Le « printemps des peuples » est la dénomination qui reste attachée à la vague révolutionnaire qui a secoué l’Europe entière en 1848, et a semé des germes profonds dans l’histoire du monde. Dans ce sens, il est justifié de parler de « printemps arabe » pour parler du processus ouvert début 2011 avec les révolutions tunisienne et égyptienne, et qui est loin d’être achevé. Il bouleverse la région arabe, ses plus de 300 millions d’habitantEs dans une vingtaine d’États de langue et culture arabo-musulmane commune, mais aussi marqués par de grandes diversités religieuses, culturelles ou nationales. Il a aussi influencé la montée des mouvements de protestation contre l’ordre dominant, de l’Espagne à la Chine ou aux USA, en passant par le Sénégal et le Burkina Faso.
Une révolte qui vient de loin
Depuis plusieurs années, des révoltes localisées éclataient dans le monde arabe, contre la misère et l’absolutisme des divers pouvoirs dictatoriaux. L’élément déclencheur de la vague de fond de 2011 a eu lieu le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid, ville marginalisée de la Tunisie. Un jeune précaire s’immolant par le feu pour protester contre l’arbitraire quotidien, et c’est une ville, puis une région qui se soulèvent, affrontent les forces de sécurité. Malgré les morts par dizaines, au fil des jours toutes les villes de Tunisie rejoignent la révolte avec pour mots d’ordre « du travail, la liberté, la dignité ». Face à Ben Ali et à ses affidés, les slogans se radicalisent et s’en prennent directement au dictateur : « Dégage, dégage ! » À partir du 10 janvier, la capitale Tunis est gagnée par l’insurrection et des syndicalistes mettent à l’ordre du jour la grève générale. Alors que celle-ci devient effective le 14 janvier, l’armée lâche Ben Ali et celui-ci s’enfuit, mettant fin à 23 ans de pouvoir absolu.
Dés la fin 2010, l’exemple tunisien a commencé à influencer d’autres pays arabes, de suicides par le feu en manifestations. À partir du 14 janvier, l’agitation s’accélère dans quasiment tous les pays de la région. Et surtout, l’Égypte se soulève de la manière la plus efficace. En moins de trois semaines de rassemblements massifs sur les places des grandes villes comme la place Tahrir du Caire, surmontant la peur des sbires du régime qui font des centaines de morts, gagnant une neutralité momentanée de l’armée et déjouant toutes les manœuvres dilatoires, le peuple égyptien obtient la destitution de Moubarak le 12 février 2011.
Le « printemps arabe » déploie ses potentialités, avec comme toujours l’irruption de l’inédit dans le bouillonnement historique : avec le rôle des jeunes d’abord, très nombreux, plus éduqués que les générations précédentes ; peu organisés dans une vie politique étranglée, mais avec la rage de l’absence de perspectives ; maîtrisant les nouvelles technologies de communication : SMS, Tweeter, Facebook pour contourner la censure et la répression ; avec le rôle des femmes, et des militants associatifs ; avec l’art de la mobilisation : l’occupation des places, les « journées à thème », les slogans qui unifient, qui brocardent les puissants, la corruption, et qui donnent confiance. Enfin, avec une chaîne télé comme Al-Jezirah, certes liée au régime qatari mais qui diffuse en continu, dans toutes les maisons, dans tous les cafés les manifestations du monde arabe.
L’effet dominos
Bien sûr, il y a aussi des faiblesses. L’expérience politique manque ; les syndicalistes intègres et la gauche radicale ont pesé pour féconder les mouvements, mais après des dizaines d’années de répression, ils sont peu nombreux et divisés. Les islamistes, divers mais beaucoup plus nombreux, sont plus au contact des quartiers populaires et une fois évacués les pouvoirs qui les ont réprimés, leur fond réactionnaire les amène rapidement à défendre l’ordre établi. Et surtout, après la chute de Ben Ali et Moubarak les éléments de leurs régimes s’accrochent fermement à ce qui leur reste de pouvoir. Quant aux autres dictateurs, ils se défendent bec et ongles ! Bref, tout reste encore à faire pour la démocratie et la justice sociale, et pourtant une étape essentielle est franchie.
Même si dans certains pays le processus n’est pas parvenu à s’ancrer à partir de février (comme en Algérie, au Soudan ou dans les territoires palestiniens), même si dans d’autres où il a atteint une ampleur historique, la répression et quelques concessions l’ont bloqué pour quelques mois (Jordanie, Bahreïn, Oman, Arabie saoudite…), dans certains pays l’effet domino a joué à plein. Au Yémen, en Libye et en Syrie où le verrouillage politique était pourtant terrible, la révolution s’affirme entre février et mars 2011. Au Yémen où les manifestations et les morts sont quotidiens à partir de janvier, les notables basculent peu à peu contre le président Saleh au pouvoir depuis 32 ans, en particulier après les massacres de la mi-mars sur la place du Changement à Sanaa. En avril et mai, le président Saleh tente de négocier avec les monarchies du Golfe et l’opposition officielle un changement limité, mais le peuple ne cessera de s’opposer à ces manœuvres qui continueront jusqu’à la fin 2011, malgré l’attentat du 3 juin qui a failli coûter la vie au dictateur, et malgré l’étiolement de son pouvoir.
En Libye, les manifestations de janvier et février contre un pouvoir de Khadafi qui dure depuis 42 ans font face à des forces de répression qui tirent systématiquement à balles réelles. Les défections aident les insurgés à se rendre maîtres par les armes de la plupart des villes du pays. À partir du 10 mars, la contre-attaque khadafiste à partir de troupes mécanisées reprend ville après ville, faisant des milliers de morts. Les pays impérialistes trouvent alors l’occasion de reprendre la main sur une situation régionale qui leur échappe. Menées par Sarkozy, que son soutien jusqu’au dernier jour à Ben Ali a ridiculisé, les puissances occidentales obtiennent, le 18 mars, le feu vert de l’ONU pour que l’Otan mène des opérations militaires aériennes d’aide au peuple libyen. Elles s’en serviront pour bombarder plusieurs mois durant les forces de Khadafi, gagnant ainsi la gratitude des rebelles pour avoir sauvé Benghazi et la Cyrénaïque, et Misrata encerclée. Après plusieurs mois d’incertitude, à la mi-août une offensive des insurgés reprend les villes entourant Tripoli, puis la capitale le 21 août. Enfin, le 20 octobre, le dernier bastion du régime, Syrte, tombe après d’intenses bombardements, le convoi de Khadafi est neutralisé par l’Otan et le dictateur massacré par les brigadistes de Misrata. Fin 2011, malgré sa joie d’être libéré, le peuple libyen reste très méfiant devant un Conseil national de transition qui concentre les critiques.
Un mouvement qui dure
En Syrie, après des mobilisations encore timides, la situation a basculé le 18 mars quand la révolte réprimée de Deraa a inauguré un cycle, qui dure encore, de manifestations sans cesse mitraillées et sans cesse reprenant. Après plus de 5 000 morts, le dictateur Bachar Al-Assad tient toujours car Damas et Alep n’ont pas encore massivement basculé dans la révolte, et le pouvoir parvient à manier la peur de l’éclatement du pays. Mais il est sans cesse plus isolé, et le peuple syrien mobilisé continue de proclamer « le peuple veut la chute du régime ! ».
Au Maroc, le Mouvement du 20 Février a réussi à durer et à déstabiliser en partie le système monarchique et clientéliste du Maghzen, mais celui-ci a encore des marges de manœuvre. Ainsi les élections législatives du 25 novembre 2011, même avec une faible participation, sont censées lui permettre de mouiller les islamistes au pouvoir et de calmer la rue. Pourtant, les manifestations ont repris à la fin de l’année…
En Tunisie et en Égypte, les mobilisations n’ont pas eu les moyens d’imposer leur propre pouvoir immédiatement. Pour continuer la révolution, elles ont usé leurs forces pendant des mois pour « dégager » les gouvernements provisoires ménageant les anciens régimes. Avec la mise en branle de processus électoraux exigés, mais dévoreurs d’énergie et à cette étape peu clarificateurs, les peuples concernés ont connu à l’automne le paradoxe d’accéder enfin à des élections libres, et de constater que la satisfaction de leurs revendications de base est toujours aussi lointaine après les élections du 23 octobre en Tunisie et en plusieurs étapes en Égypte. La montée des islamistes a même amené certains commentateurs à se demander si la page du « printemps arabe » n’était pas tournée à l’automne. Pourtant, une telle dynamique démocratique et sociale ne peut être refermée ainsi. Chaque avancée révolutionnaire dans un pays de la région relancera les mobilisations ailleurs. Les différentes faces de la contre-révolution cherchent à regagner, mais ce sera long et difficile pour elles aussi. En face, le camp de celles et ceux qui veulent que le processus révolutionnaire aille jusqu’à la disparition des sources d’exploitation et d’oppression doit pouvoir compter sur une solidarité internationale plus affirmée, contre les poisons de la division des luttes et du racisme.
Jacques Babel