J’ai été arrêtée dans une rue parallèle à Mohamed Mahmoud. Au bout de la rue, il y avait, d’un côté, des officiers supérieurs de la Police en compagnie d’hommes en civil et, de l’autre, des éléments de la Sécurité centrale (les brigades antiémeutes, NDT).
Lorsqu’on m’a emmenée devant ces officiers, je n’arrivais plus à respirer : l’odeur de gaz lacrymogène m’emplissait les narines. J’ai dit, alors qu’ils me parlaient, « Aidez-moi d’abord à me réveiller ! », mais ils n’en ont rien fait, puis ils m’ont aspergé le visage d’eau et des hommes en civil se sont mis à me gifler. Deux officiers sont arrivés et ont commencé à me frapper eux aussi tout en disant « Que personne ne lui fasse de mal ! », avant que quinze ou vingt hommes ne se mettent à me tirer par les cheveux et à tirer sur mon keffieh par les deux extrémités. Je résistais pour que l’écharpe ne se resserre pas sur ma gorge. Tous ceux qui étaient là se livraient à des attouchements sur moi. Pendant que les deux officiers me maîtrisaient, leurs mains étaient presque partout dans mon corps. Les coups pleuvaient sur ma tête. A la fin, je me suis effondrée par terre. Je n’arrivais plus ni à les parer ni à crier.
J’ai été un moment traînée par terre, et l’officier disait : « Si tu ne te relèves pas, je ne pourrai pas te sauver de leur mains ; tu seras bien, bien pétrie ! » Deux minutes se sont écoulées, pendant lesquelles je ne sais ce qui s’est passé. Peut-être ai-je perdu connaissance. Lorsque je suis revenue à moi-même, on me demandait de monter dans un véhicule. Je n’avais plus de forces.
Injures, menaces et torture morale
Dans le panier à salade (…), j’ai vu mon sac chez l’homme au volant. Il m’avait été pris par ceux-là qui me tabassaient. Je ne me souvenais plus comment on me l’avait enlevé (…). Lorsque nous sommes arrivés au commissariat d’Abdine (centre du Caire, NDT), on m’a dit : « Tu ne vas pas être relâchée mais présentée au Parquet militaire ! » On m’a fait asseoir dans une pièce séparée. Un officier en civil du nom de Karim, qui se faisait appeler « Pacha », est venu m’interroger : « D’où êtes-vous Madame Sana ? » Je lui ai répondu. Il m’a demandé : « Comment vous êtes-vous retrouvée là-bas ? » Je lui ai dit que j’avais reçu un appel d’une amie et que j’étais descendue la voir ! » « Tu mens, je t’ai vu préparer des cocktails Molotov », m’a-t-il dit. « Avez-vous une photo ou une vidéo qui le prouve ? », l’ai-je questionné. Il a répliqué : « Quand c’est moi qui le dis, ne me demande pas de preuve ! »
Après, il a commencé à me poser des questions sur ma vie privée : « Avec qui vis-tu et où sont tes parents ? » Lorsque je lui ai répondu qu’ils étaient décédés, il s’est écrié : « Puisque tu es orpheline, qu’est-ce qui donc t’a menée là-bas ? Tu n’étais donc pas f… de rester tranquille ? », avant de lâcher une bordée d’insultes grossières. J’ai dit : « Ce n’est pas une honte que d’être orphelin. Je suis une personne respectable. » Et lui : « Sais-tu pourquoi là-bas on te traitait de la sorte ? Parce tu es une mercenaire ! » Je lui ai demandé ce que cela signifiait. « Cela veut dire que tu as été payée pour faire ce que tu faisais ! », a-t-il rétorqué avant de se fendre encore d’injures. Je me suis dit qu’il ne servait à rien de parler avec lui et me suis tue.
Coups et humiliations
On a amené douze autres personnes, dont deux filles qu’on m’a obligé à fouiller en me disant : « Si on découvre sur elles quelque chose que tu n’auras pas trouvé, cela voudra dire que tu es leur complice ! » L’une avait un flash disque sur elle et l’autre n’avait rien. Une nouvelle fournée de détenus est arrivée et nous étions, à présent, vingt-huit ou vingt-neuf. Venus à leur suite, plusieurs hommes leur ont demandé de se tourner vers le mur et les ont frappés sur la nuque en les injuriant.
Après, on nous a pris mobiles, batteries et puces de téléphones nous disant qu’ils nous seraient rendus au dernier point de notre transfert, ce qui, évidemment, ne sera jamais fait. Impossible d’obtenir de l’eau ou d’aller aux toilettes. Chaque fois que nous demandions quelque chose, on nous rabrouait. Nous devions être transférés. J’étais la dernière à sortir, et le prénommé Karim m’a dit : « Madame Soussou la mercenaire, tu verras bien ce qu’on te fera ! »
Nous n’avons appris le nom de l’endroit où nous avions été acheminés que le lendemain. C’était un camp d’instruction de la Sécurité centrale, à El Salam. Nous y sommes arrivés à 9H30 ou 10H. On nous a fait entrer dans ce qui ressemblait à des cellules. J’étais avec les deux filles et un garçon de quatorze ans nommé Youssef. Quatre ou cinq personnes menaient l’enquête. Les détenus étaient emmenés dans une pièce où il y avait des tables pour être interrogés pendant que nous, nous restions debout.
Interrogatoire à la Sécurité centrale
Mon interrogatoire a duré deux ou trois heures et a été mené, successivement, par plusieurs personnes différentes, dont un liwa’ (général, NDT). Toutes m’ont demandé quelles étaient mes opinions politiques et à quel parti j’appartenais. J’ai dit que j’étais une citoyenne ordinaire, que je manifestais comme tout le monde et que mon principal centre d’intérêt était les droits humains. Ils me disaient qu’il n’était pas honteux faire de la politique et que je ne devais pas avoir peur d’avouer mes convictions.
La dernière personne à m’avoir interrogée - après deux hommes dont j’ai oublié le nom - s’appelait Nabil Mostafa. C’était un colonel. Il est resté avec moi jusqu’à 2H30 du matin, me racontant sa vie, les choses qu’il aimait ou faisait quand il était petit. A la fin, il m’a dit : « Il faut que tu m’aides à te sortir de là ! » Je lui ai dit : « Est-ce une accusation préfabriquée ? Me demandez-vous de faire de faux aveux ? » Et lui de dire : « Vous êtes accusée d’avoir vandalisé des véhicules, et j’en ai la preuve. Qu’avez-vous à dire ? » J’ai répondu, en le regardant bien dans les yeux : « Montrez-la-moi cette preuve ! Je n’ai rien fait ! » J’ai tenu bon. Il a repris le fil de son discours, s’écartant parfois complètement du sujet. J’étais pieds nus, morte de fatigue. Je lui ai demandé si je pouvais avoir quelque chose à chausser ? » Il a dit : « Prenez la planche de bois là-bas, et posez vos pieds dessus ! » J’ai dit : « Je veux aller aux toilettes. » Il a ordonné à quelqu’un de m’emmener et a commencé, lui, à consigner mes paroles.
C’était la première nuit, il y en a eu deux autres. Le traitement dans ce camp était acceptable comparé à celui que nous avions subi au commissariat. On nous a fait sortir à deux reprises pour, disait-on, nous emmener chez le médecin légiste mais, en fin de compte, nous n’y sommes pas allés. Hier, à 18 h, nous sommes mêmes arrivés jusqu’au tunnel d’Al Sayyida Zeineb, avant de rebrousser chemin. (…)
Hier à 8h15, nous avons été fichés et on nous a fait signer un engagement à nous rendre chez le médecin légiste pour être examinés. Mes blessures à moi étaient superficielles, apparentes dès le premier jour. L’avocat en a fait mention lors de l’instruction.
ÉCRIT PAR YASSIN TEMLALI