Le 14 Janvier 2012, les Taïwanais votaient pour renouveler leur Assemblée nationale et élire leur président. Ma Ying-jeou, le président sortant et président du Guomindang ou Kuomintang (KMT), a été réélu avec 51,60% des voix, contre 45,63% pour la candidate du Parti pour la Démocratie et du Progrès (PDP). Le KMT a de plus remporté la majorité absolue à l’Assemblée Nationale (60 sièges sur 113). C’est la 5e élection directe depuis la transition démocratique en 1994. Le taux de participation à l’élection a été le plus faible depuis 1994, se situant aux alentours de 75%. Si ce résultat paraît peu étonnant, le déroulement de la campagne électorale a montré à quel point le développement politique du pays est sous influence des intérêts économiques de puissances étrangères, notamment de la Chine et des États-Unis.
Fondée sur un système bipartite, la démocratie taïwanaise a longtemps été dominée par le débat sur les relations entre Taïwan et la Chine. Le KMT a toujours insisté sur l’unicité territoriale de Taiwan et de la Chine mettant en avant le principe d’« une Chine, deux modèles ». Il vise à une réunification à long terme.
Durant la campagne, le PDP a quant à lui eu une position ambigüe sur la question de l’indépendance vis-à-vis de la Chine continentale et sur les questions de politique sociale qui préoccupent son électorat de centre-gauche [1]. Le précédent mandat de Ma entre 2008 et 2012 a été marqué par un resserrement des liens avec la Chine, notamment avec la mise-en-œuvre de l’ECFA (l’accord de libres échanges commerciaux avec la Chine Populaire), le développement du tourisme de la Chine continentale vers Taïwan et l’arrivée d’étudiants chinois sur l’île. Même si les délocalisations vers la Chine avaient commencé bien avant 2008 [2], le rapprochement officiel entre la Chine continentale et Taïwan s’est traduit au niveau national par une absence de réponses politiques à la pauvreté croissante et une incapacité à construire une politique économique propre favorisant la consommation intérieure. L’investissement à Taiwan même a stagné et la précarisation du marché du travail a augmenté en raison de la prédominance de secteur tertiaire.
Tsai Ing-wen, la candidate du PDP à la présidentielle et spécialiste du droit commercial, est le symbole d’un courant moins radical sur l’indépendance de jure de Taiwan. Son image incarne moins la tradition populaire du DPP et semble plutôt vouloir séduire les électeurs du centre. Elle paraît moins convaincante pour les classes populaires, les électeurs traditionnels du PDD. Le défi principal de Tsai pendant la campagne était de fournir un programme économique à la fois protectionniste (qui pourrait réduire la dépendance économique à l’égard de la Chine) et réaliste (étant donné que la Chine est déjà le principal « partenaire économique » de Taïwan), afin de garder les votes des électeurs traditionnels et gagner ceux des centristes.
L’un des points marquant de la campagne présidentielle a été la quasi absence de débat concernant la politique intérieure. En effet, la campagne du KMT n’a reposé essentiellement que sur deux sujets : d’une part, la stabilité politique entre Taiwan et la Chine afin de garantir les performances économiques ; d’autre part, des accusations de corruption à l’encontre de la candidate rivale Tsai durant le précédent mandat de Chen Shui-Bian [3].Tsai a cherché de son côté à apparaître comme la candidate des classes moyennes et populaires, sans succès [4].
Tandis que Pékin restait exceptionnellement silencieux pendant la campagne, au dernier moment, les grands entrepreneurs ont apporté leur soutien au KMT afin de défendre leurs intérêts économiques. Ainsi Guo Tai-ming, PDG de Foxconn, théâtre de vagues de suicides des jeunes travailleurs chinois depuis 2010, a déclaré publiquement préférer la « stabilité » politique, et a encouragé ses employés taïwanais expatriés en Chine à rentrer à Taiwan pour voter. De même, Wang Xue-hong, PDG d’HTC et l’entrepreneuse la plus riche de Taiwan, a appelé à des « relations pacifiques entre Taiwan et la Chine » à la veille du vote. Leur positionnement révèle bien à quel point les intérêts des capitalistes taïwanais sont convergents avec ceux des pouvoirs politiques des deux côtés du détroit de Formose. C’est pourquoi Pékin n’a plus besoin d’intervenir par la menace militaire, comme il avait tenté de le faire en 2000 – il lui suffit de laisser entendre que voter pour le PDP causerait des dommages à l’économie taïwanaise.
Du côté des États-Unis, le gouvernement d’Obama a aussi joué sa carte dans les élections à Taiwan. Une semaine avant le jour du vote, une délégation de Washington est arrivé à Taiwan et a annoncé que « si Ma est réélu, Washington et Pékin seront rassurés ». La délégation a ensuite appelé à respecter le « Consensus de 1992 » [5] qui définit Taiwan et la Chine comme un même pays. Ces propos montrent la réticence croissante des États-Unis à intervenir dans les relations entre Taiwan et la Chine et à se confronter à l’Empire du Milieu.
Certes, les facteurs internationaux n’expliquent pas à eux seuls les résultats. Les résultats des législatives et la formation d’un front soudé pour l’indépendance exprime un désaccord avec la politique de Ma, ce qui se traduit aussi par la perte de 800.000 votes en comparaison avec les élections de 2008 [6]. De plus, la baisse du taux de participation semble témoigner d’une désillusion des citoyens pour une démocratie qui reste sous contrôle. Entre un parti conservateur et un parti hésitant entre un nationalisme radical et une approche plus « centriste », les frustrations du peuple sont loin d’être écoutées.
Pour terminer, évoquons un débat actuel qui concerne l’avenir de ce régime démocratique « unique » dans le monde chinois. Une semaine après la réélection de Ma, le gouvernement KMT a annoncé la reprise des négociations sur l’accord de libres échange entre Taiwan et les USA (TIFA). Cet accord a bloqué en particulier sur la question de l’importation à Taïwan de bœuf aux hormones des États-Unis. Il semble difficile de ne pas voir de liens entre les intérêts économiques des États-Unis et le maintien au pouvoir de KMT. Avec cette logique, la santé publique est sacrifiée au nom de la conquête politique et le bien-être de citoyens est un enjeu subordonné aux intérêts économiques. Si ce scénario n’est pas propre à Taiwan actuellement –on peut faire un parallèle avec la lutte en Grèce et la répression de ces citoyens-il n’est pas possible de combler ce déficit démocratique sans une mobilisation d’ampleur, pour remettre l’intérêt de l’Humain au centre de la discussion politique, et favoriser les besoins du peuple par rapport à ceux du capital transnational.
Isabelle Zhang