Question au premier ministre sur les propos de Mr Guéant
7 février 2012
Monsieur le Premier ministre,
Nous savions que pour M. Guéant, la distance entre « immigration » et « invasion » est totalement inexistante, et qu’il peut savamment entretenir la confusion entre civilisation et régime politique.
Ce n’est pas un dérapage !
C’est une constante parfaitement volontaire !
En clair : c’est un état d’esprit et c’est presque une croisade !
Mr Guéant, vous déclarez, du fond de votre abîme, sans remords ni regrets, que « toutes les civilisations ne se valent pas ». Que certaines seraient plus « avancées » ou « supérieures » à d’autres.
Non, monsieur Guéant, ce n est pas du bon sens » !
C’est simplement une injure faite à l’homme !
C’est une négation de la richesse des aventures humaines !
Et c’est un attentat contre le concert des peuples, des cultures et des civilisations !
Aucune civilisation ne détient l’apanage des ténèbres ou de l’auguste éclat !
Aucun peuple n’a le monopole de la beauté, de la science, du progrès, et de l’intelligence !
Montaigne disait que « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ».
J’y souscris.
Mais vous Mr Guéant, vous privilégiez l’ombre !
Vous nous ramenez, jour après jour, à ces idéologies européennes qui ont donné naissance aux camps de concentration, au bout du long chapelet esclavagiste et colonial.
Monsieur Guéant le régime nazi, si soucieux de purification, si hostile à toutes les différences, était-ce une civilisation ? La barbarie de l’esclavage et de la colonisation, était-ce une mission civilisatrice ?
Il existe, M. le Premier Ministre, une France obscure qui cultive la nostalgie de cette époque que vous tentez de récupérer sur les terrains du front national.
C’est un jeu dangereux et une démagogie inacceptable.
Mais, il en existe une autre vision : celle de Montaigne, de Montesquieu, de Condorcet, de Voltaire, de Schœlcher, de Hugo, de Césaire, de Fanon, et de bien d’autres encore !
Une France qui nous invite à la reconnaissance que chaque homme, dans son identité et dans sa différence, porte l’humaine condition, et que c’est dans la différence que nous devons chercher le grand moteur de nos alliances !
Alors monsieur le premier ministre : Quand, mais quand donc votre ministre de l’intérieur cessera t-il de porter outrageusement atteinte à l’image de votre gouvernement et à l’honneur de la France ?
Serge LETCHIMY
Député de la Martinique.
Serge Letchimy
Lettre ouverte à Claude Guéant
6 février 2012
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Objet : Vos déclarations sur les civilisations
N/réf : CAB/SL/JFL/SN/N°2012
LETTRE OUVERTE A M. CLAUDE GUEANT,
MINISTRE DE L’INTERIEUR
M. le Ministre,
Votre venue en Martinique dans les jours qui viennent, m’oblige à vous rappeler que cette terre a vu naître Aimé Césaire, Frantz Fanon, Edouard Glissant. Qu’elle a été aimée par des hommes aussi admirables que furent Victor Schœlcher, André Breton, Léopold Sedar Senghor, Claude Lévi-Strauss, et de manière plus proche encore, par Léopold Bissol, Georges Gratiant, ou Camille Darsières, pour ne citer que quelques-uns de nos grands politiques.
Ces hommes furent de grands humanistes. Leur vie et leurs combats se sont situés en face de ces crimes que furent la traite, l’esclavage, les génocides amérindiens, les immigrations inhumaines, ou la colonisation dans tous ses avatars… Tous ont combattu la pire des France : celle qui justifiait les conquêtes et les exploitations, et bien d’autres exactions dont les cicatrices sont inscrites dans nos paysages. Cependant, je n’ai jamais entendu un seul de ces hommes lister ces attentats pour décréter que la civilisation européenne, ou que la culture française, serait inférieure à n’importe quelle autre. Je ne les ai jamais entendus prétendre que le goupillon de la chrétienté (qui a sanctifié tant de dénis d’humanité) serait plus primitif que tel bout liturgique d’une religion quelconque.
Toujours, ces hommes ont établi la distinction entre cette France de l’ombre et la France des lumières. Pour combattre l’ombre qui menaçait leur humanité même, ils se sont référés à la France de Montaigne, de Montesquieu, de Pascal, de Voltaire, de Condorcet ; à celle qui s’est battue pour abolir la traite, puis l’esclavage, qui a supprimé la peine de mort du code de ses sentences ou qui a accordé aux femmes le droit de vote et celui de disposer de leur maternités… A s’en tenir à votre logique, ils auraient eu mille raisons de condamner la civilisation occidentale, et de renvoyer aux étages inférieurs bien des cultures européennes.
Voyez-vous M Guéant, vos chasses à l’immigré (qu’il soit en règle ou non), ou la hiérarchisation que vous célébrez sans regrets ni remords entre les cultures et les civilisations, vous ont enlevé la légitimité dont a pourtant besoin votre prestigieuse fonction. Vous portez atteinte à l’honneur de ce gouvernement, et à l’image d’une France qui visiblement n’est pas la vôtre, mais que nous, ici, en Martinique, avons appris à respecter.
Toutes les civilisations ont produit, et de manière équivalente, des ombres et des lumières. Mais si les ombres n’ont jamais triomphé très longtemps, si beaucoup d’entre elles ont disparu dans les oubliettes de l‘histoire (en compagnie de régimes politiques ou religieux quelque peu lamentables), c’est simplement parce que des hommes de bon sens, pétris d’humanisme et de haute dignité, ont exalté les parts lumineuses que toutes les civilisations de l’homo-sapiens ont mises à notre disposition.
Les civilisations se sont nourries de leurs lumières mutuelles pour mieux combattre leurs propres ombres. Dans une transversale célébration et de grande foi en l’Homme, ces hommes ont honoré les lumières d’où quelles viennent ; les lumières se sont reconnues entre elles ; leurs signaux réciproques ont conservé intact (de part et d’autre des lignes de partage ou de conflit) un grand espoir d’humanité pour tous. Grâce à eux, nous savons qu’il est dommageable de considérer l’ombre, ou de s’en servir à des fins qui ne grandissent personne. Ils nous ont donc appris à nous écarter de ceux qui l’utilisent, et qui, par là même, la transportent avec eux.
M. Guéant, fouler le sol martiniquais, c’est toucher une terre que des hommes comme Aimé Césaire ont fécondé de leur sang. Un sang qui s’est toujours montré soucieux de l’humanisation de l’homme, du respect des civilisations et de leurs différences.
Ce serait donc comme une injure à leur mémoire, à leur pensée, à leurs actions, que de vous laisser une seule minute imaginer que vous serez le bienvenu ici.
C’est par-dessus vous, et du plus haut possible, que nous renouvelons à la France des lumières toute notre considération, et confirmons notre respect pour les valeurs républicaines qui, contrairement à celles dont vous êtes le héraut, sont à jamais très opportunes chez nous.
Qui est l’homme qui a provoqué un scandale à l’Assemblée nationale, en évoquant les camps de concentration et le nazisme en réponse aux propos de Claude Guéant sur les « civilisations » ? Quasi-inconnu en métropole, Serge Letchimy, député de Martinique se présente comme l’héritier politique d’Aimé Césaire, et il a des raisons pour cela. C’est en effet grâce à l’auteur de « Cahier d’un retour au pays natal » ou du « Discours sur le colonialisme » que sa carrière politique a décollé :
· en 2001, Serge Letchimy est élu maire de Fort-de-France, succédant à Aimé Césaire, qui occupait le fauteuil depuis 1945 ;
· en 2005, il devient président du Parti progressiste martiniquais, fondé par Aimé Césaire ;
· en 2007, il est élu député, apparenté socialiste ;
· en 2010, sa liste l’emporte aux régionales, et il devient président du conseil régional.
Une seule civilisation humaine
Mireille Fanon-Mendès France
Fondation Frantz Fanon
La polémique autour des propos de Claude Guéant, ministre de l’intérieur, sur la hiérarchie des civilisations est l’expression de la grave crise morale traversée par la classe politique française. Face à une déclaration scandaleuse, il ne s’est trouvé qu’un seul député pour crier son indignation. Serge Letchimy, député de la Martinique, est cloué au pilori parce qu’il aurait évoqué les camps de concentration, lieu ultime de la barbarie, en tant que conséquence tragique d’une idéologie européenne. Pourtant qu’y a-t-il de choquant dans la déclaration du député ? Le fait qu’il ait osé évoquer le génocide des juifs d’Europe perpétré par des Européens pour illustrer la continuité et la prégnance d’une certaine idéologie occidentale ? Ou qu’il ait accusé le ministre de l’intérieur de racolage des voix d’extrême-droite ?
Au-delà des contorsions rhétoriques et des manœuvres électoralistes, ce que révèle la polémique autour des déclarations du ministre de l’Intérieur est la nature réelle d’une élite de pouvoir qui n’hésite plus à exprimer un discours de haine dont la cible prioritaire est l’Islam et les musulmans. Face à une crise qu’elle est bien incapable de juguler et au creusement, sans précédent, des inégalités dont elle est responsable, une partie non négligeable de la droite française revient vers ses tropismes racistes fondateurs. Le calcul électoraliste, froid, qui consiste à tout faire pour capter un électorat sensibilisé par des années de matraquage médiatique au discours de peur et de haine du populisme démagogique n’est pas la seule explication. Les élites politiques françaises, et la droite n’est pas seule en cause -tant est engagée la responsabilité du Parti Socialiste-, n’ont jamais reconnu l’héritage raciste et colonial de la République. Et qu’on ne vienne pas parler de repentance ou d’auto-flagellation ! Il s’agit du courage de regarder l’histoire en face, sans faux-fuyants ni mystification politicienne. Le déni et l’occultation expliquent pour une large part la renaissance du discours essentialiste et les tentatives de réécriture d’une histoire mythifiée. Les soubassements de l’idéologie raciste et suprématiste, dont le nazisme a été une évolution naturelle, sont intacts.
C’est sur ces bases que se construit méthodiquement le discours de l’islamophobie. La stigmatisation de l’Islam et des musulmans derrière des proclamations lénifiantes est assumée au nom de la lutte contre les intégrismes et une instrumentalisation de la laïcité comme moyen d’exclusion. Personne n’est dupe et tous lisent clairement les intentions de dirigeants politiques dont le cynisme n’a d’égal que l’irresponsabilité. De dérapages calculés en petites phrases lourdes de sens, le ministre de l’Intérieur, avec d’autres figures de ce courant, assume la dérive du sarkozysme -déclinaison locale du néo-conservatisme américain- vers les régions les plus sinistres d’une idéologie à l’exact opposé des valeurs universelles proclamées par la République. En réactualisant l’inepte théorie de la guerre des civilisations, ce ministre réinjecte effectivement dans le débat politique des notions en vigueur au cours des heures les plus sombres de l’histoire de France.
Devant ces attaques frontales contre les plus hautes valeurs de l’universalisme et contre l’esprit de ce que fut la résistance française, l’heure n’est plus aux atermoiements ni à la réprobation silencieuse. La mobilisation résolue contre le racisme et toutes ses déclinaisons est plus que jamais la priorité pour tous ceux qui veulent une France en paix avec elle-même et dans laquelle l’ensemble des citoyens, athées ou de toutes confessions, peuvent se reconnaitre dans le respect, l’égalité, et le droit. L’Islam et les musulmans autant que les autres. Les esprits retors au service du racolage politique le plus éhonté peuvent vociférer et occuper le champ médiatique, ils ne parviendront pas à modifier le cours de l’histoire. Il n’y a pas de civilisation supérieure ou de civilisation inférieure, il n’y a qu’une seule civilisation, c’est celle de l’humanité toute entière.
Paris, le 8 février 2012