Pendant une longue période après l’invention de l’agriculture, l’intervention humaine dans la nature s’est résumée essentiellement à ceci : l’être humain consommait des produits agricoles qu’il restituait au sol sous forme d’excréments. Le cercle de la circulation matérielle entre l’humanité et la nature était bouclé, le prélèvement net sur les ressources se limitant en gros à l’extraction minière et au défrichement de la forêt.
L’urbanisation a brisé le cercle. Dans l’Antiquité déjà, le ravitaillement de Rome (qui a compté jusqu’à un million d’habitants) impliquait d’importants prélèvements sans restitution : le blé venait surtout de Sicile et du Nord de l’Afrique, mais les déjections des Romains ne retournaient évidemment pas à l’expéditeur... La dégradation initiale des sols du Maghreb remonte à cette époque.
L’urbanisation capitaliste a démultiplié la problématique. Vers le milieu du XIXe siècle, le fondateur de la chimie du sol, Liebig, lança un cri d’alarme : l’industrie exigeant toujours plus de bras, et l’augmentation de la productivité agricole rendant possible un exode rural massif, il en découlait logiquement que les sols risquaient de s’appauvrir du fait du transfert de matières de la campagne vers la ville, sans retour. La dégradation des sols prit effectivement une ampleur d’autant plus grande que l’agriculture aussi était devenue capitaliste : transformée en marchandise, la terre fut saignée à l’égal du travail, et le sol fut gravement dégradé dans de vastes contrées.
Le développement des sciences permit d’éviter les pires prédictions de Liebig. La seconde moitié du XIXeS vit en effet l’invention des engrais nitrés, phosphatés et potassiques. L’extension du défrichement, l’amélioration des pratiques culturales, le développement de l’agronomie et l’augmentation spectaculaire de la productivité agricole firent le reste -suivies ensuite, au XXe siècle, par la « chimisation » croissante de l’agriculture.
Pourtant, en dépit de ces ripostes humaines, le transfert de matières s’est poursuivi -et avec lui la dégradation des sols. Un aspect essentiel de celle-ci est le déstockage de la matière organique qui donne au sol sa structure, ses capacités de rétention d’eau et qui en fait un milieu vivant habité par une faune très riche. Or, la base de la matière organique, c’est le carbone. Les sols (végétation non comprise) constituent la plus grande réserve de carbone de la biosphère. La perte de matière organique des sols peut se mesurer en perte de carbone, et cette perte est impressionnante : globalement, plus de 40% du carbone contenu dans les sols a été perdu au cours du XXe siècle. La reconstitution de ce stock prendrait des dizaines de siècles...
Et qu’est-il devenu, ce carbone ? Pour l’essentiel, il a fini dans l’atmosphère sous forme de gaz carbonique. La dégradation des sols nous menace donc non seulement directement, par la perte de fertilité qu’elle implique, mais aussi indirectement, en tant que contribution majeure au réchauffement de la planète (1). Il n’est donc pas étonnant que, par un curieux retour de l’histoire, les inquiétudes concernant les sols reviennent tout doucement au premier plan de l’actualité scientifique, comme c’était le cas à l’époque où Karl Marx rédigeait Le Capital...
Comment le capitalisme surmontera-t-il la difficulté cette fois-ci ? En faisant la promotion d’une meilleure gestion des sols, ce qui est évidemment positif en soi mais reste limité en pratique par les rapports capitalistes. En transformant des sols en « puits de carbone forestiers », ce qui est gros de conflits sociaux avec des communautés qui exploitent la forêt, ou qui refusent que leurs terres cultivées soient transformées en forêt. En diffusant la culture sans labour... pas condamnable en soi mais combinée en pratique à l’usage massif d’herbicides et d’OGM résistants à ceux-ci (2).
Un peu partout, des agriculteurs résistent et inventent des pratiques alternatives. Pour les unifier en un programme, on peut encore s’inspirer de Marx, qui avait bien assimilé l’enseignement de Liebig. Loin de n’être qu’une métaphore, son concept de « métabolisme entre l’homme et la nature » englobe très prosaïquement le nécessaire retour du fumier à la terre. Dans ce cadre, Marx avait tracé une orientation générale qui reste d’une parfaite pertinence : « la circulation matérielle entre l’homme et la nature doit être rétablie d’une manière systématique, sous une forme appropriée au développement humain intégral, et comme loi régulatrice de la production sociale » (3).
Le vieux barbu a pas mal de choses à dire sur la crise écologique, à telle enseigne qu’on se demande comment ceux qui se réclament de lui sont passés à côté de tant de défis...
Notes
(1) En fait, jusqu’à la deuxième guerre mondiale, la dégradation des sols a été la première cause d’augmentation de l’effet de serre, le relais n’étant pris qu’ensuite par la combustion des combustibles fossiles.
(2) 30% des terres aux USA sont cultivées sans labour.
(3) Le Capital, Livre I, ed. Sociales, p. 997-998.