.
L’autre élément important de cette manifestation nationale est bien sur la participation du courant démocratique de l’UMT rompant de fait avec la ligne de division syndicale qu’imposaient les bureaucraties. C’est un élément important pour la suite. Reste qu’une manifestation n’est qu’une manifestation. Elle a démontré un potentiel de lutte et de combativité mais la suite n’est inscrite nulle part. Nombreux sont les défis à surmonter pour que se reconstitue une opposition sociale, syndicale et démocratique massive capable de transformer en profondeur les rapports de forces. Quatre éléments nous paraissent essentiels :
Au-delà des plateformes catégorielles et de l’affirmation de droits généraux, il faut avancer vers une plateforme de lutte qui concentre les revendications essentielles des masses populaires et des travailleurs, des revendications qui unifient les aspirations sociales et démocratiques et donnent corps à des batailles communes. L’interdiction des licenciements, l’augmentation généralisée du smig de 3000dh, l’alignement au même niveau du Smag, la généralisation des CDI, la renationalisation des secteurs privatisés, le développement des services publics, l’embauche immédiate des diplômes chômeurs, la revalorisation des retraites et pensions de familles, le blocage et réduction des loyers, des factures d’eau et d’électricité, la gratuité de l’éducation, de l’accès aux soins et aux transports, l’abolition des législations répressives, la défense de toutes les libertés démocratiques, l’amnistie générale des détenus sont le creuset d’exigences qui partent de le défense globale des intérêts immédiats des exploités et classes populaires et autant d’objectifs de lutte communs. Il s’agit d’avancer concrètement vers une coordination de lutte souple et déterminé à développer un combat collectif prolongé.
Il est nécessaire de rompre avec la stratégie de « dialogue social ». le but de la mobilisation n’est pas de s’assoir à la table du gouvernement et des patrons mais d’abord de construire et d’élargir le rapport de force. C’est une stratégie d’affrontement social et syndical reposant sur la mobilisation en enlevant toute illusion sur la capacité de ce gouvernement à répondre même partiellement à nos revendications, qu’il faut aujourd’hui construire. Le « dialogue social » ne vise qu’à désamorcer nos luttes, diviser et éparpiller nos résistances, pendant que le régime mène une véritable guerre sociale contre nos droits et libertés. Tout le bilan du « dialogue social » l’atteste : de fausses concessions vidées de tout contenu, jamais appliqués en échange de sacrifices plus grand.
Si la journée du 27 a montré une grande disponibilité à la lutte, une journée d’action ne suffira pas à construire le rapport de force. L’ensemble des équipes militantes syndicales devrait préparer une bataille globale pour des grèves interprofessionnelles reconductibles. Non pas seulement une journée de grève nationale même si cela peut être un début mais bien la perspective d’une grève générale qui vise à bloquer l’économie. C’est la seule arme stratégique dont dispose les travailleurs et qui peut avoir un impact social et politique considérable pour s’opposer efficacement à l’offensive de la bourgeoisie et entrainer les secteurs les moins organisés, les plus éloignés de la lutte syndicale. C’est cette perspective, non pas secteur par secteur, mais de la manière la plus coordonnée possible avec une politique d’extension et de généralisation qui doit être au cœur du renouveau combatif de la lutte syndicale.
Ces différents éléments impliquent que la sortie des impasses bureaucratiques repose sur le déploiement d’une orientation unitaire de lutte et la construction des espaces de coordination combatifs sociaux et syndicaux. L’heure est bien, non pas à la juxtaposition des combats mais à la construction d’un pôle combatif intersyndical et lié d’une manière étroite aux combats sociaux et démocratiques. Ce projet correspond aux dynamiques actuelles et aux besoins de la lutte pour qu’elle puisse franchir un pas qualitatif. Nous devons nous appuyer sur les aspirations très réelle à l’unité et à la lutte de la base pour avancer sans se perdre dans les interprétations tactiques des virages des sommets bureaucratiques qui sont et seront toujours des adversaires en puissance quel que soit le masque, dont ils se dotent à tel ou tel moment. Ce projet repose sur tous les militants démocrates conséquents et de la gauche radicale et anticapitaliste. C’est d’eux que dépend la possibilité que prenne corps l’unité d’action « malgré les bureaucraties », l’affrontement de masse plutôt que « le dialogue social ». Il nous faut sortir des cloisonnements imposés par nos adversaires. Là est notre force.
Dans ce processus, la gauche radicale doit trouver les points d’appui à l’unification de ses forces. Nous vivions malgré toutes les limites et les contradictions de la situation, une poussée du mouvement populaire. Nous ne pouvons laisser l’espace à ceux qui rêvent de l’après discrédit du gouvernement Benkirane, qui agitent le drapeau de la lutte avec en ligne de mire les prochaines échéances institutionnelles. Le mouvement ouvrier et populaire n’est pas une carte de pression pour des arrangements institutionnels. Le mouvement populaire a besoin d’une gauche de combat, sans concession, prête à défendre jusqu’au bout ses intérêts. Elle devra dépasser ses divisions internes et s’affirmer comme un pôle démocratique révolutionnaire indépendant.
Chawqui Lotfi