Juan Tortosa – Quels sont les éléments qui permettent d’expliquer la victoire de la droite aux dernières élections ? Dans quel contexte sociopolitique ces élections anticipées se sont-elles déroulées ?
Miguel Romero – Les facteurs les plus importants sont logiquement en rapport avec la crise économique. Fin septembre, une réforme constitutionnelle était approuvée en urgence et sans référendum préalable, grâce à un accord entre le gouvernement et le Parti populaire. Cette réforme prévoyait le « principe de stabilité budgétaire » et considérait comme prioritaire, par rapport à toute autre dépense de l’Etat, le paiement de la dette extérieure. La marche du PSOE vers le désastre électoral était enclenchée.
De plus, l’explosion du chômage a joué un rôle dans ce contexte. Des chiffres records ont été publiés : 4 978 000 personnes, soit 21,52 % de la population active à la fin du 3e trimestre. Dès la fin octobre, on a vu surgir un climat menaçant de « sauvetage », en raison du niveau exceptionnellement élevé du différentiel de la « prime de risque » espagnole, qui dépassait les 400 points. Et les gens savent que « sauvetage » équivaut à appauvrissement.
On dit que l’Espagne a viré à droite. En réalité, l’Espagne a viré vers la peur. Nous avons passé d’une société majoritairement satisfaite à une société majoritairement intimidée.
Comment évalues-tu l’hégémonie absolue de la droite dans toutes les institutions de l’Etat ?
Le terme « hégémonie » ne me convient pas, même si le pouvoir accumulé par le PP est énorme. Quelques explications à ce propos.
Le PP a obtenu la majorité absolue au Parlement, mais avec seulement 30,27% des votes sur le « censo electoral » – c’est-à-dire sur le nombre total de votants, par rapport aux votes exprimés, il a obtenu 44,62% – et ce, grâce au gain d’un peu plus de 600 000 voix par rapport aux élections de 2008. Sa victoire est due principalement à la déroute du PSOE, qui a perdu 4,3 millions de voix ! Le principal atout électoral du PP, c’était de représenter un changement de gouvernement. Raison pour laquelle il a pu éviter toute proposition concrète, et remplacer un programme électoral par des formules telles que : « Nous allons faire un gouvernement comme Dieu commande ».
A l’exception, très importante, d’Euzkadi et de la Catalogne, ainsi que de l’Andalousie pour l’instant, il est indéniable que le PP va accumuler un pouvoir énorme dans l’appareil politique de l’Etat. Ajoutons-y la force considérable que le PP avait déjà accumulé antérieurement dans les « pouvoirs de fait », publics (notamment la magistrature) et privés (plus particulièrement l’Eglise, mais aussi les Universités, les collèges professionnels, les organisations patronales), ainsi que dans les moyens de communication, les « think tanks » et les lobbies liés à des fondations notamment la Fundación para el análisis y los estudios social (FAES, fief de l’ex-premier ministre Aznar) et des écoles de commerce. Tout cela, indéniablement, pèse lourd.
Mais, en termes de base sociale, je ne crois pas que l’influence du PP ait augmenté. La droite espagnole est très importante dans toutes les classes sociales. C’est l’un des « héritages » malheureux de la transition post-franquiste. Il existe une « société civile de droite », bien organisée, rassemblée par l’Eglise catholique sur des thèmes comme l’avortement, le mariage homosexuel, le droit à une mort digne. Cette « société civile de droite » est aussi mobilisée par l’extrême droite (intégrée politiquement dans le PP) sur des thèmes comme la « mémoire historique », « l’anti-terrorisme » et la xénophobie contre les migrant·e·s. Mais elle n’est pas la « majorité sociale » espagnole. Sa force repose sur la démobilisation et la démoralisation d’une grande partie de la gauche, comme conséquence de la politique du gouvernement PSOE et, ne l’oublions pas, des syndicats majoritaires, les Commissions ouvrières (CCOO.) et l’Union générale du travail (UGT).
La situation présente est donc très dangereuse. La « société civile de droite » considère que « les nôtres ont gagné » et elle est euphorique. Si on ne la freine pas rapidement, nous serons confrontés à des problèmes très sérieux, y compris un possible développement politique autonome de l’extrême droite.
Le PSOE a subi une déroute historique, son pire résultat depuis la mort du dictateur Franco. Qu’en penses-tu ?
Je crois que le PSOE a subi une défaite très dure, mais conjoncturelle. Si à sa gauche ne se développe pas une alternative politique qui remette en cause le rôle du PSOE comme « opposition majoritaire à la droite », d’ici quelques années, en vertu de la logique du bipartisme dominant, il se remettra de ses pertes et il reviendra au gouvernement, pour mener fondamentalement la même politique « sociale-libérale ».
Paradoxalement, après cette déroute, ses perspectives électorales à moyen terme ne sont pas mauvaises. N’oublions pas qu’il a obtenu 7 millions de voix dans une situation de discrédit extrême. Ça maintient la cohésion de l’appareil, malgré les conflits entre « familles », et cela exclut une implosion « à l’italienne ».
Mais, il faut rappeler – et marteler avec vigueur maintenant plus que jamais – que le PSOE a perdu tout contenu de « classe », depuis l’époque des gouvernements de Felipe Gonzalez : les sigles « socialiste » et « ouvrier » ont aujourd’hui la même fonction que la machine à vapeur... Socialement, c’est un parti très faible, sans capacité de mobilisation, sans courants internes de gauche (la réforme constitutionnelle a été approuvée pratiquement à l’unanimité par le groupe parlementaire), avec un déclin notoire de ses rapports avec le syndicat UGT. Dans l’opposition, il tiendra un discours modérément « de gauche », mais il est très improbable qu’il récupère sa base sociale.
Comment évalues-tu les résultats des candidatures à la gauche du PSOE ?
Le résultat de Amaiur (coalition électorale de la gauche indépendantiste basque) en Euzkadi et en Navarre est extraordinairement bon (7 député·e·s, 333 628 voix), que ce soit en lui-même autant qu’en ce qui concerne les perspectives qu’il ouvre pour les prochaines élections régionales au Pays basque. Il n’est pas exclu que la gauche « abertzale » obtienne une force suffisante pour exiger d’entrer au gouvernement basque. Cela entraînerait des effets déstabilisateurs très importants dans tout l’Etat espagnol.
Le résultat de Izquierda Unida (IU, coalition électorale autour du Parti communiste) est aussi très bon (11 député·e·s, 1 680 910 voix, 6,92 %). IU a obtenu 700 000 suffrages, dont 600 000 peuvent être considérés comme venant d’anciens électeurs·trices du PSOE.
Ce dernier ne représente cependant que 15 % des suffrages perdus par les « socialistes ». On ne peut mettre en doute le fait que IU se confirme comme la référence politique fondamentale à la gauche du PSOE. Elle capitalise l’opposition faite à la politique économique du gouvernement, généralement avec de bons arguments. IU a donc un espace très large d’opposition parlementaire au gouvernement du PP et elle va l’utiliser, avec une grande visibilité médiatique.
IU se propose maintenant de gagner « l’hégémonie » à gauche du PSOE ; mais ça c’est une autre histoire. Cet objectif me paraît certes fondamental. Cependant, il n’a de sens qu’avec un processus de luttes prolongées qui conduisent à un changement radical du rapport de forces social et ouvrent la possibilité de construire une nouvelle force politique. IU jouera – cela ne fait aucun doute pour moi – un rôle important dans cette évolution. Mais il est aussi très clair que l’actuelle IU n’est pas en situation d’hégémoniser un tel processus. Sans un changement radical, tant de son appareil que de ses répertoires d’action politique, je crois que IU peut aspirer seulement à être un « troisième parti », allié subalterne du PSOE.
Il ne serait pas honnête d’éviter un commentaire sur les résultats électoraux de Izquierda Anticapitalista (IA). Ils ont été très mauvais, malgré une bonne campagne : le meilleur à Barcelone (0,4 %). A Madrid, la formation n’a obtenu que 0,1 %, bien au-dessous du vote obtenu lors des élections européennes. Nous étions une organisation minoritaire. Nous n’avons perdu ni force militante, ni implantation, mais nous sommes maintenant perçus comme une organisation marginale. C’est le risque des élections. Nous allons avoir un futur immédiat difficile. Mais je pense que nous pourrons avancer.
De l’extérieur, il y avait un certain espoir dans l’émergence d’une force anti-système importante, après le grand mouvement du15-M...
Il est significatif que le 15-M[ai], le mouvement des Indigné·e·s, ne soit pas apparu jusqu’ici dans cet entretien. Il fallait s’attendre à ce qu’il n’ait pas une influence significative lors des élections. Ce n’est pas son terrain, ce n’est pas là où son influence s’exprime. Mais indépendamment des élections, le 15-M se trouve dans une situation très compliquée. Sa force, c’est d’être un acteur politique qui exprime l’indignation sociale avec des méthodes de désobéissance civile pacifique. Il l’a fait avec beaucoup de succès. Mais pour continuer d’exister, je crois que le 15-M va devoir adapter ses objectifs et son répertoire d’actions au nouveau scénario politique. Il est très important qu’il y parvienne, parce que le 15-M continue d’être le meilleur facteur d’espoir pour la gauche alternative.
Pour conclure, quels sont les défis et les tâches pour créer une force anti-capitaliste, avec des possibilités d’influence significative dans la société ?
Je voudrais bien le savoir ! Quelques idées très élémentaires. A court terme, il faut se tourner vers le travail à la base, participer à tout ce qui résiste, tout ce qui bouge et, ce qui initialement ne sera probablement pas très massif, travailler sur le terrain, avec une attitude aussi unitaire que radicale. Il faut trouver un rythme propre, sans être excessivement activistes, parce que nous avons besoin d’idées fortes et concrètes qui ne sont écrites nulle part : nous devons les élaborer collectivement.
Il ne faudrait pas trop regarder « vers le haut » : pratiquement, ce qui se passe au Parlement aura très peu d’influence. Il faut aborder tranquillement les initiatives de « refondation de la gauche » qui vont surgir. Quant aux actions décisives, elles tarderont à venir. Il faut se donner un temps de réflexion sur la manière de continuer à construire l’alternative anti-capitaliste, sans se hâter de tirer des conclusions.
De sa prison à Breslau, Rosa Luxemburg écrivait à Sonia Liebknecht : « Par rapport à la révolution sociale, il faut avoir la même attitude que par rapport à la vie privée : rester calme, voir les choses comme un tout et garder toujours un léger sourire ». Cela vaut aussi pour la période avant la révolution.
Propos recueillis pour solidaritéS par Juan Tortosa