« Toutes les civilisations ne se valent pas », a donc déclaré en 2012 un ministre de la République, évoquant des civilisations « plus avancées » que d’autres ou« supérieures » à d’autres, puis précisant que « ce qui est en cause, c’est la religion musulmane ». Un député de la Nation lui a répondu que c’était « une injure faite à l’homme », sur le fumier de laquelle avaient poussé ces « idéologies européennes qui ont donné naissance aux camps de concentration ». Face à l’ignominie proférée par ce ministre, Claude Guéant, ce député, Serge Letchimy, a sauvé notre honneur. Démonstration dans ce parti pris.
Il est des temps de déchéance nationale où l’on en vient à avoir honte non seulement des dirigeants de son pays, mais aussi de cette presse qui accompagne leur bassesse. C’est ainsi qu’au lendemain de l’intervention à l’Assemblée nationale du député (apparenté PS) de la Martinique et président de son conseil régional, on lit, mercredi 8 février, dans Le Figaro (en manchette de Une) et dans Libération (en page 12, dans le corps de l’article) le même mot :« dérapage ». « Le dérapage du député Letchimy efface celui de Guéant », écrit le quotidien classé à gauche, tandis que le brûlot de la droite titre : « Le dérapage d’un député PS enflamme la campagne ».
L’incendiaire, ce serait donc l’héritier politique d’Aimé Césaire, leader du Parti progressiste martiniquais. Et son « dérapage », qui effacerait la monstruosité énoncée par Claude Guéant, elle-même réduite à un simple écart de langage, devrait être mis sur le compte de « circonstances atténuantes » (Libération toujours), liées, pour reprendre les termes de Pierre Moscovici, directeur de la campagne socialiste à la présidentielle, à « sa sensibilité, celle d’un homme qui appartient aux Antilles ». Assigné à son origine, voire à la couleur de peau qui en témoigne, Serge Letchimy est ainsi renvoyé au registre passionnel de l’émotion.
C’est tout le contraire : le premier élu de la Martinique, président de son exécutif régional, a tenu un discours de raison, aussi argumenté que nécessaire, aussi justifié que pertinent. Aucun des deux articles de presse précités ne cite précisément la question au premier ministre de Serge Letchimy, se contentant d’en extraire les mots « nazisme » et « camp de concentration » comme s’il s’agissait de cris, d’injures ou d’insultes lancés dans l’hémicycle parlementaire. Il faut donc commencer par lire le raisonnement développé par le député martiniquais, et c’est alors que l’on comprend qu’il n’a fait qu’énoncer les principes qui ont fondé les valeurs démocratiques européennes aux lendemains de la barbarie nazie et du génocide juif.
En interpellant François Fillon, mardi 7 février, Serge Letchimy s’adresse en réalité à Nicolas Sarkozy qui avait qualifié, la veille, de « bon sens » la défense d’une hiérarchie des civilisations par le ministre de l’intérieur, son homme de confiance, devant les extrémistes de droite de l’UNI. Il n’est pas indifférent de souligner que le gouvernement a quitté la séance quand l’orateur en vint à évoquer ce « jeu dangereux et démagogique » qui consiste à vouloir « récupérer sur les terres du FN » cette « France obscure qui cultive la nostalgie » de la colonisation. Il n’est pas indifférent non plus que cet affront du pouvoir exécutif au pouvoir parlementaire n’ait pas de précédent connu depuis… 1898, c’est-à-dire depuis l’affaire Dreyfus, scène inaugurale de l’émergence de l’extrême droite moderne.
« Non, M. Guéant, ce n’est pas “du bon sens”, commence le député, c’est simplement une injure qui est faite à l’homme. C’est une négation de la richesse des aventures humaines. C’est un attentat contre le concert des peuples, des cultures et des civilisations. Aucune civilisation ne détient l’apanage des ténèbres ou de l’auguste éclat. Aucun peuple n’a le monopole de la beauté, de la science du progrès ou de l’intelligence. Montaigne disait “chaque homme porte la forme entière d’une humaine condition”. J’y souscris. Mais vous, M. Guéant, vous privilégiez l’ombre. Vous nous ramenez, jour après jour, à des idéologies européennes qui ont donné naissance aux camps de concentration au bout du long chapelet esclavagiste et colonial. Le régime nazi, si soucieux de purification, était-ce une civilisation ? La barbarie de l’esclavage et de la colonisation, était-ce une mission civilisatrice ? »
Serge Letchimy fut ensuite privé de parole par le président de l’Assemblée nationale quand il se mit à évoquer cette « autre France, celle de Montaigne, de Condorcet, de Voltaire, de Césaire ou d’autres encore, une France qui nous invite à la reconnaissance, que chaque homme… ». Or il n’avait fait qu’illustrer lui-même ce qu’a défendu cette France-là, celle qui s’est finalement, et tardivement, accomplie dans l’affirmation politique qui fonde notre République : l’égalité des humanités, quelles que soient leurs origines, leurs races, leurs croyances, leurs cultures, leurs civilisations.
Une offensive idéologique contre le principe d’égalité
Comme famille intellectuelle, l’extrême droite moderne s’est affirmée puis construite sur la négation de ce principe d’égalité. Quelles que soient ses incarnations partisanes, ses variantes nationales ou ses radicalités diverses, son credo fondateur est le refus de l’égalité et son projet politique, la construction d’une hiérarchie. Hiérarchie entre nationaux, entre citoyens, entre peuples, entre nations, entre cultures, entre races, entre religions, etc.
Et c’est bien ce credo que, sous notre actuel régime de droite extrême, un ministre de la République a choisi de banaliser dans une provocation calculée jusque dans ses choix sémantiques. Ainsi de cette promotion, par la novlangue sarkozyenne, du mot « relativisme » pour disqualifier l’idéal républicain d’égalité – égalité des droits, des possibles, des libertés, des humanités, etc.
Or ce credo inégalitaire est potentiellement meurtrier, et nous le savons, en Europe, d’expérience désastreuse vécue. Hiérarchiser les humanités et leurs créations (cultures, religions, civilisations), c’est ouvrir la voie au tri et à la sélection : écarter ce qui est déclaré « moins avancé », sélectionner ce qui est supposé « supérieur », nier l’humanité de ce qui est jugé « inférieur ».
Ce n’est certes pas une condition suffisante – il y a encore loin, heureusement, de l’aveuglement idéologique à la politique criminelle –, mais c’est une condition nécessaire : dans la pensée habituée des civilisations supérieures, les peuples européens n’ont-ils pas fini par s’accommoder, avec une impuissance muette ou une complaisance active, des crimes commis contre les inférieurs qu’elles discriminaient ?
C’est bien pourquoi, sous l’effet de l’immédiate conscience de la catastrophe européenne de la première moitié du XXe siècle, notre Constitution, dans son préambule de 1946 repris en 1958, a tenu à préciser le sens de la proclamation originelle contenue dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789. « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », énonce cette dernière quand le préambule ajoute : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. »
L’égalité donc, toujours et encore, fondée sur le refus d’une distinction hiérarchisant races, religions et croyances, auxquelles la Constitution de 1958 ajoutera « l’origine », précisant aussi que la République « respecte toutes les croyances ». L’égalité comme principe créateur de libertés et de progrès : le droit commun d’avoir des droits, dans le sillage de la philosophie du droit naturel qui ébranla la tyrannie de monarchies fondées sur une hiérarchie de privilèges qui triait l’humanité dès sa naissance. Tel est le scandale démocratique qu’hier, la droite anti-républicaine, de son cœur conservateur à ses franges fascistes, s’est acharnée à combattre jusqu’à s’épanouir sous le régime de Vichy.
Il fallut sa chute avec celle du nazisme dont il était l’allié, des monceaux de cadavres, deux guerres mondiales et des crimes contre l’humanité, pour obliger cette droite à se convertir à la République, par le détour de la dissidence gaulliste. Or c’est cette conversion qu’ébranle et corrompt le sarkozysme dans sa course à l’abîme : en stigmatisant une religion particulière, l’islam, et la culture musulmane qui lui est associée, en ouvrant ainsi la voie à la persécution ordinaire d’une partie de nos compatriotes, il contredit la République elle-même. Tissant de nouveau les liens qui avaient façonné les droites réactionnaires de l’entre-deux-guerres, la droite aujourd’hui au pouvoir fait droit à l’extrême droite, à son idéologie autoritaire et à son obsession xénophobe.
Bien naïfs ceux qui se rassurent à bon compte en pensant qu’elle le fait par seul calcul électoral. La vérité, c’est qu’elle y croit vraiment et que Claude Guéant est sincèrement convaincu de ce qu’il dit. Car, si l’antisémitisme qui les unissait s’est quelque peu dissipé sous le poids du crime européen, il reste une affaire toujours en souffrance qui continue de rapprocher droite réactionnaire et extrême droite : la question coloniale. C’est ce fantôme qui continue de rôder, depuis le placard à mémoires inapaisées où il fut enfermé en 1962 avec la faillite de l’empire colonial dans la perdition algérienne, cette guerre aussi sale qu’injuste, de déni des droits du peuple algérien et d’abjection politique par la banalisation de la torture, cette guerre aussi sale qu’injuste, de déni des droits du peuple algérien et d’abjection politique par la banalisation de la torture.
Si l’interpellation rationnelle de Serge Letchimy a provoqué ce scandale, c’est parce qu’elle visait précisément ce point, où se joue l’avenir de la France dans sa relation au monde, entre crispation identitaire et nécrose nationale ou bien, comme nous le souhaitons, vérité de son histoire et réconciliation de ses mémoires. L’hystérie politique que le député de la Martinique a obtenue pour seule réponse est un aveu : il frappait juste et disait vrai. Loin de proférer une énormité grossière en associant la négation de l’autre par le colonialisme et l’anéantissement de l’autre sous le nazisme, il ne faisait que rappeler la France, notre France, à la conscience lucide de l’engrenage criminel qui a conduit à la catastrophe européenne.
Savoir penser ensemble le colonialisme et le nazisme
Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, penser ensemble le colonialisme et le nazisme était une opération intellectuelle logique. Il fallait comprendre comment l’innommable avait pu advenir, ce surgissement de la barbarie au cœur de la civilisation. Comment les sociétés européennes avaient-elle pu accepter leur propre brutalisation criminelle, comment leurs peuples avaient-ils pu être majoritairement indifférents à la destruction des Juifs d’Europe, comment leurs élites cultivées avaient-elles pu s’accommoder de la discrimination raciale qui la précéda ?
Dès 1951, dans son livre pionnier Les Origines du totalitarisme, la philosophe Hannah Arendt met l’expansion impérialiste des dominations coloniales à la charnière de ce basculement européen dans l’horreur. Elle n’hésite pas à discerner dans la domination coloniale, et notamment dans la « mêlée pour l’Afrique », dénuée de toute limite éthique, « maints éléments qui, une fois réunis, seraient capables de créer un gouvernement totalitaire fondé sur la race ». Elle y décèle même, entre dispositifs bureaucratiques et massacres de masse, l’une des prémisses du système concentrationnaire.
A la manière d’un renvoi à l’envoyeur, la démesure coloniale a fait retour sur l’Europe, produisant en son sein des barbares civilisés alors qu’elle croyait civiliser des barbares qui lui seraient extérieurs. Comme l’a amplement démontré l’historien Enzo Traverso dans son essai sur La Violence nazie, sous-titré Une généalogie européenne, l’ascension idéologique du racisme biologique fut parallèle à l’essor d’un colonialisme qu’il légitimait. Dès lors, souligne-t-il, « deux discours complémentaires se superposent : la “mission civilisatrice” de l’Europe et l’“extinction” des “races inférieures” ; en d’autres termes, la conquête par l’extermination ».
Rappelant que la notion d’« espace vital », loin d’être une invention nazie, était un lieu commun de la culture européenne à l’époque de l’impérialisme, de ses civilisations supérieures et de ses humanités inférieures, Enzo Traverso décrit « le lien qui rattache le national-socialisme à l’impérialisme classique », dont le ressort était la conviction de l’Europe « d’accomplir une mission civilisatrice en Asie et en Afrique ». Et il souligne que, pour les analystes des années trente et quarante du siècle passé, ce lien était évident. Or c’est bien cette évidence que Serge Letchimy a brandie à la face de tous ceux qui, de nouveau, laissent dire, au XXIe siècle, de façon officielle et ministérielle, étatique et nationale, qu’il existe des civilisations supérieures à d’autres.
Faute d’un travail de deuil de cet imaginaire colonial, le voici donc qui resurgit avec la violence d’un refoulé trop longtemps contenu. Que la droite le convoque à la manière d’une diversion n’enlève rien à sa dangerosité foncière : c’est une école de barbarie, ici même, comme l’avait dit avec force, dès 1950, un autre député martiniquais, Aimé Césaire, dans son Discours sur le colonialisme. Tout connaisseur de ce texte célèbre en aura entendu l’écho dans l’intervention de Serge Letchimy, tant on y trouve déjà l’affirmation du lien entre crimes coloniaux et crimes hitlériens : le « formidable choc en retour », selon Césaire, de cette corruption fatale que fut le colonialisme et qui a fait le lit de la barbarie nazie, sur ce fumier commun de la hiérarchie des humanités et de leurs civilisations.
Entraînant dans son sillage la cupidité marchande, la brutalisation des sociétés, la haine raciale et les théories pseudo-savantes qui la légitiment au nom d’une « mission civilisatrice » d’un Occident supérieur, l’aventure coloniale a fini par déciviliser le colonisateur et par ensauvager l’Europe elle-même. « Où veux-je en venir ? » demande Césaire dans son Discours, qui fut provoqué par la benoîte affirmation chez certains intellectuels français de la « supériorité incontestable de la civilisation occidentale ». « A cette idée, répond-il : que nul ne colonise innocemment, que nul non plus ne colonise impunément ; qu’une nation qui colonise, qu’une civilisation qui justifie la colonisation – donc la force – est déjà une civilisation malade, une civilisation moralement atteinte, qui, irrésistiblement, de conséquence en conséquence, de reniement en reniement, appelle son Hitler, je veux dire son châtiment. Colonisation : tête de pont dans une civilisation de la barbarie d’où, à n’importe quel moment, peut déboucher la négation pure et simple de la civilisation. »
Une consternante régression à la face du monde
En évoquant ces « idéologies européennes qui ont donné naissance aux camps de concentration au bout du long chapelet esclavagiste et colonial », Serge Letchimy ne faisait donc que prolonger Césaire, son père en politique et cette grande figure dont il fut dit, au Panthéon, le 6 avril 2011, que, lors de sa mort en 2008, « la France venait de perdre l’un de ses enfants qui lui faisait le plus honneur ». Ces mots furent prononcés par Nicolas Sarkozy, durant une « Cérémonie d’hommage solennel de la Nation » à Aimé Césaire, dans un discours vibrant, célébrant ce combattant qui « voulait l’égalité réelle des droits ». Si Claude Guéant n’en a aucun souvenir, pas plus que le chef de l’Etat qui salue le« bon sens » de ce barbare civilisateur, c’est sans doute que, pour cette France obscure qu’incarne cette présidence, il n’est d’anticolonialiste respectable que mort.
Serge Letchimy est bien vivant, et son échappée belle nous indique le chemin d’élévation par lequel sortir de cette déchéance nationale. Il nous appelle à un sursaut de la même manière que Césaire interpellait une Europe oublieuse d’elle-même, infidèle à ses propres principes, irrespectueuse de ce qu’elle proclame. « Et c’est là le grand reproche que j’adresse au pseudo-humanisme, écrivait-il : d’avoir trop longtemps rapetissé les droits de l’homme, d’en avoir eu, d’en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste. » La nouveauté sarkozyste, c’est de l’assumer sans gêne aucune, de revendiquer ces hiérarchies et de théoriser ces inégalités, et d’entraîner ainsi la France dans une consternante régression à la face du monde.
La vérité, c’est que ce pouvoir est habité par la peur, et c’est pourquoi il faut lui opposer le courage, un courage dont l’exemple redonne confiance – courage des principes, courage des audaces, courage des résistances, courage des hauteurs, courage des solidarités. Hier comme aujourd’hui, la peur du monde est toujours au ressort des xénophobies et des racismes. Incapables de relever les défis du monde, de les comprendre et de les maîtriser, les gouvernants qui font commerce de ces haines cherchent à survivre par la désignation de boucs émissaires de façon que se libère et s’épuise la peur qui les anime. C’est en effet, comme le rappelait le député de la Martinique, une très longue histoire qui, hélas, fait aujourd’hui retour.
« C’est un homme qui a peur », écrivait dès 1946 Jean-Paul Sartre à propos de l’antisémite dans ses Réflexions sur la question juive. Mais ce portrait vaut aussi bien pour le négrophobe ou pour l’islamophobe d’aujourd’hui : « C’est un homme qui a peur. Non des Juifs, certes : de lui-même, de sa conscience, de sa liberté, de ses instincts, de ses responsabilités, de la solitude, du changement, de la société et du monde ; de tout sauf des Juifs. (…) Le Juif n’est ici qu’un prétexte, ailleurs on se servira du nègre, ailleurs du Jaune. Son existence permet simplement à l’antisémite d’étouffer dans l’œuf ses angoisses en se persuadant que sa place a toujours été marquée dans le monde, qu’elle l’attendait et qu’il a, de tradition, le droit de l’occuper. L’antisémitisme, en un mot, c’est la peur devant la condition humaine. »
Les réflexions de Sartre avaient déjà débusqué ce qui est toujours le nœud du blocage français, et qu’il est bien temps de déverrouiller : le refus d’admettre l’autre comme tel, le souci de l’assimiler à soi, cet universel abstrait qui n’admet le Juif, le Noir, l’Arabe qu’à condition qu’il se dépouille de son histoire et de sa mémoire. Sartre brocardait ainsi ce faux ami des Juifs, « le démocrate » qui, au Juif, reproche « volontiers de se considérer comme juif » tandis que l’antisémite lui reproche plus radicalement « d’être juif ». « Il ne connaît ni le Juif, ni l’Arabe, ni le nègre, ni le bourgeois, ni l’ouvrier, ajoutait-il, mais seulement l’homme, en tout temps, en tout lieu pareil à lui-même », et c’est ainsi qu’il « manque le singulier : l’individu n’est pour lui qu’une somme de traits universels. Il s’ensuit que sa défense du Juif sauve le juif en tant qu’homme et l’anéantit en tant que Juif. »
Nous voici au cœur du défi qui attend la gauche et, au-delà d’elle, la France : non pas seulement s’opposer aux apparences extrémistes de la politique actuelle, mais réussir vraiment à lui opposer un imaginaire concurrent, créateur et mobilisateur. Penser à la fois l’universel et le singulier, la solidarité et la diversité, l’unité et la pluralité. Et, par conséquent, refuser résolument l’injonction néocoloniale d’assimilation qui entend contraindre une partie de nos compatriotes (de culture musulmane, d’origine arabe, de peau noire, etc.) à s’effacer pour se dissoudre, à se blanchir en somme. Bref, qui ne les accepte que s’ils disparaissent.
Retrouver « ce pouvoir qu’a le Moi de dire Tu »
Cet imaginaire alternatif fut fort bien défini par Jean-Paul Sartre dans cette vigoureuse interpellation de nos silences, oublis et aveuglements, que constituent ses Réflexions sur la question juive écrites au lendemain de la catastrophe génocidaire. « Ce que nous proposons, résumait-il, est un libéralisme concret. Nous entendons par là que toutes les personnes qui collaborent, par leur travail, à la grandeur d’un pays, ont droit plénier de citoyen dans ce pays. Ce qui leur donne ce droit n’est pas la possession d’une problématique et abstraite “nature humaine”, mais leur participation active à la vie de la société. Cela signifie donc que les Juifs, comme aussi bien les Arabes ou les Noirs, dès lors qu’ils sont solidaires de l’entreprise nationale, ont droit de regard sur cette entreprise ; ils sont citoyens. Mais ils ont ces droits à titre de Juifs, de Noirs, ou d’Arabes, c’est-à-dire comme personnes concrètes. »
Plus d’un demi-siècle a passé, et cet horizon de réconciliation avec nous-mêmes, notre peuple et sa diversité, est toujours au lointain : ce qui fut difficilement conquis par nos compatriotes juifs – être admis comme français et juifs –, par le détour nécessaire d’un réveil de mémoire et d’une vérité de l’histoire, reste à conquérir durablement pour nos compatriotes arabes et noirs. Il le reste d’autant plus que, face à la triple crise – démocratique, économique, sociale – qui mine notre pays, la droite extrême a choisi, avec entêtement, d’emprunter une voie de division où la France est montée contre elle-même, dans une guerre des identités, des origines, des religions, etc.
L’oligarchie au pouvoir veut des pauvres (c’est-à-dire tout ce qui est moins riche qu’elle) qui la laissent tranquille en se faisant bataille les uns les autres, plutôt qu’en retrouvant ce qui les rassemble – leur condition sociale, leur situation salariale, leur habitat commun, leurs conditions de vie, etc. C’est bien pourquoi la présidence de Nicolas Sarkozy n’a eu de cesse de répandre ce poison idéologique de l’inégalité des hommes et de la hiérarchie des cultures. Du débat avorté sur une identité nationale au singulier jusqu’au discours de Grenoble visant les Français d’origine étrangère, sans oublier des politiques migratoires de plus en plus répressives et injustes ni la stigmatisation, à travers les Roms européens, de tous ceux qui refusent d’être assignés à une identité ou un lieu unique, cette politique obsessionnelle ne fait que se poursuivre, en montant d’un cran idéologique, avec l’éloge par le ministre de l’intérieur des civilisations supérieures.
Ce ne sont pas que des mots : une immense violence, qui n’est pas seulement symbolique, est ainsi libérée. Toutes celles et ceux qu’elle vise et désigne, à raison de leur origine, de leur apparence ou de leur religion, la vivent et la supportent déjà, dans leur chair et dans leur âme. Allons-nous les laisser seuls, comme si c’était affaire de sensibilité individuelle et non pas de principes collectifs ? Allons-nous rester indifférents à la remontée, non plus à la périphérie du débat public mais en son centre, des idéologies meurtrières d’hier, cette barbarie nichée dans le délire pathologique de civilisations égarées ? Allons-nous rester silencieux ?
Dans Causes communes (Stock), un essai récent sur les solidarités nouées entre des Juifs et des Noirs autour de la conscience commune des persécutions qui les visaient, la socio-anthropologue Nicole Lapierre indique ce que pourrait être un sursaut véritable, celui d’un humanisme concret qui se refuse à uniformiser ou banaliser : l’empathie, suggère-t-elle. L’empathie, c’est-à-dire « la capacité à prendre et à comprendre le point de vue d’autrui, à concevoir son expérience, sa pensée, ses sentiments, sans pour autant se fondre ni se confondre avec lui ». Cette empathie, insiste-t-elle, qui « va à l’encontre de la vieille et détestable recette des pouvoirs incertains consistant à stigmatiser des populations ou à les dresser les unes contre les autres, pour faire diversion ou servir d’exutoire. Noirs contre Juifs, chrétiens contre musulmans, gens d’ici contre gens du voyage, ou d’autres encore, peu importent les protagonistes, dans ce dangereux jeu de dupes ».
Illustrant ce chemin d’élévation, elle cite le romancier André Schwarz-Bart, narrateur avec Le Dernier des justes de la persécution juive, puis avec La Mulâtresse solitude de la persécution noire, qui évoquait « le pouvoir qu’a le Moi de dire Tu ». Auquel fait écho cet autre grand Martiniquais, Frantz Fanon, qui, dans les dernières lignes de Peau noire, masques blancs, lançait en 1952 cette interpellation qui résonne encore dans notre présent : « Supériorité ? Infériorité ? Pourquoi tout simplement ne pas essayer de trouver l’autre, de sentir l’autre, de me révéler l’autre ? Ma liberté ne m’est-elle donc pas donnée pour édifier le monde du Toi ? »
Notre empathie a trop longtemps fait défaut. Aux Juifs, aux Noirs, aux Arabes, aux musulmans, aux Roms et aux Tziganes, etc. : à tous ceux qui, successivement ou en même temps, sont les victimes de cette barbarie dont Claude Guéant est le pédagogue officiel. Il est bien temps de lui opposer le langage de la civilisation.
Edwy Plenel