La crise du secteur automobile a pris une dimension particulièrement spectaculaire en 2008-2009 avec une chute de moitié de la production aux États-Unis et au Japon, la destruction de milliers d’emplois en particulier aux USA et l’intervention massive de l’État, notamment en France, afin de maintenir les capacités de production et d’innovation des constructeurs et équipementiers nationaux. Mais c’est au début des années 2000 que la restructuration du secteur automobile a commencé.
La chute des Big Three
Cette « crise » se manifeste par une double évolution : la baisse du nombre d’emplois et les attaques contre les droits collectifs. Cette « dernière » crise a entraîné la suppression de 650 000 emplois entre 2000 et 2009 aux États-Unis. De 1, 4 million de travailleurs dans le secteur en 1978, on se retrouve avec seulement à 957 000 en 1982. Par la suite, l’industrie américaine s’est restructurée progressivement notamment avec le développement des véhicules « tout-terrain ». C’est ainsi que l’on remonte à 1, 3 million de salariés en 2000. La crise prend une nouvelle ampleur et, en 2009, il n’y a plus que 670 000 salariéEs dans l’automobile, des niveaux proches de ceux des années 1950 voire d’avant-guerre. Des régions comme le Michigan, des villes comme Flint ou Detroit en sortent ravagées socialement et économiquement : Detroit, ville de 2 millions d’habitants dans les années 1970, n’en compte plus aujourd’hui que 800 000 avec des quartiers entiers désertés. Et c’est en dehors du Michigan, pour contourner les dispositions en vigueur, que les constructeurs japonais et Volkswagen implantent de nouvelles usines.
À défaut de tenter de construire des mobilisations pour s’opposer à cette liquidation de pans entiers de cette mono industrie régionale le syndicat de la branche, l’UAW (United Automobile Workers) négocie alors avec les directions des Big Three (Ford, General Motors, Chrysler), de nouveaux accords entérinant des reculs sociaux mis en œuvre dès 2006. En premier lieu, les constructeurs ont pu engager des travailleurs sans assumer les coûts de santé et de retraite. Avec l’ensemble de ces mesures, le coût horaire d’un ouvrier à la chaîne nouvellement embauché s’établit à 28-29 dollars, contre 70 dollars pour les anciens travailleurs ou à 49 dollars chez Toyota ou Honda. Dès lors, les constructeurs proposent à leurs employés de partir moyennant une prime alléchante, pour pouvoir embaucher des remplaçants au nouveau tarif. C’est ainsi qu’en 2006, General Motors a pu se débarrasser de 40 000 ouvriers « trop généreusement rémunérés ». Delphi de son côté, a pu s’alléger de 13 800 emplois et Chrysler de 22 000 dans ces conditions.
Dans le même temps, le financement des retraites est placé dans un fonds approvisionné partiellement seulement par le constructeur. L’argent ainsi obtenu est placé dans un fonds de pension qui est devenu actionnaire à 10 % de la nouvelle société Chrysler et à 17, 8 % du « new GM », constitué sur les restes de GM après son renflouement pat l’État américain.
Enfin, il existe dans certains États un système permettant à des travailleurs licenciés de bénéficier durant environ un an de la quasi-intégralité du salaire reçu la dernière année de leur activité. Un système jugé trop onéreux par les firmes américaines qui ont donc rogné petit à petit les dispositions de ce mécanisme, en limitant les montants alloués. Enfin d’autres clauses contenues dans ces accords prévoient le gel ou même la diminution des salaires et l’accroissement de la flexibilité...
6 000 salariés de General Motors ont accepté le plan de départs volontaires proposé par le constructeur. Au total, depuis 2006, ce sont près de 66 000 travailleurs qui ont quitté le groupe. L’objectif du constructeur étant de conserver un effectif de 40 000 ouvriers en 2010. De même GM a supprimé 6 000 postes de « cols blancs » aux États-Unis et il ne devait plus en rester que 23 500 en fin d’année 2010 contre 29 600 fin 2008 (49 000 en 2000, 36 000 en 2005). En février 2009, GM a également annoncé plus de 6 000 suppressions de postes de cols blancs hors États-Unis et s’est fixé l’objectif de réduction de son réseau de distribution aux États-Unis de 2300 points de vente environ, sur 6 000. L’usine de Détroit d’American Axle and Manufacturing, filiale de General Motors, qui exploitait en 2007, 2 200 travailleurs va vers la fermeture. En 2008, ces travailleurs et les 1 400 autres de l’usine de New York du même groupe avaient mené trois mois de grève et finalement accepté « d’échanger » le maintien des usines contre une baisse des salaires et des avantages. Sacrifice inutile : l’usine de Detroit, qui n’exploite plus que 300 travailleurs, va fermer. Les salaires avaient pourtant été réduits de 45 à 30 $ l’heure, mais l’usine de New York, Three Rivers, est, elle, à 11 $ l’heure. De même l’usine d’Indianapolis fermera le 31 janvier prochain. Bien que la ville ait perdu 56 000 emplois depuis 2008, les travailleurs avaient voté à 95 % contre les propositions qui étaient un chantage (réduction des salaires et avantage contre fermeture). Sur les 650 encore en activité, quelques douzaines de préretraites, 300 transférés dans d’autres usines, il restera sur le carreau 200 ouvriers permanents et 70 en CDD.
Un accord semblable signé entre Ford et le syndicat UAW a été ratifié par un peu moins de 60 % des ouvriers syndiqués. Les concessions portent sur les modifications du contrat collectif de 2007 et aboutissent à une réduction de la couverture médicale des retraités du groupe, à la possibilité pour Ford de financer le fonds de retraites à 50 % en actions plutôt qu’en liquidités, à une diminution des congés payés, à la suspension de la prime de Noël, à l’indexation des salaires sur l’inflation et à une baisse du temps de pause de 10 minutes par jour. L’objectif de cet accord était de permettre à Ford de passer l’année 2009 sans faire appel aux prêts d’État. Selon le président du syndicat : « Ces modifications protégeront les emplois des membres de l’UAW car elles permettent d’assurer la viabilité de l’entreprise à long terme. »
L’Europe passe à la casse
Cette première vague de restructurations massives, appuyées sur les aides publiques, a permis au secteur de rétablir ses marges de profits, sans mettre fin aux difficultés structurelles liées à la saturation des marchés nord-américain et européen et à la nécessité de se développer dans les pays aux marchés à fort potentiel de développement (Chine, Inde, Amérique latine). C’est cette deuxième phase de restructuration qui est à l’œuvre depuis quelques mois. Elle impose de réduire à nouveau, au maximum, les coûts de production sachant qu’aujourd’hui, ils sont en grande partie externalisés dans les entreprises sous-traitantes et chez les équipementiers. Les attaques se développent dans deux directions : d’un côté, rationalisation et augmentation de la productivité dans les sites d’assemblage, de recherche et développement, de gestion des donneurs d’ordres et de l’autre côté, une mise en concurrence accrue des équipementiers.
En ce qui concerne les donneurs d’ordre, la mise en œuvre est largement commencée chez Fiat avec les attaques sans précédent sur les sites historiques en Italie même. Suppression des pauses, multiplication des horaires en équipes, interdiction du droit de grève, expulsion des syndicats qui refusent de signer les accords de régression sociale, licenciement des syndicalistes combatifs : toute la palette des atteintes aux droits des travailleurs est mise en œuvre. Celle-ci se fait au travers de référendums proposés sous forme de chantage à la fermeture de sites et de dénonciation des conventions collectives. Et comme cela ne suffit pas, Marchionne, PDG de Fiat-Chrysler, vient de décider de sortir de la fédération patronale pour avoir les mains encore plus libres. Si deux des confédérations (CISL et UIL) ont depuis longtemps accepté cette logique, la CGIL, en contradiction avec sa fédération de la métallurgie (FIOM), hésite sur la tactique à suivre.
Dans le même temps, les sites de Fiat de Pologne et d’Italie sont mis en concurrence avec les mêmes méthodes : chantage à la fermeture, mise hors jeu du syndicat combatif, pressions sur les salariés.
Chez le fabricant allemand Volkswagen, dans la foulée des lois Hartz IV, réduisant de façon drastique les allocations chômage et facilitant le développement des emplois précaires, un vaste plan de restructuration est engagé en 2006, qui conduit à la suppression de près de 20 000 emplois en Allemagne et à l’arrêt de la production de la Golf sur le site de Forest-Bruxelles en Belgique.
En France, chez les donneurs d’ordre ce sont les mesures de chômage partiel, suppression de postes d’intérimaires et CDD, combinées avec des dispositions permettant d’augmenter la productivité : équipes de nuit, de week-end, augmentation des cadences. Mais il n’est pas sûr que cela suffise. C’est ainsi que les sites de PSA Aulnay, PSA Madrid et Sevelnord sont déjà clairement désignés comme cibles des prochaines attaques. Mais il est plus que probable que des usines du groupe Renault, qui ont toutes connu d’importantes chutes d’effectifs ces dernières années, seront également touchées.
Ces attaques sur l’emploi se couplent à des mesures visant à l’augmentation de la productivité. La flexibilité, les modulations d’horaires frappent de plein fouet l’ensemble des travailleurs avec des modalités différentes. L’excessive pression sur les cadres techniques ou gestionnaires est rendu dramatiquement visible par la multiplication des suicides ou l’aventure des Pieds Nickelés de l’espionnage chez Renault. La multiplication des maladies professionnelles liées aux troubles musculo-squelettiques (TMS) ne saurait faire oublier les violences traditionnelles du travail posté, de nuit, l’exposition aux bruits et aux produits chimiques à l’origine de nombreuses maladies y compris les cancers. Mais un autre cancer tend à se généraliser, celui de l’incertitude, de la peur pour son avenir qui déstabilise et amoindrit la volonté de résistance aux chantages.
En ce qui concerne les équipementiers et sous-traitants, ils sont depuis plusieurs années soumis aux pressions des donneurs d’ordre. Les conséquences sont diverses. De nombreuses fermetures ont d’ores et déjà eu lieu : New Fabris, Rencast, Continental, Delphi, Faurecia, filiale de PSA. Dans le même temps d’autres sites franchissaient le cap, parfois grâce à des résistances acharnées (Ford Blanquefort, SBFM, Goodyear), ou au prix de reculs sociaux (GM Strasbourg, Continental Boussois), de suppressions massives d’emplois (Faurecia). Il est souvent difficile de faire la part du rapport de forces et des choix industriels. Les résistances se poursuivent (Fonderies du Poitou, SOVAB, Honeywell en Normandie, etc.), mais les attaques se multiplient sans que les victoires ou sursis ne puissent être considérés comme définitifs.
Des reculs qu’ils voudraient graver dans le marbre
Au total, les recettes permettant d’abaisser le « coût » du travail restent traditionnelles : augmentation de la productivité, intensification du travail, réduction des temps « morts », réduction des « coûts » indirects (retraites, protection sociale, indemnisation des accidents du travail), pression sur les salaires par le chantage à l’emploi. Mais ce qui est nouveau et marque une tentative d’inscrire les reculs sociaux dans la durée, ce sont les attaques contre les cadres traditionnels des droits collectifs : conventions collectives et plus généralement droit du travail et droit des organisations syndicales, représentations du personnel. La généralisation de la flexibilité du travail, l’affaiblissement continu des droits et moyens des institutions représentatives du personnel et les difficultés de mobilisations des salariéEs ne suffisent plus. Pour aller toujours plus loin dans les reculs sociaux, les employeurs tentent de contourner les organisations syndicales par la double pratique de consultations à bulletins secrets, le plus souvent sous forme de référendum pour faire approuver par les travailleurEs, les mesures les plus défavorables. Il s’agit de mettre hors jeu les syndicats qui continuent de s’opposer à cette politique pour les écarter ensuite définitivement des relations sociales dans l’entreprise. Après bien d’autres secteurs, celui de l’automobile est touché par ce genre d’attaques : General Motors à Strasbourg, Continental Boussois près de Toulouse et plus récemment les Fonderies du Poitou et Valeo à Nogent-le-Retrou. L’opposition opiniâtre de certains des syndicats de ces entreprises, la mobilisation des salariéEs concernéEs ont jusqu’à maintenant permis de contrer ces offensives. L’approfondissement de la crise et sa déclinaison dans le secteur automobile risquent fort de mettre à l’ordre du jour la généralisation de ces pratiques. Dans cette perspective, la mobilisation de l’ensemble du mouvement ouvrier, syndical et politique, de l’ensemble des salariéEs est d’ores et déjà à l’ordre du jour.
Robert Pelletier