Y a-t-il encore aujourd’hui un mythe du Front populaire ?
Danielle Tartakowsky - Il y a quelques mois, quand nous avons commencé à travailler sur notre livre, nous avions l’impression que l’événement ne donnerait pas lieu à une forte réappropriation. L’identité du Front populaire semblait réduite aux congés payés, dernier bastion des acquis de cette période, et au mythe culturel, aux photos. Le mouvement anti-CPE nous laisse à penser que cette mémoire est beaucoup plus forte, avec une appropriation plus politique, un intérêt pour le Front populaire en tant que mouvement social. Nous l’avons vu sur les affiches, les banderoles, dans des débats, même chez les plus jeunes. Dans des phases porteuses d’espoir, le Front populaire ressurgit, parce que peu de luttes dans l’histoire ont débouché sur des acquis aussi immédiats. Les acteurs eux-mêmes ont eu conscience de vivre quelque chose d’historique : c’est très visible sur les photos, à travers les poses.
Michel Margairaz - Lors des récents événements, nous avons été étonnés de voir que les références à 1936 ne venaient pas seulement d’organisations mais aussi, spontanément, de manifestants qui avaient sans doute une connaissance partielle du Front populaire. Il y a là une mémoire diffuse, commune, qui fonctionne indépendamment de relais explicites. Même les très jeunes générations en sont porteuses. Le Front populaire articule, de manière complexe, la longue durée à un moment court très fort, véritable instantané, qui reste dans les mémoires à travers les photos notamment. Ce qui subsiste le plus est l’instant, la très forte mobilisation, mais parce qu’il s’agit d’une victoire sociale sur des revendications de longue date, satisfaites toutes en même temps, comme les 40 heures. Il y a également, ce qui est rare, une traduction politique de ces luttes. La joie, les sourires, visibles au niveau individuel, rejoignent les revendications collectives dans l’histoire longue. Il y a rarement eu dans l’histoire une telle intensité en quelques jours. Cette intensité reste dans les mémoires, même si tout se dégrade très vite, du fait du contexte international, de l’absence de reprise économique, de la contre-attaque de la droite. Les forces de l’État sont de nouveau du côté de l’ordre, cherchent l’affrontement et non la négociation. Le rapport de force a changé. Mais le Front populaire ressurgit régulièrement comme point d’appui, car il n’y a pas tant de victoires dans le mouvement ouvrier français.
D. Tartakowsky - Dans les débats auxquels nous avons pris part, la discussion a davantage porté sur le mouvement social, les rapports avec l’État, que sur les stratégies politiques. Il y a dix ans, les débats commémoratifs portaient plus sur la non-participation du Parti communiste au gouvernement et la non-intervention en Espagne. On peut l’analyser en positif, en se disant qu’il y a un regain d’intérêt pour le mouvement social, ou en négatif, en concluant à la perte de mémoire politique.
Le mouvement a été spontané, parti de la base, mais les syndicats ont joué un rôle. Comment s’articulent ces deux aspects ?*
D. Tartakowsky - Les syndicats ont eu un rôle en amont et à chaud. L’épicentre des grèves a été les grandes usines rationalisées, où des grèves sur la question des cadences avaient été animées par la CGTU [par les communistes, NDLR] dans les années 1920 et 1930. Dans ces lieux, existait donc une culture de la grève, antérieure au mouvement. Il y a corrélation entre les grèves de 1936 et l’implantation antérieure des unions locales. Les grèves, cependant, n’ont pas été initiées par les syndicats et se sont étendues à des secteurs où aucun syndicat n’avait jamais existé. Les grévistes prennent contact avec les unions locales de la CGT ou avec les syndicats des usines voisines. Ils demandent conseil pour rédiger des cahiers de revendications, pour mener la grève.
M. Margairaz - Au niveau national, l’accord de Matignon donne un espace à la confédération en tant que telle, alors que ce rôle était peu défini auparavant. Par la suite, cet accord ne met pas un terme aux grèves même si le mouvement reflue. Les syndicats et les syndiqués jouent un rôle dans les nouvelles négociations collectives. Ils font la preuve de leur utilité en obtenant, par la négociation collective, des avantages même dans des endroits dépourvus de syndiqués.
À quelle nouvelle culture politique donne naissance 1936 ?
D. Tartakowsky - 1936 s’inscrit dans un cycle de mobilisations ouvert en 1934 et clos en novembre 1938, date d’un bras de fer entre la droite revenue aux affaires et la CGT, fortement réprimée. Entre 1934 et 1936, il y a un va-et-vient permanent entre thèmes politiques et syndicaux. La mobilisation débute sur le terrain de l’antifascisme, suite à la manifestation des ligues d’extrême, le 6 février 1934. L’antifascisme ouvre un espace de mobilisation alors que, jusque-là, les mobilisations contre la crise étaient restées limitées. Les mobilisations antifascistes permettent la prise de conscience d’une force qui se dirige ensuite contre d’autres cibles. Elles ouvrent aussi de nouvelles formes d’entrée en politique : par la manifestation, par les grèves, par les fêtes politiques sur la longue durée, qui sont des lieux de sensibilisation quant à la situation en Espagne. La conjonction de manifestations et de grèves permet l’entrée en politique de ceux qui ne votent pas : les femmes, les jeunes - car on travaille à 13 ans et on vote à 21 -, et les travailleurs immigrés.
La présence des enfants, mise en avant dans les manifestations et les occupations, est le signe d’une socialisation politique familiale. La politique entre dans l’espace privé de manière inédite. Le peuple se constitue en acteur politique collectif, alors que la République avait construit la Chambre des députés comme expression d’un peuple souverain, constitué d’individus citoyens. Le mouvement ouvrier avait construit un rapport à son histoire rythmé par des événements glorieux mais tragiques : les canuts de Lyon, Fourmies, la répression de la Commune de Paris. Le Front populaire permet de construire une image d’un peuple debout, qui gagne au présent, ici et maintenant, comme l’exprime la verticalité des photos.