Les artistes sont souvent des outsiders et des transgresseurs. Mais peu sont ceux qui concentrent autant de transgressions que Claude Cahun (1894-1954) : Juive non-juive, femme androgyne, marxiste dissidente, trotskyste libertaire, surréaliste lesbienne, elle est strictement inclassable. Née Lucy Schwob, petite-fille d’un Rabbin de Francfort, fille du journaliste Maurice Schwob et nièce de l’écrivain symboliste Marcel Schwob - auteur du Livre de Monelle, un des ouvrages favoris d’André Breton - elle a choisi comme “nom d’artiste” un prénom neutre du point de vue du genre (Claude), et le nome de famille de sa grand-mère, Mathilde Cahun. Sans avoir reçu une éducation juive - sa mère était goy - elle était tout à fait consciente de l’origine de sa famille paternelle et de l’identité juive évidente de son nom de plume Cahun - une variante de Cohen. [1] Après la mort de sa mère, son père s’est remarié avec Marie Eugénie Malherbe, dont la fille Suzanne deviendra sa demi-soeur, sa meilleure amie, et, quelques années plus tard, sa compagne.
L’œuvre artistique de Claude Cahun a été récemment redécouverte, et grâce à diverses expositions, ses compositions photographiques surréalistes sont devenues internationalement connues. Beaucoup d’entre elles sont des étranges et inquiétants autoportraits, presque toujours avec ses cheveux rasés, tandis que d’autres sont des merveilleux montages d’images ou d’objets. Ce que j’aimerais discuter dans ce papier c’est un aspect moins connu de sa vie et de son travail : son engagement politique, ses écrits marxistes, et sa contribution à la réflexion surréaliste sur la poésie.
Jusqu’il y a très peu, ses écrits étaient dispersés, épuisés, ou introuvables. Grâce à François Leperlier ils viennent maintenant (2002) d’être rassemblé, ensemble avec des passionnants cahiers autobiographiques restés inédits et quelques lettres, ce qui nous donne pour la première fois une vue générale de son évolution littéraire et politique, et de sa pensée surréaliste/marxiste. Comme nous verrons, André Breton l’admirait autant, sinon plus, pour ses écrits que pour son art photographique.
Le tournant soudain de Claude Cahun vers le surréalisme et la politique révolutionnaires a eu lieu en 1932 - une adhésion tardive, en comparaison avec les autres surréalistes de sa génération. Dans quelques notes autobiographiques rédigées peu après la Deuxième Guerre mondiale elle reconnaît n’avoir découvert “l’historicité” que tardivement, vers 1931, comme “la réponse essentielle du Sphinx à mon énigme personnelle”. [2] Les raisons qui l’ont décidée - avec son amie Suzanne Malherbe - à adhérer fin 1932 à l’Association des Ecrivains et Artistes Révolutionnaires, AEAR, proche du Parti communiste, et dirigée par Paul Vaillant-Couturier (le représentant officiel du PCF), en collaboration avec les écrivains Paul Nizan et Jean Freville, restent mystérieuses. Il est possible qu’elle ait été motivée par sa sympathie croissante pour le surréalisme, et par le fait qu’André Breton et ses amis, qui avaient en vain essayé de joindre l’AEAR depuis sa création en janvier 1932, ont été finalement - suite à un changement dans la politique culturelle du Parti - admis en octobre de cette année. Ce qui est sûr, c’est que ses nouveaux écrits témoignent d’un passage - ou plutôt d’un saut - des positions éthiques et métaphysiques du symbolisme, inspirées d’un idéalisme frénétique et d’un pessimisme radical, proche de Nietzsche et de Schopenhauer, à une version hétérodoxe du matérialisme historique. [3]
Son nom apparaît, ensemble avec celui des surréalistes, parmi les signataires de deux importants tracts de l’AEAR : Protestation ! de mars 1933, qui dénonce le triomphe du fascisme en Allemagne et appelle à un front uni de tous les travailleurs pour aider le prolétariat allemand, et Contre le fascisme mais aussi contre l’impérialisme français ! de mai 1933, qui insiste sur la nécessité de combattre les buts communs à tous les exploiteurs capitalistes.
Cela ne veut pas dire que Claude Cahun partage toutes les thèses de la direction officielle de l’AEAR : par exemple, elle rejette sans hésitation la proposition de Vaillant-Couturier d’adhérer aux institutions littéraires bourgeoises comme la Société des gens de lettres, commentant ironiquement : “dans ce cas, pourquoi pas l’Académie Française ?” [4]
Comment pouvait une personnalité aussi individualiste et libertaire que Claude Cahun accepter le type de “marxisme” bureaucratique et autoritaire représenté par la direction (stalinienne) de l’ AEAR ? En fait, peu après son adhésion, elle va se lier avec l’opposition trotskyste dans l’Association, représentée par l’ainsi nommé “groupe Brunet”, une petite fraction de jeunes écrivains avec des sympathies pour l’Opposition de Gauche et pour le surréalisme : Jean Legrand, Neocles Coutouzis, Pierre Caminade. Elle s’est particulièrement attaché à l’étudiant de médecine grec et critique de cinéma Coutouzis et sa compagne Lilette Richter. [5] Dans un essai autobiographique de 1945-46, elle se réfère à lui comme son maître en marxisme et historie de la révolution russe. Cependant, il existait une distance substantielle entre Claude Cahun et le “groupe Brunet” : elle n’était pas à l’aise dans leur terrain favori, la rationalité discursive, et certains parmi eux critiquaient son “sentimentalisme”. En fait, plutôt qu’avec un groupe politique quelconque, c’est avec les surréalistes qu’elle avait les plus fortes affinités : “j’avais choisi le mois de mars 1932 pour me mettre au service du groupe [surréaliste] ”. [6] Elle veut probablement dire “mars 1933”, puisque c’est seulement au début de cette année qu’elle a rencontré pour la première fois André Breton - comme elle membre de la “section littéraire” de l’AEAR - et ses amis, et commencé à prendre part aux activités du groupe surréaliste. Quelques mois plus tard, en juin 1933, Breton fut exclu de l’AEAR, suivi, peu après, du “groupe Brunet”, de Claude Cahun et des autres surréalistes. Résumant plus tard le sens de son attitude oppositionnelle dans l’AEAR elle la définit comme un combat entre croyances démocratiques et bureaucratiques. [7]
C’est donc directement sous l’inspiration du surréalisme qu’elle a rédigé son premier texte marxiste, la brochure Les Paris sont ouverts (1934) : “Appuyer ma thèse au surréalisme semblait aller de soi pour moi”. [8] D’abord présenté comme un rapport interne pour la section littéraire de l’AEAR en janvier-février 1933, il a été complété pour publication avec des arguments nouveaux en février 1934. C’est une défense passionnée de l’autonomie poétique, représentée par Lautréamont, Rimbaud et les Surréalistes, contre la tentative bureaucratique de soumettre l’art à une “conformité idéologique” - illustrée par Louis Aragon, dont les poèmes célébrant l’URSS stalinienne (et la GPU !) en 1931, et l’adhésion à la politique culturelle soviétique ont conduit à la rupture avec ses amis surréalistes. La couverture du pamphlet mettait en évidence une citation d’André Breton sur l’art comme “humour objectif” - la définition du romantisme selon Hegel.
Le document a un sous-texte directement politique, évidemment inspiré par l’opposition trotskyste : Claude Cahun dénonce Aragon non seulement parce qu’il avait renié sa poésie surréaliste antérieure, mais aussi par son attitude typiquement stalinienne : pour lui “tout ce qui n’a pas le visa bureaucratique est suspect, ‘fait le jeu du fascisme”. Tandis qu’Aragon, dans son célèbre poème Front Rouge (1931) appelle à “tirer sur Léon Blum” et sur les “ours savants de la social-démocratie” - un exemple typique du stalinisme de la “Troisième Période”, quand le Comintern dénonçait la social-démocratie comme “social-fascisme” - Claude Cahun appelle à une politique de front unique ouvrier, exactement comme Léon Trotsky. Au-delà de la polémique avec Aragon, c’est toute l’idéologie stalinienne, qui vide le marxisme de sa substance en le réduisant à un “matérialisme mécanique et stérile”, qu’elle rejette. Elle n’a que du mépris pour le Grand Dirigeant soviétique, qu’elle traite ironiquement de “chef génial” et “maître bien aimé”. Et, surtout, elle espère que tôt ou tard, “ le prolétariat mondial brisera l’horrible enchantement, cet obscurantisme bureaucratique qui, déjà, ne se maintient plus qu’à grand renfort... d’exclusions”.
Aurait-elle lu les écrits de Trotsky en 1933 - 34, appelant - pour la première fois - à une nouvelle révolution contre la bureaucratie stalinienne, ou elle en a pris connaissance par la médiation de ses amis trotskystes du “groupe Brunet” ? En tout cas ses vues politiques en 1934 étaient bien en avance sur les surréalistes, qui ne vont rompre collectivement avec le stalinisme qu’en août 1935 (Du temps que les surréalistes avaient raison) ; de telles idées n’étaient partagé, en 1934, que par Benjamin Péret, qui avait déjà rejoint, dès la fin des années 1920, l’Opposition de Gauche. [9] Il n’est donc pas étonnant que la brochure est dédiée “A Léon Trotsky” - certes, non pour des raisons directement politiques, mais parce que pendant « les jours les plus grands et les plus angoissants d’une révolution qui n’était pas seulement la révolution russe », il a montré sa sympathie pour Mayakowsky. Dans ses souvenirs d’après 1945, elle insiste que ce texte doit beaucoup à Coutouzis - elle le décrit comme une sorte de “synthèse entre nos deux cultures” - et donne une explication intéressant pour la dédicace : “[J’étais] émue du sort d’un Juif errant au passeport sans visa”. [10]
Cela dit, il est évident que le vrai sujet de la polémique n’était pas la politique en tant que telle, mais le combat contre le contrôle bureaucratique sur la poésie : “ l’exigence des conformismes idéologiques serait la négation même de toute poésie” . La vraie poésie ne peut pas accepter des commandements externes, elle est la libre expression des individus dans leur plus secrète intériorité, le résultat de “ la force d’émotion instantanée d’un moment quelconque de sa vie intime ou collective”. [11] On perçoit dans ses formulations une sorte d’individualisme ou subjectivisme anarchiste, qui n’est pas sans préfigurer l’appel du Manifeste de Breton et Trotsky en 1938 : « Toute licence en art ! ».
L’essai contient plusieurs citations de Marx, Engels et même Lénine, qui semblent quelque peu hors sujet. La plus importante est une citation de Misère de la Philosophie (1847) où Marx argumente, contre Proudhon : “Ce qui provoque en effet la progression dialectique, c’est la coexistence des deux aspects opposés, leur antagonisme et leur absorption par une nouvelle catégorie. Dès qu’on se pose seulement le problème de supprimer le mauvais côté, on coupe le mouvement dialectique ». [12] Cette citation introduit la deuxième partie de l’essai, et inspire sa tentative d’interpréter dialectiquement la poésie. Si ses vues politiques dans cette brochure sont sans doute marxistes et communistes, sa réflexion sur la poésie doit plus au romantisme, au symbolisme et à l’esthétique hégélienne, qu’au type de marxisme vulgaire que prédominait à cette époque en France - avec quelques exceptions comme Norbert Guterman, Henri Lefebvre et Pierre Naville. [13] En insistant sur la nature anthropologique de la poésie, et son lien intime avec les sentiments érotiques, son pouvoir magique et sa capacité à produire des courts-circuits émotionnels, elle ouvre, comme les surréalistes, la possibilité d’une bien plus haute compréhension de l’inspiration poétique.
Les débuts de Claude Cahun dans le groupe surréaliste ont été plutôt difficiles. Son comportement provocateur - raser sa tête et la peindre en rose ou en or, s’habiller en homme et porter un monocle - ne passaient pas inaperçus et étaient reçus avec des sentiments mêlés. Son apparence peut être considéré comme l’expression d’une conscience lesbienne rebelle, qui prend souvent la forme de l’excentricité et d’une constante re-invention du soi. [14] Est-ce que les résistances initiales à sa personne étaient l’expression d’une certaine homophobie ? En tout cas, les attitudes ont commencé à changer après la publication de sa brochure de 1934, saluée comme “remarquable” par Breton dans son essai Qu’est-ce que le surréalisme, de la même année, qui cite extensivement ses arguments “particulièrement intéressants”.Un an plus tard, dans un article pour la revue Minotaure, il se réfère à nouveau à son essai, que lui semble porteur d’avenir, au-delà du contexte immédiat : “A la fin d’une polémique récente avec Aragon, Claude Cahun me parait en ce sens, avoir déposé les conclusions qui resteront longtemps les plus valables.” [15] Elle va bientôt devenir l’amie non seulement de l’auteur des Manifestes surréalistes et de sa compagne Jacqueline Lamba, mais aussi de René Crevel, Salvador Dali et Benjamin Péret ; par ailleurs, les surréalistes la considèrent comme la seule femme photographe importante du groupe, puisque Lee Miller ou Dora Maar n’ont eu qu’une relation éphémère avec le mouvement. Et surtout, sa brochure polémique deviendra, au cours des prochaines années, la principale référence des surréalistes sur la question controversée des rapports entre poésie et révolution.
Il est intéressant de noter qu’André Breton admirait non seulement ses compositions photographiques, mais autant, sinon plus, ses écrits ; une lettre qu’il lui adresse le 21 septembre 1938 pour l’encourager à s’exprimer plus souvent révèle la haute opinion qu’il avait de sa personne : “Il est assez probable, du reste, que vous disposez d’un pouvoir magique très étendu. Je trouve aussi - et ne fait que vous le répéter - que vous devriez écrire et publier. Vous savez très bien que je pense que vous êtes un des esprits les plus curieux de ce temps (des 4 ou 5) mais vous vous taisez à plaisir ». [16]
L’admiration de Breton était tout à fait justifiée ; la brochure de Claude Cahun était bien plus qu’une réaffirmation de ses propres idées, ou de celles de Tristan Tzara, René Crevel et les autres surréalistes : il s’agissait - sous une forme polémique - d’une exploration originale sur le sens de la poésie et sa signification pour la révolution. C’était un texte pionnier, qui anticipait sur des documents futurs du mouvement surréaliste, comme le tract de 1935 déjà mentionné (Du temps que les surréalistes avaient raison), ou Pour un Art révolutionnaire indépendant, le célèbre manifeste rédigé en commun par Breton et Trotsky en 1938. En fait, sa combinaison unique d’arguments romantiques, hégéliens, surréalistes et marxistes est, encore aujourd’hui, au début du XXIe siècle, un essai provocateur et suggestif.
Pendant les trois années suivantes, Claude Cahun va se lier passionnément au groupe surréaliste et à la personne d’André Breton. En 1935 elle assiste au Congrès pour la Défense de la Culture - organisé à Paris par des écrivains antifascistes connus (Gide, Malraux), mais sous l’hégémonie du Parti Communiste Français - avec l’objectif avoué, comme elle l’écrira plus tard, de soutenir les surréalistes et les anarchistes dans leur tentative de défendre Victor Serge, emprisonné en URSS. [17] Il est d’autant plus surprenant qu’elle ne signe aucune des déclarations collectives de 1934 et 1935, y compris la rupture avec la mouvement communiste stalinien en août 1935, suite à l’exclusion de Breton du Congrès Culturel.
Pendant l’année 1936, Claude Cahun a pris une part active aux initiatives surréalistes : elle est présente aux expositions surréalistes de Paris et Londres et elle signe l’appel collectif Pas de liberté pour les ennemis de la liberté (rédigé par Henri Pastoureau et Léo Malet) qui dénonce à la fois le coup fasciste en Espagne et l’attitude passive du gouvernement du Front Populaire. Dans ces circonstances, il est très surprenant - un des nombreux mystères de son itinéraire atypique - qu’elle décide en juillet 1937 de quitter Paris pour s’établir, ensemble avec sa compagne Suzanne Malherbe, dans l’île de Jersey, située sur la Manche. Cependant, elle n’a pas coupé les liens avec le groupe surréaliste et en 1938 elle adhère à la Fédération Internationale pour un Art Révolutionnaire Indépendant (FIARI), initiative commune des surréalistes, des trotskystes et d’intellectuels indépendants, à partir du Manifeste rédigé au Mexique par Breton et Trotsky. En juin 1939 elle signe la dernière déclaration de la FIARI, “A bas les lettres de cachet ! À bas la terreur grise !, qui fut aussi la dernière déclaration collective des surréalistes avant la guerre et la dispersion du groupe.
Avec le début de la Deuxième Guerre mondiale et, en 1940, l’occupation des îles de la Manche par les armées du Troisième Reich commence un nouveau chapitre de la vie politique et intellectuelle de Claude Cahun, peut-être le plus étonnant et impressionnant : la résistance antifasciste. Dès l’arrivée des troupes allemandes, sa première impulsion fut de tirer sur le Kommandant ; elle prend son arme - un petit revolver - et s’en va dans les bois, en essayant de s’entraîner. Cependant, son inexpérience est telle que Suzanne réussit à la convaincre qu’elle ratera certainement sa cible... Elles décident alors, d’un commun accord, de commencer une activité subversive adressée aux soldats allemands, en les incitant à l’insoumission.
De 1941 à 1944, pendant quatre années, elles vont diffuser, surtout en langue allemande - Suzanne traduisait les écrits de son amie - des milliers de tracts, affiches et papillons antifascistes, visant à semer le trouble et la démoralisation chez les occupants. Claude Cahun a aussi fabriqué des photomontages - sa technique artistique favorite - en utilisant des images découpées dans le périodique nazi Signal, en s’inspirant dans les montages du célèbre l’artiste allemand antifasciste John Hatzfeld, qui avaient été montrés à Paris en 1935.
L’humour, la dérision, le jeu, la nostalgie, l’allégorie, l’absurde, le merveilleux et l’ironie ont été leurs principales armes dans ce combat inégal contre la plus puissante machine de guerre de l’Europe. Les documents contenaient des slogans antimilitaristes et antinazis - comme “Liebknecht-Frieden-Freiheit” - des informations échappant à la censure, des chansons, des manifestes, des saynètes théâtrales, des images, des jeux de mots, et étaient généralement signés par “Le soldat sans nom”. [18] Il est très éclairant de comparer ces textes authentiquement internationalistes, souvent d’inspiration poétique, avec la poésie “patriotique” de Louis Aragon pendant la guerre, dénoncée par Benjamin Péret dans son pamphlet Le Déshonneur des Poètes (1945). Un des tracts, qui a littéralement enragé les autorités allemandes, était un appel direct aux soldats à se rebeller et à déserter ; il leur conseillait, au cas où leurs officiers tenteraient de les empêcher de partir, de tirer sur eux... Une partie du matériel était manuscrite sur des cartons de cigarettes, et parfois on diffusait aussi des pièces de monnaye françaises avec l’inscription “A bas la guerre”, mais généralement il s’agissait de tracts tirés en douze copies-carbone par Claude Cahun dans sa machine à écrire Underwood, et illustrés par des images construites avec des lettres et signes graphiques, comme dans ses livres symbolistes des années 1920. Ensuite les deux femmes attachaient les tracts à des murs, portes, barbelés, voitures stationnées, les laissaient dans des boîtes à lettres, dans des églises ou dans des entrepôts utilisés par l’Armée ; parfois elles les cachaient au milieu des journaux et magazines dans les kiosques.
Leur comportement téméraire, au nez et à la barbe de la Gestapo et des forces d’occupation, ne peut être décrit que par le mot yiddish chutzpa, qu’on peu approximativement traduire par “insolence”... Sans le savoir, Claude Cahun et sa compagne avaient spontanément choisi une méthode de lutte similaire à celle que le principal groupe trotskyste français, le POI (Parti Ouvrier Internationaliste), avait utilisée en 1943 : publier un bulletin en langue allemande, Arbeiter und Soldat (Ouvrier et Soldat) adressée aux non-gradés de la Wehrmacht. [19] Voici, dans un texte rétrospectif rédigé après la guerre, dans quel esprit elle s’était lancé, corps et âme, dans ce dangereux combat : “Engagée dans la voie du défaitisme révolutionnaire (...) je m’étais engagée ( ...) à convaincre les soldats (allemands) à se tourner contre leurs officiers (nazis). (...) Nous avons lutté pour l’arc-en-ciel de valeurs (soi disant typiquement françaises) allant du noir ultra-romantique au fer rouge à blanc. Lutté pour les Allemands contre l’Allemagne nazie dans un patelin occupé cent pour cent. Lutté avec mes armes d’écrivain de circonstance surréaliste.” [20] Dans une lettre de 1950, elle explique à un ami que ce qui l’a conduit à la résistance fut ses idées de gauche, pacifistes, surréalistes et “mêmes communistes (la dialectique matérialiste)” ainsi que désir de défendre certaines valeurs, “parmi lesquelles la liberté d’expression et (...) la liberté de moeurs (...) m’importaient personnellement”. [21]
Pendant quatre années les agents furieux et frustrés de la Gestapo ont cherché en vain le dangereux “Soldat Sans Nom”, qui sapait le moral des troupes et prêchait la révolte dans tous les coins de la petite île. Finalement quelqu’un - apparemment la commerçante qui vendait les cartons de cigarettes - a dénoncé les deux femmes et le 25 juillet 1944 elles furent arrêtées. Essayant de sauver son amie, Claude Cahun a déclaré aux officiers de la Gestapo : “ Je suis la seule responsable. C’est moi qui ai fait les photomontages et écrit les tracts. En outre, je suis, de la part de mon père, d’origine juive”. Dès qu’elles furent incarcérées, les deux ont tenté de se suicider en avalant une grande quantité de pilules de Gardenal qu’elles avaient toujours sur elles pour une telle éventualité ; la tentative a échoué, mai elles ont été sérieusement malades pendant plusieurs semaines, ce qui les a probablement sauvées d’une déportation vers l’Allemagne.
Au début la police politique nazie ne voulait pas croire que ces deux gentilles dames d’âge moyen étaient le dangereux ennemi responsable de toute cette agitation subversive ; tout au plus elle les considérait comme des agents d’une puissance “étrangère”, chargées de distribuer un matériel venu d’ailleurs. Quand elle a été finalement convaincue - en fouillant dans leur maison et trouvant tout le matériel - la Gestapo les a fait passer devant une cour martiale. Le procureur allemand, le major Sarmser, les a dénoncées comme des francs-tireurs hors la loi, utilisant des armes spirituelles plus dangereuses que des fusils ; il a aussi insisté que leur tract appelant les soldats allemands à se débarrasser de leurs officiers était une “incitation au meurtre”.
Comme il était prévisible le tribunal militaire les a condamnées à la mort. Les deux devraient êtres déportés en Allemagne pour être décapitées à la hache : le traitement habituel du Troisième Reich pour les femmes antifascistes, dont la mort devrait servir d’exemple. Cependant, à cause de la libération de la France pendant l’été 1944, les îles de la Manche ont été coupées de l’Allemagne et la déportation n’a pu avoir lieu. Se rendant compte que la guerre était perdue, les commandants locaux craignaient les représailles et ne voulaient pas prendre la responsabilité d’une odieuse exécution dans l’île elle-même. Ils ont donc expliqué aux deux femmes que si elles écrivaient au gouvernement allemand sollicitant leur grâce, elles avaient une chance de sauver leur tête, grâce à la miséricordieuse politique du Troisième Reich... A leur grande surprise et déconfiture, Claude Cahun et Suzanne Malherbe ont obstinément réfuté de signer l’appel de grâce : elles considéraient comme au-dessous de leur honneur de demander des faveurs au gouvernement présidé par Adolf Hitler ! Embarrassés, les commandants locaux ont été forcés de signer eux-mêmes l’appel, et les deux fières résistantes antifascistes ont été “graciées” et condamnées à la prison à vie. Pendant leur séjour d’une année dans la Kriegswehrmachthaftanstalt (prison militaire) elles ont découvert que beaucoup de soldats allemands étaient incarcérée pour insoumission ou tentative de désertion, une situation qu’elles attribuaient, au moins partiellement, à leur propagande anti-belliciste. Elles ont fraternisé avec eux ainsi qu’avec quelques prisonniers de guerre russes. Ce n’est que le dernier jour de la guerre, le 8 mai 1945, qu’elles ont été enfin libérées, vivantes mais en mauvaise condition de santé. [22]
L’histoire de la Résistance anti-fasciste en France compte beaucoup d’épisodes impressionnants, mais cette étonnante histoire de deux femmes, une artiste surréaliste et sa compagne, défiant le Troisième Reich pendant quatre années, toutes seules, semant le trouble et la dissidence parmi les occupants avec une vieille machine à écrire Underwood, est certainement une des plus émouvantes.Claude Cahun n’a jamais rien publié sur ses activités comme résistante ; toutes ces informations se trouvent dans ses cahiers autobiographiques et dans des lettres à ses amis Gaston Ferdiere (1946) et Paul Levy (1950), récemment rassemblés by François Leperlier dans le volume Ecrits.
Ces documents sont intéressants aussi parce qu’ils contiennent des précieuses indications sur ses idées philosophiques, politiques et sociales, dans un style très personnel et non conventionnel : Claude Cahun se définit comme “révoltée”, “asociale” et “rêveuse révolutionnaire”, une posture qui “ne fait le compte d’aucun parti politique” ; son “messianisme intermittent” est inspiré à la fois par Socrate, Buddha, Kropotkine, et sa méthode de pensée (dialectique) se réclame de Héraclite, de Hegel et de Karl Marx. Mais c’est avant tout en tant que poète qu’elle se révolte : “Poètes, nous n’admettons pas le droit divin de la force. Nous aimons le défi aux forces naturelles, aux forces politiques, à l’égoïsme animal.” Sans ce défi, et sans l’amour de la révolution “qui n’a pas de sexe et n’a pas de patrie”, je serais, écrit-elle “morte de haine ou d’avarice”. [23] La mention à la fois de Kropotkine et de Marx suggère une sorte de marxisme libertaire, un style de pensée qu’elle partage avec André Breton et Benjamin Péret.
Le pessimisme a toujours été une composante essentielle de la sensibilité de Claude Cahun - nourrie par les lectures de Schopenhauer et Nietzsche, mais il ne l’a jamais conduit à la résignation : “mon ‘désespoirs a-t-il empêchées d’agir tant bien que mal ce matin gris (...), d’agir sous le signe de cristal et d’azur de l’aurore ?” Rien n’est plus éloigné de son caractère insoumis que l’acceptation passive de la “réalité” : elle croit, avec l’énergie qui donne ce désespoir, que “le droit de résister et d’aider à résister au maux naturels et sociaux et le premier des droits de l’homme”. Cette conviction nourrit aussi sa prise de parti pour un socialisme de l’auto-émancipation : “L’homme peut être détruit du dehors”, comme dans le camps de concentration fascistes, qui détruisent les sentiments, les facultés mentales, la conscience et la volonté des individus, avant de détruire leurs vies ; cependant, l’être humain “ne peut être construit que de l’intérieur, dans l’exercice de sa liberté, par lui-même” : il n’y a pas d’autre moyen d’établir une démocratie socialiste. Il paraît que “le libre-arbitre reste impossible à établir scientifiquement. Que m’importe ?” Le moment est venu de tenir les promesses qui ont été faites de révolution en révolution, de civilisation en civilisation, de génération en génération. [24]
Sa démarche politique, sa façon de participer au combat pour la liberté n’est pas celle du soldat mobilisé, du combattant uniforme, jeté dans la bataille par un sergent recruteur qui est “le porte parole des ogres tonitruants et trébuchants” ; elle choisit la méthode du franc-tireur : “Le franc-tireur prend la responsabilité de la fin et des moyens, des ordres qu’il se donne, des actes qu’il accomplit sans entraves ni excuses, voilà la ride au front du brouillard des guerres nationales étrangères à l’homme, voila dans la guerre civile le citoyen de la république humanisant la guerre même, voila l’homme encore libre. Qui s’est donné une mission ne peut plus s’engager.” [25] Dans ce fascinant passage d’inspiration anarchiste on peut voir à la fois un hommage aux combattants de la Résistance en France - les Francs-Tireurs et Partisans (FTP) - une référence à son propre combat, avec Suzanne, à Jersey - dénoncé comme activité illégale de franc-tireur par le promoteur Nazi - et une polémique avec la doctrine communiste (PCF) et existentialiste de l’engagement.
Après la guerre, Claude Cahun ré-établira le contact avec ses amis surréalistes ; elle correspond avec André Breton et Jean Schuster, et joue avec l’idée de revenir vivre à Paris. Elle rédige plusieurs cahiers de notes sur ses expériences pendant la guerre, ainsi que quelques poèmes, un desquels, de 1952, est dédié à Benjamin Péret. En juin 1953 elle visite Paris et prend part à quelques réunions du groupe surréaliste au Café de la Mairie, où elle rencontre, une dernière fois, André Breton, Benjamin Péret, Meret Oppenheim, Toyen et autres amis. Elle est décidée à revenir vivre à Paris et cherche un appartement dans son ancien quartier, Montparnasse, mais sa santé s’était beaucoup dégradée dans l’année passée dans les geôles du Troisième Reich, et elle meurt à Jersey le 8 décembre 1954.
Figure fascinante et énigmatique, à plusieurs égards, Claude Cahun occupe une place unique dans la brûlante constellation noire des esprits révolutionnaires surréalistes.
Notes
1. On peut trouver quelques commentaires sur ses origines juives dans ses notices auto-biographiques tardives, « Confidences au Miroir » (inédit, 1945-46), Ecrits, Paris, Jean-Michel Place, 2002 , edition établie par François Leperlier, p. 593.
2. C.Cahun, “Feuilles detachees du Scrap Book” (inédit, 1948-51), Ecrits, p.659.
3. Voir Francois Leperlier, ‘L’exotisme intéerieur’ in Claude Cahun photographe, Paris, Jean-Michel Place, 1996, p.2.
4. See F.Leperlier, Cahun, L’écart et la métamorphose, Paris, Jean-Michel Place, 1992, p. 149.
5. Toutes ces informations biographiques sont empruntées à l’excellent ouvrage de Francois Leperlier Claude Cahun, L’écart et la métamorphose, Paris, Jean-Michel Place, 1992.
6. C. Cahun, ‘”Confidences au Miroir”, Ecrits, p.578-583, 594.
7. Lettre à Paul Lévy (1950), in Ecrits, p. 718.
8. Ibid. p.594.
9. C. Cahun, « Les Paris sont ouverts », in Ecrits, pp. 522-526.
10. C. Cahun, “Confidences au Miroir”, Ecrits p.584.
11. C. Cahun, “Les Paris sont ouverts”, pp. 508-509.
12. Ibid. p. 517.
13. Bien évidemment ni Marx ni Engels ni Trotsky ou Rosa Luxemburg n’on jamais pensé à réduire la poésie à un “mécanisme de classe”.
14. Voir Diane Lamoureux, « De la tragédie à la rebélion : le lesbianisme a travers l’expérience du féminisme radical », in Tumultes, n. 21-22, Novembre 2003, pp. 261-262. Il faudrait ajouter que Cahun ne se refère que rarement à ses préférences sexuelles lesbiennes dans ses écrits, y compris les cahiers intimes rédigés après la guerre. Mais ils est néanmoins probable que ce fut une des motivations de sa radicalisation socio-politique.
15. A. Breton, Qu’est-ce que le surréalisme ?, Paris, Henriquez, 1934, p.28 et « La grande actualité poétique », Minotaure, n° 6, 1935. Vingt années plus tard, dans ses entretiens à la radio, il se refère encore à ce pamphlet comme l’image la plus significative de ces années. (Entretiens, Paris, Gallimard, 1952, p.169).
16. Cité par F. Leperlier, “L’exotisme intérieur”, dans Claude Cahun photographe, p. 1.
17. Lettre à Paul Lévy, (1950), Ecrits, p. 718.
18. C. Cahun, “Le muet dans la mêlée” (inédit, 1948), Ecrits, p. 629. En rendant hommage à Karl Liebknecht, le seul membre du Reichstag à avoir réfusé les crédits de guerre en 1914 et un des fondateurs du Parti communiste allemand en 1919, assassiné par les militaires, Cahun tentait sans doute de s’adresser aux soldats allemands ayant appartenu au mouvement ouvrier.
19. Comme l’on sait, ils furent découverts par la Gestapo et la plupart des participants clandestins, y compris quelques soldats allemands anti-fascistes, ont été fusillés.
20. C. Cahun, “Confidences au Miroir”, Ecrits, pp. 580, 613.
21. C. Cahun, « Lettre a Paul Lévy », Ecrits, pp. 714-716. Cette référence à la « liberté des moeurs » est un des rares passages dans ses écrits suggérant que son orientation sexuelle ait joué un rôle dans son engagement révolutionnaire.
22. C. Cahun, « Lettre a Paul Lévy », Ecrits pp. 720-750.
23. C. Cahun, “Le muet dans la mêlée » (1948), Ecrits, pp. 634, 644-648.
24. C. Cahun, “Feuilles detachees du Scrap Book” (inédit, 1948-1951), Ecrits, pp. 652, 657-658.
25. C. Cahun, « Ne protestez pas contre les mots innocents de la langue française » (1947, inédit), Ecrits, p. 769