De nombreux articles sont parus ces der-nières années dans les médias dominants avec des titres plus accrocheurs les uns que les autres : « Récession, quelle récession ? Le nombre de milliardaires indiens a doublé » (The Guardian, 19/11/2009), « La forte croissance des pays émergents fait évoluer le profil des milliardaires » (les Échos, 26/05/2011).
Ces articles témoignent d’une réalité économique : le capitalisme d’un pays émergent comme l’Inde s’est rapidement développé depuis le tournant libéral pris dans les années 90. Depuis une vingtaine d’années, le Produit Intérieur Brut (PIB) de l’Inde n’a cessé de croître et les milliardaires avec.
Part des pauvres dans la population
Inde | 55,4 % |
Chine | 12,5 % |
Brésil | 8,5 % |
Selon l’indice de pauvreté multidimensionnel du PNUD (ONU).
Mais si le nombre de milliardaires augmente, les inégalités ne se réduisent pas et un tiers de la population indienne survit grâce à l’aide alimentaire d’État. Ces nouveaux milliardaires apparaissent grâce à l’exploitation d’une main d’œuvre à bas coût et disposant de très peu de droits.
Ainsi malgré l’émergence d’une classe moyenne et supérieure urbaine mise en avant dans les films de Bollywood ou dans les médias dominants occidentaux, l’Inde reste un pays composé principalement de paysan.ne.s (45,5%) et d’ouvrier.e.s (mines, industrie, électricité, construction, transport : 24,4%). Le commerce représente seulement 8,8% des emplois, tandis que la part des emplois dans les secteurs de la finance et des assurances n’est que de 2,6% [1].
Si la société indienne se transforme, elle reste très marquée par le système des castes. Les rapports de domination suivent ces évolutions et passent, notamment dans les grandes villes, de rapports de castes à des rapports de classes. Bien que les castes recouvrent des catégories socioprofessionnelles différentes, elles sont justifiées par des principes religieux, tandis que les classes sont le produit de l’exploitation capitaliste. Les justifications changent, mais les rapports de domination et d’exploitation restent.
L’Inde a connu en 2011 un important mouvement anti-corruption. Ce mouvement interclassiste se focalisait essentiellement sur une moralisation des élites politiques. Dirigé par Anna Hazare, le mouvement a rencontré un écho très important dans les médias et dans la population. La difficulté pour la gauche indienne était alors de se faire une place dans ce mouvement et de convaincre la population d’aller plus loin et ainsi ne pas laisser le terrain de la contestation au populisme et à l’extrême droite (BJP, RSS), comme l’écrivait Christine Schneider [2].
Arundhati Roy va plus loin et dénonce le détournement de la colère du peuple : « Comment détourner la colère du peuple ? Le mouvement nationaliste anti-corruption, issu des classes moyennes, que dirige Anna Hazare, en fournit un bon exemple.[...] Ses principaux soutiens mé-diatiques sont parvenus à détourner l’attention des énormes scandales de cor-ruption impliquant les entreprises, et ont utilisé le mécontentement à l’encontre des politiques pour réclamer encore plus de réduction des pouvoirs de l’État, plus de réformes et plus de privatisations. »
Mais lorsque l’on chasse la lutte des classes par la porte, elle rentre à nouveau par la fenêtre : la grève du 28 février 2012 en est la preuve flagrante !
L’appel à une journée de grève générale a été lancé par les fédérations de syndicats de la gauche dite « officielle » (affiliés à un parti politique ou à un autre) et par plus de 5000 syndicats indépendants, certains fédérés autour du NTUI (New Trade Union Initiative). Ce front unique de tous les syndicats indiens revendiquait une opposition aux politiques néolibérales du gouvernement dirigé par le parti du Congrès.
Le front d’opposition était tellement large que des syndicats réactionnaires liés aux conservateurs du BJP ou à l’extrême droite ont également organisé des manifestations. Bien que lorsqu’ils sont au pouvoir dans certains États (Gujarat et Maharashtra), ils mènent des politiques néolibérales.
Cette grève est un succès majeur pour les travailleuses et les travailleurs indien-ne-s puisque cette grève a entraîné près de 100 millions de salarié-e-s dans l’action. Bien que de nombreuses grèves aient lieu de-puis des années, dont les médias dominants ne parlent pas, cette grève du 28 février fait parler d’elle. Cette force im-mense que représente une classe en mouvement a montré ce dont elle est capable et les milliardaires indiens doivent aujourd’hui se rendre compte que si le capitalisme s’est développé, symétriquement la lutte des classes se développera.
Loïc Baron