Dans quel contexte se situe le massacre du 1er février à Port Saïd ?
Avec les gigantesques manifestations du mercredi 25 janvier et du vendredi 27 janvier, puis le massacre de Port Saïd qui a fait plus de 70 morts, une nouvelle vague révolutionnaire vient de commencer. Celle-ci cristallise la revendication de départ des militaires du pouvoir, de façon claire et réelle.
Il y a un « avant » et un « après » le massacre de Port Saïd. Le but de celui-ci était de faire avorter les revendications de la nouvelle vague révolutionnaire.
Il s’agissait de développer la peur du chaos et du désordre, et cela a malheureusement en partie réussi. Mais simultanément, cela a renforcé la détermination des vrais révolutionnaires. Même si chaque vague de répression a porté un coup dur au mouvement, on a toujours fini par s’en remettre et à continuer d’avancer. Le massacre de Port-Saïd a déstabilisé des personnes extérieures à la révolution, mais il n’a pas divisé les révolutionnaires. Il existe, par contre, des divisions au sein de la société sur le fait de savoir s’il faut continuer ou pas la révolution.
Quel est le projet des militaires ?
Les évènements actuels montrent l’échec des militaires à gérer la transition. Après chaque vague de répression, la révolution prend un nouveau souffle. Les militaires savent qu’ils ne pourront pas se maintenir éternellement au pouvoir. Ils souhaitent se retirer du devant de la scène tout en continuant à garder leur influence et leurs privilèges. Ce qu’ils veulent, c’est continuer à tirer les ficelles, avoir la même influence que l’armée turque il y a trente ans.
Quelle est l’attitude des Frères musulmans ?
Les Frères Musulmans sont d’accord avec le scénario du Conseil militaire, parce qu’ils ont peur d’entrer en conflit avec lui. Déloger l’armée du pouvoir nécessiterait, par ailleurs, des mobilisations nettement plus importantes que celles qui ont été nécessaires pour évincer Moubarak. Or, les Frères ne veulent pas que la rue fasse partie de l’équation politique. Ils ne veulent pas que la rue les déborde sur la gauche, comme cela s’est clairement produit les 25 et 27 janvier. C’est pour ces raisons qu’ils s’opposent aux mobilisations actuelles.
Où en sont les mouvements de jeunes ?
Il existe actuellement un grand nombre de mouvements de jeunes. Ils se sont multipliés après la chute de Moubarak. Il était normal qu’il en soit ainsi. Et cela d’autant plus que les motifs d’agir sont nombreux, et que beaucoup d’entre eux veulent participer aux changements en cours.
On trouve, par exemple, le « Mouvement du 6 avril » qui s’est crée en 2008 à l’occasion d’une tentative ratée d’appel à une grève nationale, ou encore « Les jeunes pour la justice et la liberté » qui travaille avec Tahaluf (Alliance populaire socialiste). Avant la chute de Moubarak, il y avait essentiellement cinq mouvements de jeunes. On en compte maintenant plus de treize. Globalement, les mouvements de jeunes perdent périodiquement un peu de leur souffle, puis repartent de plus belle.
Comment s’est organisée depuis l’été la résistance à l’offensive du pouvoir ?
Plusieurs campagnes se sont mises en place. Certaines sont très ciblées, comme par exemple « Non aux procès militaires contre les civils ». Elles sont parfois menées que par quelques dizaines de membres, mais elles sont très efficaces, parce qu’elles agissent à la fois sur le plan juridique et médiatique, et surtout par le biais de mobilisations de rue. Ces mouvements ont obtenu quelques résultats : ils sont par exemple parvenus à enrayer le processus de poursuite de civils devant les tribunaux militaires. Certes, la législation n’a pas changé et les procès en cours continuent. Mais le pouvoir militaire a décidé de ne plus déférer de nouveaux civils devant de telles juridictions, et ceux dont le procès n’avait pas commencé ne seront pas poursuivis, ni devant les tribunaux militaires, ni devant les tribunaux civils. Ceci dit, le risque que de tels procès reprennent par la suite existe toujours, parce que la loi n’a pas changé.
Une autre campagne, appelée « Kazeboon ! », concerne la répression des sit-ins de décembre. Elle accuse les miliaires d’être des menteurs (Kazeboon en arabe). Elle vise à contrer la campagne médiatique de dénigrement et rompre l’isolement dans lequel le pouvoir militaire a tenté d’enfermer les révolutionnaires. Elle a consisté à sillonner les quartiers populaires en projetant dans la rue des courtes vidéos permettant ensuite de débattre de la politique du Conseil militaire. Le matériel relatif à cette campagne ayant été mis en ligne, des personnes inconnues des initiateurs de la campagne ont pu les montrer même dans des villages reculés. Les jeunes qui ont lancé cette campagne ne se rendent parfois pas compte eux-mêmes de l’ampleur prise par la diffusion de leur initiative.
Ces campagnes défensives ont permis de reprendre l’offensive, et un de ses résultats concrets a été les journées de mobilisation des 25 et 27 janvier. Leur ampleur, qui a constitué une surprise pour beaucoup de militants, doit beaucoup à ces deux campagnes. Celles-ci ont en effet contribué à délégitimer en partie le Conseil militaire, et élargir le cercle de ceux qui s’opposent à lui. Ces deux campagnes ont donc aidé à changer la situation. Mais on ne pourra pas se débarrasser du Conseil militaire s’il n’y a pas vraiment de liens entre le mouvement de la jeunesse et celui des travailleurs.
Où en est le mouvement ouvrier ?
Un progrès qualitatif dans son organisation propre a été franchi. Il y avait, en effet, seulement quatre syndicats indépendants début janvier 2011. Il y en a aujourd’hui plus de 350, dont 150 sont affiliés à la nouvelle centrale indépendante (EFITU).
Il existe plusieurs obstacles freinant ce processus, comme par exemple la loi criminalisant les grèves. Elle a été adoptée en mars 2011, c’est-à-dire très tôt après le départ de Moubarak. Le mouvement de grève avec occupation avait fait paniquer le pouvoir, et c’est pourquoi il s’est empressé de faire une telle loi. Il a également utilisé les medias de façon massive : les grèves y sont présentées comme un complot contre la révolution. Un journal a même affirmé que quatre hommes d’affaires avaient financé des grèves. La couverture médiatique des conflits sociaux a par ailleurs été drastiquement réduite, suite a une réunion du Conseil militaire avec les rédacteurs en chefs des journaux pendant la deuxième quinzaine de mars.
Tout cela explique pourquoi les mouvements sociaux ont décliné après février 2011 et qu’il n’y a pas eu de réponse positive aux revendications, ni d’ouverture de négociations. Ils ont partiellement repris en septembre, comme par exemple chez les enseignants, les médecins, les chauffeurs d’autobus, et même la police. Mais ces grandes mobilisations n’ont obtenu que des résultats assez maigres, et cela a contribué au reflux global des luttes jusqu’à maintenant.
Certes, il y a eu une légère reprise des mouvements sociaux depuis le début de l’année 2012, mais cela ne représente rien par rapport à ceux qui pourraient avoir lieu dans les mois à venir, tellement les revendications sont ignorées par les militaires ainsi que par les Frères musulmans qui commencent à faire partie du régime.
Ils y a d’autant moins de chance que le pouvoir satisfasse les revendications que celui-ci poursuit la politique, en vigueur du temps de Moubarak, d’emprunts auprès du FMI et de la Banque mondiale. Les Frères musulmans sont d’accord avec celle-ci. Ils n’ont, par exemple, rien contre les privatisations et réduisent les problèmes à l’existence de la corruption.
Il n’est pas possible de dire quand une vague de grève va se produire. Mais celle-ci sera massive, tellement les revendications sont importantes. La répression des mouvements sociaux n’a pas été assez brutale pour les briser, et c’est la raison pour laquelle ils pourraient reprendre assez rapidement.
Allons-nous vers une convergence des luttes ?
Depuis 2004, les mouvements de jeunes et de la classe ouvrière ont avancé de façon séparée. Ce problème existe toujours. Une des raisons de cette situation est que le mouvement ouvrier a été mis en miettes pendant des dizaines d’années, et que cela a entraîné une perte de conscience politique parmi les travailleurs. Cette situation a contribué à un manque de solidarité entre d’une part un certain nombre de partis politiques et d’autre part les mouvements de jeunes.
Cela explique en grande partie pourquoi beaucoup de militants de groupes politiques et des mouvements de jeunes ne comprennent pas l’importance des revendications sociales. Ils ne pensent pas que les travailleurs peuvent les aider à faire face aux attaques qu’ils subissent, ou à obtenir la satisfaction de leurs revendications. Personnellement, je pense que cela est indispensable et qu’il faut donc construire de telles passerelles et dissiper les méfiances réciproques.
Cela est possible, par exemple, à propos de la loi sur la criminalisation des grèves qui constitue une bataille politique par excellence. C’est un terrain idéal sur lequel ces différents mouvements peuvent se retrouver pour agir de façon convergente sur les libertés publiques et les revendications sociales.
L’inverse est également vrai. Ceux qui participent aux grèves et aux occupations n’ont souvent pas conscience qu’il s’agit d’un acte politique. Et cela va parfois plus loin : certains travailleurs en lutte ont peur que la politisation de leur action soit un obstacle à la satisfaction de leurs revendications. Autant cet obstacle était difficilement franchissable avant la révolution, autant la situation est aujourd’hui favorable au changement de cette mentalité isolationniste.