Le 13 février 2012, au terme d’un procès qui a duré presque trois ans, le Tribunal de Turin a condamné à seize ans de prison le milliardaire suisse Stephan Schmidheiny et le baron belge Louis Cartier de Marchienne.
Le procès de Turin peut être considéré comme exceptionnel. Ce n’est évidemment pas le premier procès qui concerne l’industrie de l’amiante. Le caractère particulier du procès de Turin vient de la conjonction de trois éléments.
1°) Il s’agit d’un procès qui s’inscrit dans une mobilisation sociale pénal de presque un demi-siècle dont le noyau de base se trouve parmi les ouvriers de l’usine Eternit de Casale Monferrato.
2°) Il s’agit d’un procès pénal qui souligne la signification publique et sociale des cancers causés par le travail.
3°) C’est la première fois que des représentants de la direction stratégique du groupe Eternit sont jugés pour les conséquence de leurs activités dans un pays déterminé. A ce titre, ce procès a une dimension transnationale.
Un procès lié à une mobilisation ouvrière de près d’un demi-siècle
Une des particularités qui distinguent le procès de Turin d’autres procès est l’histoire des travailleurs et de la population de Casale Monferrato comme acteur collectif. Dans de nombreux autres cas, notamment dans des procédures de « class action » aux Etats-Unis, la naissance d’un acteur collectif apparaît comme la conséquence d’une action judiciaire. Le concept de « victimes » apparaît comme un facteur d’agrégation lié à la dynamique propre d’un procès. A Casale Monferrato, la situation est très différente. La conscience des dangers de l’amiante est apparue dans le cadre d’une action ouvrière qui s’est radicalisée peu à peu. Elle s’est élargie à l’ensemble de la population. Cette dynamique a été ponctuée par différentes actions judiciaires, dont les résultats ont parfois été très décevants mais elle n’a pas été déterminée par ces actions.
Dans une large mesure, l’énorme travail d’enquête du pouvoir judiciaire n’a été possible que parce qu’une mémoire collective s’est formée, a établi ses propres moyens de documenter et d’investiguer. La mobilisation sociale s’est donné les moyens d’une appropriation critique de la réalité sociale. Elle a produit des alliances entre ouvriers et scientifiques. Elle a remis en cause l’interprétation de la réalité par les acteurs institutionnels. Cette conquête de l’autonomie dans la connaissance apparaît avec force dans la précision avec laquelle le procès a pu aborder l’histoire des conditions de travail, de l’organisation de l’entreprise et des conséquences de l’activité d’Eternit pour la santé. Une telle base s’est avérée indispensable aussi pour une réinterprétation innovante de concepts classiques du droit comme la causalité, la responsabilité et la faute volontaire.
L’énorme enquête judiciaire a permis de réunir 2.969 cas. Plus de 2.200 morts et environ 700 malades de cancer. A Casale Monferrato, on dénombre près de 1.400 morts parmi les ouvriers d’Eternit auxquels s’ajoutent 252 morts dans la population et 16 ouvriers d’une entreprise sous-traitante. Les autres cas concernent environ 500 personnes à Bagnoli près de Naples, une centaine à Cavagnolo dans la province de Turin, une cinquantaine à Rubiera dans la province de Reggio Emilia. La responsabilité des dirigeants d’Eternit dans le décès de 11 ouvriers italiens qui avaient travaillé en Suisse sera également examinée. Cette partie du dossier a été une des plus difficiles à reconstruire. La Caisse Nationale suisse d’Assurance en matière d’accidents (la SUVA) s’est longtemps opposée à la transmission des dossiers. Il a fallu une action devant la justice helvétique pour contraindre la SUVA à communiquer des informations.
L’usine Eternit de Casale Monferrato a ouvert ses portes en 1906. Située à proximité de la mine de Balangero, elle fut un centre important de production d’articles en amiante ciment et notamment des fameuses tôles ondulées associées au nom d’Eternit. La production de la mine de Balangero était insuffisante pour suivre les exigences de la production. Casale Monferrato a eu le triste privilège d’être approvisionné en amiante à partir de trois continents. Du Brésil, du Canada, d’Afrique du Sud, de Russie. Jusqu’en 1980, les sacs d’amiante étaient déchargés manuellement, ouverts et leur contenu était transféré dans de grands silos avec des fourches. Le processus de production à cette étape n’était guère différent de celui qu’utilisent les paysans pour transporter du foin. La pollution autour de l’usine était telle qu’elle donnait l’impression d’un brouillard permanent. Pendant la seconde guerre mondiale, l’aviation américaine tenta à plusieurs reprises de détruire le pont sur le Po, considéré comme un objectif stratégique. Impossible : les aviateurs mentionnaient ce mystérieux phénomène atmosphérique qui voulait qu’en toute saison, d’épais nuages blancs semblaient se concentrer sur la petite ville.
Eternit était une usine paternaliste. Elle offrait gratuitement des « ardoises » en amiante-ciment à ses ouvriers. Les sacs qui avaient contenu de l’amiante pouvaient être emportés à la maison où ils servaient à récolter les pommes de terre. Les déchets de l’usine étaient mis à la disposition des habitants de la ville. Ils servaient à l’isolation des greniers ou aux allées des jardins. Paternalisme rassurant : les médecins de l’usine assuraient qu’il n’y avait aucun risque à travailler avec de l’amiante. Lorsque des travailleurs s’inquiétaient, on leur fournissait parfois des équipements de protection largement inutiles. Paternalisme sévère et répressif lorsqu’il affrontait la contestation. Il existait un atelier que tout le monde appelait le Kremlin. Il se situait dans un bâtiment isolé, situé le long du canal. C’est là que l’exposition à l’amiante était la plus élevée. On y procédait à la finition des tubes et tuyaux. Le tournage était effectué à hauteur d’homme dans une pièce aux plafonds très bas. C’est là que la direction envoyait les activistes syndicaux de la CGIL. Presque tous les travailleurs relégués au Kremlin sont morts avant d’atteindre 60 ans.
Les premières luttes ouvrières contre les atteintes à la santé provoquées par l’amiante remontent aux années cinquante. Les maladies professionnelles n’étaient reconnues qu’au compte goutte : le premier cas d’asbestose ne fut reconnu qu’en 1947. La prise de conscience des travailleurs se heurte aux dénégations constantes de l’entreprise.
Pour Eternit, le travail ne présentait aucun danger, même les mesures les plus élémentaires de protection étaient considérées comme trop coûteuses. En 1961, la révolte ouvrière prend la forme d’une grève et de manifestations violemment réprimées par la police. Il faudra encore attendre presque 20 ans pour que l’entreprise cède pour la première fois aux revendications syndicales.
Bruno Pesce, nouveau dirigeant de la Chambre du Travail de Casale Monferrato à partir de 1979, concentre les revendications syndicales sur la défense de la santé.
Grèves et assemblées se multiplient. Les syndicats obtiennent l’organisation d’une étude sur les expositions nocives. Elle est effectuée par la Clinique du Travail de Pavie, avec la participation directe et le contrôle du syndicat. Ce sont les délégués syndicaux qui accompagnent les chercheurs et techniciens et leur indiquent où des prélèvements doivent être effectués. Le travail sur le terrain dure 40 jours. Il démontre que les niveaux d’exposition à l’amiante sont très élevés. La réponse patronale tient en deux initiatives. Une tentative de briser l’unité des travailleurs en annonçant que des améliorations pourront être apportées et qu’elles entraîneront la perte d’une prime de risque assez élevée (24.000 lires par mois pour les ouvriers les plus exposés aux poussières d’amiante). L’autre réponse est la création d’un Service d’hygiène du travail contrôlé par le patron. Dans son premier bulletin d’information, le service de prévention patronal lance l’alarme : il faut éviter de fumer ! Deux heures de grève répondent à cette provocation. Le syndicat CGIL décide d’engager son propre médecin, Daniela Degiovanni, franchement diplômée, qui aide à découvrir la terrible réalité. Des centaines de décès par mésothéliomes et cancers du poumon. Des milliers de personnes affectées par des maladies pulmonaires et d’autres pathologies causées par l’amiante.
En 1986, l’usine ferme ses portes. Le nombre de victimes ne cesse d’augmenter. La période de latence entre l’exposition à l’amiante et l’apparition d’un cancer peut s’étendre jusqu’à quarante ans. L’environnement est tellement pollué que la majorité des habitants de Casale Monferrato n’ont cessé d’être exposés à des niveaux élevés. A Casale Monferrato, on continue à mourir de l’amiante : on dénombre actuellement environ 40 mésothéliomes par an en moyenne et les projections épidémiologiques indiquent que ce phénomène se maintiendra jusqu’en 2015-2020. Il y a 50.000 habitants. .
En mars 2010, à loccasion d’un congrès international qui s’est tenu parallèlement au procès, Bruno Pesce a retracé l’historique des mobilisations et il en a détaché les caractéristiques exceptionnelles.
Dans les années ’50 et ’60, l’approche adoptée restait celle de la monétisation du risque. Les travailleurs mettaient en évidence la pénibilité du travail, les niveaux élevés de bruit, la poussière qui envahissait les ateliers. L’objectif premier était d’obtenir une compensation sous forme de meilleurs salaires. La recherche d’une alternative à la production de matériaux contenant de l’amiante était alors impensable.
A partir de 1968, les luttes se sont radicalisées. Une alliance s’est formée entre des délégués syndicaux et des médecins convaincus de leurs responsabilités sociales et politiques pour combattre les maladies. L’organisation du travail devient un enjeu central des revendications. Même si l’abandon de l’amiante n’apparaît comme une exigence particulière, la conviction s’affirme qu’il ne faut laisser les patrons décider seuls des objectifs et des modalités de la production. C’est une période d’effervescence créative et critique qui, en Italie plus que dans d’autres parties du monde, va impliquer de manière profonde toute une génération du mouvement ouvrier.
Dans les années ’80, à l’opposé de ce qui se passe dans d’autres usines, une jonction s’opère entre des revendications territoriales concernant l’environnement et la défense des intérêts des travailleurs du point de vue de l’emploi et des salaires. Le noyau de délégués syndicaux de l’usine va structurer l’opposition naissante de la ville au groupe Eternit. Les éléments qui favorisent cette alliance sont l’activité constante de la Confédération syndicale CGIL en vue de la reconnaissance des maladies profesionnelles, les premiers procès civils contre Eternit dès le début des années ’80.
A l’origine de ce procès, l’acceptation par l’INAIL (la branche accidents et maladies professionnelles de la sécurité sociale italienne) de réduire la prime de risque concernant l’asbestose alors même qu’Eternit avait systématiquement négligé la prévention primaire.
En 1986, la branche italienne d’Eternit se déclare en faillite. Les promesses de reconversion industrielle ne sont pas respectées. Une société française liée à Eternit est disposée à reprendre l’usine pour autant que la production se poursuive avec de l’amiante. L’organisation syndicale rejette cette perspective et soutient l’ordonnance municipale qui interdit toute production avec de l’amiante sur le territoire de Casale Monferrato.
Un premier procès s’était déroulé en 1993. Les inculpés n’étaient que les responsables locaux de l’entreprise. En cassation, seule la mort d’un ouvrier avait été retenue et avait provoqué une condamnation très modérée. Tous les autres décès avaient permis aux responsables de bénéficier de la prescription.
Exposer des travailleurs à des substances cancérogènes peut être un crime
Le procès de Turin se distingue des nombreux procès liés à l’amiante dans les pays de common law qui concernent principalement l’indemnisation des victimes. Dans un procès civil fondé sur la responsabilité, la notion de crime est absente. L’enjeu estpatrimonial. Les demandeurs font valoir qu’ils ont subi un dommage qui peut être évalué par un montant monétaire. Ils démontrent la faute du défendeur et le lien de causalité entre cette faute et le dommage subi. S’ils arrivent à convaincre les juges, ils obtiennent une indemnité…pour autant que le défendeur soit encore solvable. De nombreuses entreprises multinationales sont parvenus à échapper au payement d’une indemnisation par des mécanismes complexes de déclarations de faillite de filiales dans des pays où elles étaient particulièrement exposées. Dans un certain nombre de cas, l’indemnisation n’est pas à charge de l’entreprise qui a provoqué les dommages si elle est couverte par une assurance.
Certes, dans certains pays, la frontière entre responsabilité civile et responsabilité pénale peut paraître moins étanche lorsque des indemnisations punitives sont accordées. Moyennant certaines conditions qui peuvent différer d’un système juridique à l’autre, la gravité particulière de la faute introduit alors un élément de punition qui est décidée par une instance publique (un tribunal) et transformé en patrimoine privé (l’indemnisation de la victime). C’est ainsi que dans un récent procès au Mississipi, les compagnies Chevron et Union Carbide ont été condamnées par un jury à payer 322 millions de dollars à un travailleur exposé à l’amiante alors qu’il travaillait à forer des puits pour l’industrie pétrolière entre 1979 et la moitié des années ’80 [1]. Ce travailleur souffre actuellement d’asbestose et est contraint de recourir en permanence à une assistance respiratoire à l’oxygène. Il s’agit de la plus forte indemnisation individuelle accordée aux Etats-Unis dans des affaires concernant l’amiante.
L’impunité au plan pénal est néanmoins symbolique d’un point de vue politique et social. Par rapport à l’amiante, cela implique que des meurtres de masse ne sont pas considérés comme constitutifs d’une atteinte suffisamment grave à l’ordre public pour pouvoir être considérés comme des crimes.
Le procès de Turin s’inscrit dans la continuité de poursuites pénales liées à l’exposition de travailleurs à l’amiante. Il innove cependant en ayant recours à des incriminations différentes de celles qui avaient été examinées dans des affaires précédentes.
De façon synthétique, on peut décrire la jurisprudence pénale italienne concernant l’amiante de la manière suivante [2].
La plupart des procès ont été intentés sur la base de la notion d’homicide avec faute ou de lésion avec faute. Il s’agissait d’examiner la responsabilité pénale d’employeurs liée à des situations individuelles de travailleurs atteints de maladies causées par l’amiante. Les procès ont porté tant sur des maladies qui peuvent être considérées comme résultant de façon très spécifique d’une exposition à l’amiante (mésothéliomes et asbestose) que de cancers dont les causes peuvent être variées mais pour lesquelles il existe des données épidémiologiques qui permettent d’établir un lien de probabilité élevé en ce qui concerne le rôle joué par des expositions à l’amiante (il s’agit principalement de cancers du poumon). Le recours à des données épidémiologiques permet d’éviter de vider le rapport de causalité de toute signification. En effet, aucun cancer ne porte la “signature” d’une exposition déterminée. Dans un arrêt important de 2002, la Cour de Cassation avait indiqué qu’il n’était pas nécessaire de démontrer dans chaque individuel quel avait été le mécanisme précis de cancérogenèse et qu’une probabilité logique élevée pouvait découler de données épidémiologiques et statistiques [3].
Les condamnations étaient généralement fondées sur trois dispositions du Code pénal italien. L’article 40.2 précise les critères de causalité qui doivent être considérés en matière pénale. Il établit que “ne pas empêcher un événement que l’on a l’obligation légal d’empêcher équivaut à le causer”. L’article 589 réprime l’homicide avec faute et l’article 590 porte sur les lésions corporelles avec faute.
L’obligation juridique de prévention au travail découle d’un ensemble de textes sur lasanté au travail. La jurisprudence a considéré de façon assez constante que cette obligation de sécurité existait dès lors qu’il existait des connaissances scientifiques suffisantes en ce qui concerne les conséquences d’une exposition à l’amiante. La Cour de cassation a clairement souligné que l’obligation de prévention d’un employeur comportait l’adoption de l’ensemble des mesures de prévention techniquement possibles et qu’elle ne se limite pas au respect éventuel de valeurs limites fixées par la législation.
Le procès de Turin adopte une perspective différente du point de vue de la qualification juridique des faits. Il repose sur deux chefs d’inculpation.
L’article 434 du Code pénal réprime le crime de désastre commis avec dol, c’est-à-dire avec une faute aggravée par le fait que l’action ou l’omission a causé un événement prévu et voulu par l’auteur.
L’article 437 est plus spécifique aux conditions de travail. Il porte sur l’omission ou la suppression de mesures destinées à empêcher les désastres ou les accidents de travail.
Au-delà de la discussion technique sur les qualifications juridiques, cette approche met en lumière l’aspect collectif des choix économiques, techniques et d’organisation du travail par la direction d’Eternit. La notion de désastre ne se résume pas à des homicides multiples. Elle permet probablement de mieux saisir l’ensemble des conséquences d’un processus d’accumulation du capital comme celui d’Eternit.
Il me paraît important d’ajouter un élément. Comme dans le cas de l’évolution de la jurisprudence française, le contentieux lié à l’amiante n’apparaît pas comme un contentieux d’exception. Il y a une cohérence entre la jurisprudence pénale concernant l’amiante et celle qui porte de façon plus générale sur l’ensemble des risques du travail. Les limites de cet article ne me permettent pas de m’étendre sur ce point. L’on se référera en particulier à les importants procès concernant les cancers de Porto Marghera liés à l’exposition au chlorure de vinile qui ont culminé par un arrêt de la Cour de Cassation du 19 mai 2006 [4].
En ce qui concerne les accidents du travail, il convient de mentionner que le 15 avril 2011, le même tribunal de Turin qui a condamné les dirigeants d’Eternit avait condamné à 16 ans et demi de prison l’administrateur délégué Herald Espenhahn de la société multinationale ThyssenKrupp à la suite d’un incendie qui a provoqué la mort de sept ouvriers. Quatre autres dirigeants de l’entreprise ont été condamnés à 13 ans et demi de prison. Bien que le cas d’espèce soit différent, l’argumentation juridique rigoureuse de ces deux procès constitue une base solide pour renforcer la sanction judiciaire des activités industrielles mettant en danger la vie et la santé humaines.
Un procès contre la direction stratégique du groupe
Les accusés du procès de Turin sont Stephan Schmidheiny et le baron belge Cartier de Marchienne. Stephan Schmidheiny fait partie d’une famille qui compte en Suisse dans les milieux de l’économie et de la politique. Sa famille a été pendant presque un siècle l’actionnaire le plus important d’Eternit. Elle a su se créer des réseaux d’alliance les plus variés. Pendant la seconde guerre mondiale, les autorités hiltlériennes ont mis à sa disposition des travailleurs esclaves pour son établissement Eternit de Berlin. Collectionneur d’art, philanthrope, animateur de multiples réseaux en faveur d’un nouveau capitalisme vert, Stephan Schmidheiny a joué un rôle important dans les activités d’une organisation patronale : le Conseil des Entreprises pour le Développement Durable.
Stephan Schmidheiney a joué un rôle décisif dans la filière « amiante » du groupe Eternit à partir de la moitié des années ’70. Il a mis en place une politique de dénégation du risque et de double standard à l’échelle mondiale, retardant l’élimination de l’amiante dans les pays les moins développés. Comme l’explique Sergio Bonetto, un des avocats des victimes : « Pour leur malchance, les industriels suisses sont des gens méticuleux : tout était noté, centralisé. Par exemple, nous avons les preuves que, en Suisse, tous les échantillons d’amiante étaient contrôlés et que les productions étaient paramétrées en fonction des normes d’empoussièrement, variables selon les pays » [5].
Le Baron de Cartier de Marchienne est quant à lui une figure connue de l’establishment économique belge. Il a assumé des fonctions dirigeantes dans la branche belge d’Eternit (rebaptisée ultérieurement Etex). Il a joué un rôle direct dans la gestion de l’’établissement de Casale Monferrato entre 1966 et le début des années ’70.
Le procès de Turin a apporté de nombreux éléments qui démontrent à quel point les deux pôles dirigeants –belge et suisse - d’Eternit ont cherché à nier les dangers de l’amiante et à retarder l’interdiction de cette substance. Sous la direction de Scmidheiney, Eternit réalisait des économies en limitant les mesures de prévention tout en investissant dans les relations publiques. Une perquisition dans les bureaux du lobbyste Guido Bellodi a révélé que, dès 1984, Stephan Schmidheiny avait investi dans opérations de désinformation en Italie. Une journaliste avait été infiltrée dans le comité des victimes de l’amiante à Casale Monferrato et le juge Guariniello était espionné [6]. Les documents montrent qu’Eternit « investissait » dans l’achat de scientifiques, de personnalités politiques et syndicales et de journalistes.
Le procès de Turin contraste avec la passivité de la justice pénale en Belgique et en Suisse où le même groupe industrielle a causé des dommages comparables. L’histoir de Casale Monferrato n’est pas très différente de celle d’autres villes-usines du groupe Eternit comme Payerne en Suisse ou Kapelle-op-den-Bos en Belgique. La « paix judiciaire » dans ces deux pays ne s’explique pas par des différences significatives dans le droit pénal. Pour l’essentiel, les incriminations retenues en Italie se retrouvent dans l’arsenal juridique belge et suisse. Les différences proviennent beaucoup plus de la dynamique sociale qui a entouré l’activité d’Eternit : depuis le monde syndical jusqu’à l’attitude de la presse et des pouvoirs publics. Rien n’a entamé la respectabilité qui entoure les familles dominantes du groupe Eternit dans leurs pays d’origine. L’accumulation du capital produit ses lettres de noblesse et la reconversion de Stephan Schmidheiny au capitalisme vert lui a valu plus d’éloges que de réserves.
Laurent Vogel
Directeur du département Conditions de travail, santé et sécurité de l’Institut Syndical Européen (http://www.etui.org/Topics/Health-Safety)