Q : La situation au Maroc a été marquée dernièrement par l’organisation d’élections législatives anticipées. Quelle lecture faites-vous de ces élections ?
R : Les élections anticipées organisées le 25 Novembre 2011 sont le dernier maillon d’une chaine de mesures institutionnelles et politiques prises par le régime pour répondre aux revendications du mouvement du 20 février.
Le premier maillon a été la « réforme » constitutionnelle refusée par le mouvement et approuvée par un référendum dont le déroulement et les résultats (98% de oui) sont dignes des « consultations » organisées par les pires dictatures. Ainsi derrière les déclarations pompeuses et farfelues sur la « nouvelle » constitution « démocratique » et le déroulement « sain » et « transparent » des élections, on retrouve la réalité d’un régime despotique où tous les pouvoirs sont encore concentrés entre les mains du Roi et de son entourage et où le déroulement et l’issue des élections sont contrôlés par le ministère de l’intérieur à travers une panoplie de moyens allant de la main mise sur les médias et sur la majorité des partis politiques, le monopole de la détermination du découpage et du mode de scrutin et le contrôle des listes électorales jusqu’à l’achat des voix et le bourrage des urnes. Le résultat étant connu d’avance, le principal enjeu du scrutin était donc le taux de participation.
En effet, le mouvement du 20 février, le mouvement des chômeurs, la majeure partie de la gauche réformiste et radicale ainsi qu’une grande partie du mouvement islamiste ont boycotté activement ces élections. Des journées de mobilisation pour le boycott ont été lancées. Dans les villes où le mouvement est le plus avancé comme à Tanger, des manifestations quotidiennes étaient organisées tout au long de la campagne électorale. Dans les zones marginalisées comme au Rif (au nord du Maroc), les candidats étaient même interdits de faire leur campagne et les manifs ont continué jusqu’au jour même du scrutin.
Devant cette mobilisation massive, le régime a usé de la répression pour intimider les militants par les arrestations qui se sont multipliées partout dans le pays (des centaines de militants dont des dizaines de membres et sympathisants de la voie démocratique), la saisie des tracts et l’interdiction d’organisation de meetings. Le régime est allé jusqu’à « gonfler » le taux de participation officiel (45%).
Or il se trouve qu’en partant même des chiffres avancés par le régime, le taux réel de participation (compte tenu du nombre de personnes en âge de voter) est de 29% sans parler d’un million et demi de votes blancs.
Q : Les élections ont été remportées par les islamistes du PJD (le parti de la justice et de développement) qui conduiront ainsi pour la première fois le gouvernement. Que représente exactement le PJD désormais au pouvoir ?
R : Il faut se garder d’abord de faire le parallèle entre le succès des islamistes du PJD dans les élections et celui d’Ennahda en Tunisie ou des frères musulmans en Egypte. L’objectif de la propagande du régime est justement de présenter la situation au Maroc comme étant une « révolution » par les urnes : le résultat obtenu ailleurs (l’arrivée des islamistes au pouvoir) par le renversement des dictatures se serait réalisé au Maroc dans la « concertation » et par la volonté de démocratisation de la monarchie.
Le caractère despotique du régime interdit à tout parti au gouvernement l’exercice du pouvoir réel. Celui-ci est le monopole du Roi et de son entourage. Le véritable gouvernement est constitué du cabinet royal et des conseillers de Mohamed VI (dernièrement le Roi a renforcé ce gouvernement de l’ombre par la nomination de quatre nouveaux conseillers dont son ami Ali El Hima l’un des personnages clés du régime, ennemi juré des islamistes du PJD et l’une des cibles favorites du mouvement du 20 février qui demandait son départ de la scène publique).
Le gouvernement officiel n’est en fait qu’un paravent. Son programme est défini d’avance : c’est celui du Roi, des classes dominantes compradores et de l’impérialisme. D’ailleurs le programme électoral du PJD n’est que l’un de ses multiples variantes. S’inscrivant clairement dans le néolibéralisme avec notamment des cadeaux offerts au grand capital (une diminution de l’impôt sur les sociétés qui n’est d’ailleurs payé que par les grandes entreprises), il comporte aussi quelques mesures sociales visant à attirer l’électorat issu des classes populaires (augmentation du SMIG de 50% et du minimum des pensions).
Si le PJD a une base d’origine solide dans une frange des classes moyennes (cadres, professions libérales, enseignants, petits et moyens entrepreneurs…), il a su doubler le nombre de ses électeurs (par rapport aux dernières élections législatives) grâce à l’appui d’une partie de la bourgeoisie d’affaire, des salafistes et de ceux qui, aspirent, par peur de la rupture et de l’ « instabilité », à un changement en « douceur » et dans la continuité.
Mais ce succès est redevable surtout au soutien du régime qui, comme en 1998 (lors la participation au gouvernement de l’ancienne opposition de gauche), mise sur le relookage de sa façade démocratique en crise (discrédit des partis politiques surtout ceux de l’ancienne opposition de gauche usés par leur participation au gouvernement, boycott massif des élections…) par l’intégration des islamistes du PJD domestiqués depuis longtemps (ils sont même désignés comme étant les islamistes du palais).
Q : Où en est aujourd’hui le mouvement du 20 février et quelles sont les
perspectives de lutte surtout après la décision du mouvement d’opposition islamiste Justice et Bienfaisance de se retirer du mouvement ?
R : Pendant dix mois, le mouvement du 20 février a occupé la rue organisant, partout dans le pays, des manifs au rythme des journées locales et nationales de mobilisation. Il a refusé la constitution octroyée et a boycotté les dernières élections. Il a résisté à la répression. Des martyrs sont tombés dans cette lutte et des dizaines de détenus politiques croupissent dans les geôles du régime.
L’opposition a repris l’initiative et la peur a changé de camp. Le régime est obligé de répondre aux revendications du mouvement par des mesures au niveau politique et social. Parallèlement au mouvement, des luttes sociales importantes (chômeurs, salariés, paysans, lycéens…) se développent.
Malgré tout cela, le 20 février ne s’est pas transformé en un large mouvement de masse. Les centaines de milliers de personnes qui sortaient dans les manifs ne suffisaient pas pour changer radicalement le rapport de force en faveur du peuple marocain. La classe ouvrière n’a pas rejoint le mouvement. Les bureaucraties syndicales se sont alliées pour faire face à une telle éventualité en signant un accord social avec le gouvernement. Le rôle des étudiants a été faible quant à leur poids important et les traditions historiques du mouvement estudiantin marocain.
Le saut qualitatif au niveau des moyens de lutte et de la base sociale du mouvement du 20 février (nécessaire à sa victoire dans cette lutte) n’a pas été réalisé. Sans doute, la rapide réaction du régime y a joué un rôle considérable. Cela ne doit pas cacher la responsabilité des acteurs du mouvement dont la gauche radicale d’ailleurs désigné avec les islamistes du mouvement Justice et Bienfaisance comme étant le principal moteur du mouvement. Entretemps, les contradictions au sein du 20 février se sont aiguisées. Non contents de voir l’hégémonie des slogans et des mots d’ordre de la gauche, les islamistes, surfant sur la vague de leur montée au pouvoir dans la région, ont cherché à prendre la direction. Confrontés à la résistance des jeunes et de la gauche, ils ont décidé de se retirer. Derrière la surenchère politique et idéologique qui justifie leur retrait, se cache un calcul en termes de coût/bénéfice : Le coût de leur engagement était devenu supérieur au bénéfice qu’ils pouvaient en retirer.
Ce type de tactique n’est pas spécifique aux islamistes marocains. Nous le retrouvons aussi chez leur mouvement d’origine : les frères musulmans égyptiens.
Malgré tout cela, le mouvement continue dans sa lutte. La dernière journée nationale de mobilisation (25 Décembre) a été un succès. Les conditions objectives (crise mondiale du capitalisme, désillusion imminente par rapport à la réalité du nouveau gouvernement, réduction de la marge de manœuvre du régime…) sont du côté du mouvement.
Cela ne doit pas nous cacher les lourds défis auxquels il est confronté. Un débat serein et transparent entre ses composantes sur les perspectives de lutte doit commencer. Le gauche radicale marocaine doit prendre ses responsabilités en répondant aux questions suivantes :
– comment faire entrer les femmes, les salariés et les étudiants dans la lutte ?
– comment faire pour radicaliser les moyens de lutte (occupations, grève générale…) ?
Les luttes sociales, qui se sont développées en parallèle du mouvement, continuent. L’avenir du 20 février est dans l’articulation et l’unification des ces luttes sur la base d’une plateforme actualisée de revendications politiques, économiques et sociales.
Q : Nous savons tous que le régime marocain est un fidèle allié de l’impérialisme français. Quel regard portez-vous sur le rôle du mouvement de solidarité en France et en Europe dans l’appui au mouvement ?
R : Le mariage d’intérêt durable entre le régime marocain et l’impérialisme français ne date pas d’aujourd’hui. Il trouve sa base matérielle dans les liens solides et profonds qui unissent les classes dominantes dans les deux pays. Le grand capital français a des intérêts économiques importants au Maroc (c’est le premier investisseur étranger).
Il ne peut permettre un changement radical qui menacerait ses intérêts surtout que le combat pour la démocratie au Maroc ne peut qu’être lié à la lutte pour la libération nationale.
L’Etat français a été l’un des principaux soutiens du régime dans sa bataille contre le mouvement du 20 février. Il lui a apporté un soutien économique, politique et logistique.
L’une des principales tâches du mouvement de solidarité en France et en Europe est d’œuvrer à informer les peuples en Europe des liens privilégiés unissant leurs Etats à un régime despotique et archaïque (une monarchie de droit divin) et du pillage concomitant que subit le Maroc par les multinationales françaises et européennes. Ils doivent faire pression sur leur gouvernement pour qu’ils retirent leur soutien à l’autocratie.
Nous saluons toutes les initiatives déjà prises ou allant dans ce sens. Et nous demandons aux forces démocratiques et progressistes en France et en Europe d’unifier et d’intensifier leurs initiatives de solidarité avec le mouvement démocratique marocain. Les tyrans et les capitalistes sont solidaires. Nous devons l’être aussi.