Encore raté. Le choix de Luc Besson, celui d’une Jeanne profane qui
soit « la somme de ses doutes », la qualité de sa distribution (superbes John Malkovich et Dustin Hoffman, glaciale Faye Dunaway, inquiétant groupe des capitaines, Timothy West en Cauchon décaricaturé, et les yeux de Milla Jovovich chavirant entre fureur et désarroi), son art de la scène (de cour) et du champ de (bataille), donnaient quelque espérance. On se lasse pourtant assez vite de cette pucelle improbable, qui ne nous touche guère.
La force de Jeanne, ce par quoi elle fascine et défie auteurs et réalisateurs, c’est un fragile équilibre entre l’histoire et le mythe. Ses énigmes, ses mystères, ses parts d’ombre sont offerts à un interminable travail de mémoire. Ce qui paraît contestable dans le film de Besson, ce n’est donc pas le fait d’avoir inventé sa Jeanne et d’avoir dérogé à une vérité historique, mais la pauvreté de l’invention. Il ne parvient jamais à se hisser au niveau du personnage. Il reste, pendant près de trois heures au-dessous et en deçà, comme si le fracas de la bataille d’Orléans pouvait masquer cette impuissance.
Le film commence par un divorce, entre l’émerveillement lumineux de l’enfance rêveuse et l’obscure saleté de la guerre. Mais le viol et le meurtre romancés de la soeur sous les yeux horrifiés de Jeanne rompent aussitôt la tension féconde entre la contrainte de l’histoire attestée et la liberté de la fiction. Le personnage de Jeanne, le récit lacunaire de sa vie, laissent assez de questions sans réponses pour qu’il soit besoin d’en rajouter, tout comme il est inutile de forcer sur le ketchup pour souligner les horreurs de la guerre. Besson présente ainsi cet univers prémoderne, où ciel et terre, réalité et fiction, sont encore étroitement mêlés sous la forme de vignettes sulpiciennes, ruisselantes de lumière diaphane, chargées de nuages tourbillonnants, de sonorités venteuses, de vitraux pulvérisés par le souffle divin. Le renfort d’effets spéciaux ne rend pas plus accessible pour autant l’imaginaire mystique populaire de l’époque. C’est simplement lourdingue et ennuyeux.
Avec l’arrivée à Chinon et la reconnaissance du Dauphin, le film semble prendre un nouveau (vrai ?) départ. D’Orléans à Rouen, en passant par Reims et Compiègne : montée, apothéose, déclin et chute de Jeanne. Ce parcours initiatique mène de la certitude au doute, de l’innocence à la désillusion mais pourquoi souligner ce renversement par un shampoing colorant qui fait passer Milla Jovovich du blond angélique au brun sulfureux ?
Le sacre est bien le point de partage entre une logique de réussite et une logique d’échec : plus que le couronnement d’un roi, l’enregistrement d’un événement fondateur, d’un miracle profane, d’une victoire d’où naît une légitimité : « Aux horions, on verra qui aura le meilleur droit de Dieu du ciel, dictait Jeanne dans sa sommation de la semaine sainte avant la victoire d’Orléans. Dieu donnera la victoire, c’est sûr » Encore faut-il combattre pour la mériter. La Pucelle a sans doute la tête dans les nuages et les oreilles pleines de ses voix. Mais elle garde les pieds sur terre : il faut se donner la force de son droit.
Après Reims, elle aurait pu prendre une retraite dorée, savourer les honneurs, goûter les conforts de la Cour. Ce n’est ni son monde, ni son genre. Elle est tout entière du côté de l’élan constituant, point du côté de l’ordre institué. Il y a encore de la misère et de la souffrance à soulager au royaume de France. Il y a encore des villes à délivrer. Elle a toujours de l’énergie pour aller plus loin, car la délivrance est un combat permanent. Elle s’y précipite, terriblement pressée, la nuque douloureusement mordue par le sentiment de sa propre précarité : « Je durerai un an, guère plus » Un an à peine, pour aller au bout d’elle-même.
Trahie de l’intérieur, abandonnée de presque tous, à la tête d’une troupe minuscule de 400 mercenaires qui ne font même plus une armée, Jeanne à Compiègne c’est déjà Saint-Just après Fleurus, le Che en Bolivie. Son temps était compté. Il est passé. Vient celui des raisons d’Eglise et des raisons d’Etat, des thermidoriens d’hier et de toujours, des calculs bureaucratiques et des compromis douteux, le temps où le feu de l’événement retombe en cendres désenchantées.
Femme et hérétique, trahie et suppliciée, Jeanne appartient à jamais au cortège des vaincus. Prise dans les glaces de l’histoire, elle attend les grands dégels de la mémoire. Chaque baiser du présent essaie de la réveiller de ce cauchemar. Son inépuisable mystère tient à son rôle de passeuse entre deux époques, entre le temps des hérésies et celui de la Réforme, entre la guerre médiévale et la guerre nationale, entre l’arquebuse et l’artillerie, entre l’âge de l’amour courtois et celui de la grande chasse aux sorcières. Spectre des passages et des transitions, surprenante passeuse, insaisissable passante baudelairienne, elle hante nos attentes et nos espérances toujours recommencées.
Aussi n’existe-t-il pas de Jeanne certifiée, authentifiée, classée. Son image incertaine nous parvient à travers la galerie de miroirs déformants où se succèdent ses multiples représentations : des Jeanne rebelles et des Jeanne bigotes, des Jeanne républicaines et des Jeanne monarchistes, des Jeanne vaticanes et des Jeanne hérétiques, des Jeanne vichystes et des Jeanne résistantes, aussi différentes et contraires que celles de Michelet et de Dupanloup, de Bernanos et de Delteil, de Clovis Hughes et de Charles Maurras.
Celle de Besson se perd dans la disproportion entre les parts accordées à l’épreuve des armes et à celle du procès. Elle n’émeut pas, si ce n’est en de rares séquences, comme celle de la reconnaissance du Dauphin à Chinon. C’est pourtant dans le face-à-face avec les juges, avec les hommes d’Eglise et de savoir, dans son habileté à « tricher par simplicité » pour déjouer les pièges théologiques retors, que le mystère de Jeanne prend toute sa dimension. Son procès est le modèle même de tous les procès en hérésie, en dissidence et en insoumission. Le dialogue avec le confesseur imaginaire incarné par Dustin Hoffman prétend superposer au tribunal des juges celui de la conscience. Il ne va pas toutefois, comme chez Bernard Shaw, jusqu’à faire de Jeanne une championne de la liberté moderne, en proie au conflit entre les certitudes éternelles et les incertitudes temporelles.
Le parti pris mal assumé de Besson rapetisse et aplatit plutôt l’enjeu de l’épreuve. Libérer Jeanne de ses statuettes de plâtre, de ses pompes dorées, de ses pieuses illustrations, des clichés en tout genre, la ramener à l’humaine et faillible condition, n’imposait pas de la charger d’une banale vengeance personnelle, ni de lui prêter d’assez pauvres propos sur les grandes causes dont le service engendrerait les vilains péchés d’orgueil, d’égoïsme et de cruauté.
Trop réelle pour autoriser n’importe quelle fiction, trop mythique pour se plier aux normes du réalisme historique, Jeanne excède toujours ses représentations. Les quelques chefs-d’œuvre littéraires qu’elle a pu inspirer n’ont guère d’équivalents, en dépit de nombreuses tentatives plus ou moins réussies (dont celles de Dreyer et de Bresson), dans sa filmographie : celles de Rivette et de Besson ne seront pas les dernières déceptions. Alors que le texte ouvre à de nouvelles métamorphoses et multiplie les possibles de Jeanne, elle paraît s’étioler, se dessécher, se décolorer au contact de l’image. Comme si son histoire extraordinaire se refusait à la représentation. Comme si, pour revenir vers nous, elle ne supportait pas d’être emprisonnée dans les traits d’un visage.
Pourtant, dit fort justement Besson, « si on fait un film, il faut le montrer. » C’est bien tout le défi et tout le problème. Immontrable, Jeanne ? Irreprésentable autant qu’irrécupérable ? Ou bien s’agit-il d’un conflit des formes, entre le jeu des mots qui relance l’imaginaire, et celui des images qui, paradoxalement, le bride ?.
Daniel Bensaïd