JOEL BEININ, MARIE DUBOC, CHERCHEUR-E-S (FÉVRIER 2010) [1]
“La grève du textile de 2006 à Mahallah a été déclenchée par 3 000 ouvrières de la confection. Elles quittèrent leur poste de travail et se rendirent en manifestation dans les sections filage et tissage, où leurs collègues hommes n’avaient pas arrêté leurs machines. Elles firent pression sur les hommes pour qu’ils rejoignent la grève en chantant “Où sont les hommes ? Les femmes sont là !”. Beaucoup de femmes voulaient participer à l’occupation de l’usine la nuit, en compagnie des hommes. Au final, elles acceptèrent les arguments des leaders masculins selon lesquels, si elles restaient, la grève aurait pu être affaiblie par des accusations de promouvoir des comportements immoraux. Un des animateurs de la grève déclara qu’il était fier que “les femmes soient plus militantes que les hommes”.
Cette grève a été un moment fort de la vague de luttes qui commença en 2004.Dans une usine de vêtements, la grande majorité des salariés étaient des femmes. Elles ont été la principale force motrice de la grève d’avril-juin 2007 qui a duré deux mois. Leur supposé conditionnement culturel de “docilité” et de “traditionalisme” ne les a pas empêchées de participer activement à la grève. Une photo en première page d’un quotidien très connu montrait des femmes portant le foulard ou le voile intégral se tenant aux côtés de leurs collègues masculins. Lors de cette grève, plusieurs femmes firent la grève de la faim et cinq d’entre elles menacèrent de se suicider. Bien que les grèvistent aient officiellement obtenu satisfaction, le management et l’Etat ne tinrent pas leurs promesses. Malgré de nouvelles grèves et mobilisations, l’entreprise fut liquidée en 2009”.
KAMAL ABOU AITA, DU SYNDICAT DES IMPÔTS (MARS 2011) [2]
“Lors des grèves, les femmes ont joué un rôle très important, en assurant beaucoup de l’organisation pratique d’une grève de 50 000 travailleurs. Dans le syndicat indépendant des techniciens des hôpitaux, 25% des dirigeants syndicaux sont des femmes.
Sur 46 membres du comité exécutif de RETA, 13 sont des femmes et notre vice- présidente est une femme. Elles sont aussi très présentes au niveau de la base”.
RAHMA REFAAT DU CTUWS (8 MARS 2011) [3]
Les femmes se sont engagées dès le début dans la révolution. Elles sont descen- dues dans la rue dans les quatre premiers jours. Exaspérées par la réaction violente du gouvernement lors du “jour de la rage” (28 janvier), elles n’ont pas reculé mais ont continué à défier les forces de répression, y compris physiquement. La participation des femmes dans le sit-in de la place Tahrir a contribué à main- tenir la révolution dans un cadre en conformité avec les principes d’égalité, de dé- mocratie et de non-discrimination sur la base du sexe, de la race ou de la religion. Si les femmes ont participé à la fois à la révolution et aux grèves, je ne suis pas sûre qu’elles peuvent jouer maintenant un rôle dirigeant dans la réforme de l’Etat, conformément au dicton : les femmes paient toujours le prix, mais ne prennent jamais le fruit ! Ainsi, en dépit de la participation active des femmes dans la révolution, les forces d’opposition démocratique pourraient très bien se contenter d’exprimer superficiellement leur attachement à l’égalité, et ne s’impliquer que marginalement dans la mise en place d’une société prenant en compte la question du genre. Le rôle actif des femmes dans le mouvement syndical a eu un effet positif sur leur place dans les nouvelles structures démocratiques. Cette expérience les aide à s’exprimer, à atteindre leurs objectifs, et lutter contre les discrimination. Et cela d’autant plus que les nouveaux syndicats indépendants ont développé des structures prenant en compte la dimension de genre, et en l’inscrivant dans leurs règlement intérieur.
AMAL ABDEL HADI, ASSOCIATION FEMME NOUVELLE (9 mars 2011)
De quelle manière les femmes étaient-elles impliquées dans les manifestations en Égypte ?
Les femmes étaient impliquées dans tous les aspects de cette révolution : dans les confrontations en première ligne, dans les confrontations avec les forces de sécurité, la mobilisation, l’écriture des slogans, les cris. Elles dormaient dans les tentes sur la Place Tahrir pendant les sit-ins. Certaines femmes sont restées tout au long des 18 jours des manifestations. Des femmes figurent aussi parmi les martyr-e-s de ce mouvement. Des femmes ont été tuées par les forces de l’ordre. D’autres ont été arrêtées et détenues. La majorité des femmes qui ont participé à ce mouvement étaient jeunes, mais il y avait aussi des femmes de tous âges et de tous milieux. Par exemple, des femmes au foyer, qui n’avaient jamais participé à ce genre d’action auparavant, sont ve- nues manifester avec leurs enfants. Des militants de tous les partis politiques, des Frères musulmans aux communistes participaient aux manifestations. Des membres de notre organisation ont également participé à ces manifestations à titre individuel, mais nous n’y sommes pas allés au nom de l’association Femme Nouvelle. Mais les gens savaient que nous faisions partie de Femme Nouvelle. J’étais moi-même sur la Place Tahrir tous les jours et j’y ai passé plusieurs nuits. Les femmes et les hommes étaient sur un pied d’égalité lors des manifestations.
C’était une période incroyable en Égypte. Des millions de personnes étaient rassemblées au même endroit. Et les femmes n’avaient pas peur. Nous n’avons été témoins, par exemple, d’aucun acte de harcèlement sexuel. Il régnait un sentiment de respect total, de soutien total, et de solidarité totale envers les femmes. Les femmes, en particulier les plus jeunes, ont dormi pendant des jours sur la place.
Y-avait-il des slogans ou des demandes spécifiques concernant les droits des femmes durant les manifestations ?
Non, il n’y avait rien de spécifique, il n’y avait que des revendications de la révolution. Tout le monde était rassemblé autour de la même cause : la fin du ré- gime, le renversement de Moubarak et la mise en place d’un gouvernement civil. Ceci est important. Si quelqu’un lançait un slogan à connotation trop po- litique ou trop religieuse, par exemple, tout le monde se mettait à chanter « une main, une main », et tous se remettaient à scander des slogans sur lesquels nous étions tous d’accord.
Parle-t-on des femmes et de leur implication dans les luttes, de leurs revendications spécifiques dans les médias ?
Les médias montraient des femmes présentes dans les manifestations, mais interviewaient plus souvent des hommes que des femmes. La plupart des per- sonnes invitées aux débats télévisés étaient des hommes.
Comment les femmes sont-elles impliquées dans la transition politique ?
Les femmes sont ignorées ! Par exemple, la Commission constitutionnelle créée pour réviser certains articles de la Constitution ne compte aucune femme parmi ses membres. Mais nous sommes mobilisées. Plusieurs associations ont publié un communiqué dénonçant l’absence de femmes dans cette Commission. Une coalition d’une di- zaine d’organisations de défense des droits des femmes a été constituée. Elle souligne que les femmes doivent être représentées dans tous les aspects du pro- cessus et dans toutes les instances qui sont actuellement mises en place.
Un appel a été lancé sur Facebook pour une manifestation d’un million de femmes et d’hommes le 8 mars, journée internationale des femmes.
Quelles sont vos principales revendications pour ce gouvernement de transition ?
Un nouveau gouvernement ! Un gouvernement démocratique, indépendant et vraiment intègre. Pas le gouvernement actuel, ce gouvernement « patchwork ». Nous demandons l’établissement immédiat d’un comité présidentiel civil. Ce comité doit former un gouvernement civil et un comité constitutionnel qui aura la responsabilité d’écrire une nouvelle constitution. Nous avons besoin d’une nouvelle constitution !
Le comité constitutionnel doit être composé de personnes de milieux variés. Les femmes et les jeunes doivent y être représentés, car ils ont été la force de cette révolution. Nous demandons une représentation égale et équitable des femmes et des jeunes dans toutes les instances représentatives, des comités et conseils locaux au parlement national.
Nous revendiquons la liberté d’expression, en commençant par la liberté de créer des partis politiques, des syndicats indépendants, des ONG et des organisations de la société civile.
Nous exigeons que tous ceux qui ont été impliqués dans la répression et le mas- sacre des manifestants soient jugés. Nous voulons que les responsables de tous les crimes commis pendant les 18 premiers jours de la révolution soient jugés. Nous voulons un procès transparent pour tous ceux qui ont été impliqués dans la corruption en Égypte. Nous voulons que tous les symboles du régime, - et il ne s’agit pas uniquement de Moubarak ou de ses proches -, et tous ceux qui ont été impliqués dans la corruption soient jugés.
Nous demandons que tous les avoirs de Moubarak, et des autres personnes symbolisant ce régime, soient gelés. Nous insistons auprès du gouvernement qu’ils agisse en ce sens. Nous demandons la libération de tous les manifestants qui ont été arrêtés ar- bitrairement. La police militaire doit cesser les arrestations qui ont toujours cours aujourd’hui.
Nous demandons que tous ceux qui se sont rendus responsables d’avoir coupé les communications Internet, téléphoniques et médiatiques soient jugés. Nous demandons, en particulier, que la télévision égyptienne, qui a tenté de défor- mer et de dissimuler des informations auprès du peuple Égyptien, soit tenue res- ponsable.
Le Conseil militaire (actuellement à la tête du pays) demande que des élections présidentielles et parlementaires ainsi qu’une modification de la Constitution aient lieu dans les 6 mois. C’est un vrai problème, nous craignons en effet que dans ce cas de figure, ceux qui organiseront les élections et réformeront la Constitution, soient issus du parti anciennement au pouvoir ou des Frères Mu- sulmans. Ce n’est pas ce que nous souhaitons. Nous voulons des changements à long terme.
Nous voulons une réflexion en profondeur sur la nouvelle constitution et sur ce que nous voulons pour une Égypte nouvelle, et ceci va prendre du temps. Ce n’est pas une étape qu’il faut précipiter. La législation actuelle ne permet même pas de former librement de nouveaux partis politiques. Nous ne voulons pas d’un gouvernement qui soit le prolongement du précédent régime.
En plus des associations de femmes, quelles autres organisations soutiennent les revendications pour la protection des droits des femmes ?
En fait, aucune autre organisation ne travaille sur cette problématique, mais lorsque nous leur parlons de nos revendications elles sont d’accord avec nous. Lorsque nous avons rencontré, avec d’autres ONG, le Conseil militaire, per- sonne n’a soulevé de revendications concernant les droits des femmes. Pour l’instant, nous sommes tous très concentrés sur la transition, car nous avons l’impression que les choses stagnent.
Que représentent, selon vous, les développements récents pour les droits des femmes. ? Quels sont vos espoirs et vos craintes ?
J’espère que si nous travaillons vraiment, nous pourrons saisir cette opportunité pour que la situation des femmes en Égypte s’améliore de manière générale. Je pense que nous pourrons vraiment obtenir un gouvernement civil et une dé- mocratie parlementaire.
Si nous nous dirigeons ainsi vers un plus grand respect de la liberté d’associa- tion, y compris pour les syndicats et les ONG, alors les femmes devraient pou- voir participer plus efficacement à tous les domaines de la vie publique. Cela leur donnera l’opportunité de partager leurs perspectives en termes de santé, d’économie, d’environnement, de conditions de travail, etc. Nous avons le sen- timent que cette nouvelle atmosphère nous ouvrira de nouvelles opportunités pour revendiquer nos droits.
Les discours qui auparavant prétendaient que la voix des femmes ne méritait pas d’être entendue ont été brisés pendant cette révolution, brisés ! Parce que les femmes étaient là, avec leurs voix magnifiques, hurlant contre le régime. Les femmes étaient là. Elles dormaient par terre dans la rue, et ceci était accepté de tous.
Néanmoins, je pense que le désir d’accélérer le processus et de précipiter les choses risque de nuire aux femmes. Un risque demeure en effet, de nous re- trouver avec des partis politiques ou des parlementaires qui ne sont pas concer- nés par les droits des femmes, ou pire qui s’y opposent. C’est pour cela que nous avons besoin de temps.
Enfin, pourriez-vous nous donner votre point de vue sur les évènements en cours dans le reste du monde arabe et leurs conséquences possibles sur les droits des femmes ?
Les Tunisiens ont fait une chose merveilleuse en commençant ce mouvement et les Égyptiens ont eu un impact important en prouvant que c’était possible. La plupart des pays arabes ont des gouvernements autocratiques et oppressifs. Je pense que ceci est le vrai commencement d’un processus de déconstruction et de reconstruction, particulièrement avec l’utilisation d’internet par les jeunes. C’est incroyable. C’est une époque de grands changements.
Rien ne sera jamais comme avant... C’est un sentiment merveilleux, celui d’être témoin de l’histoire. Je suis heureuse d’avoir pu vivre cette expérience. Et les jeunes sont déterminés, ils sont vraiment matures ! Ils essaient d’agir. Ils manquent peut être d’un peu d’expérience mais ils apprendront ! Ils apprennent vite et je suis heureuse qu’ils aient pu apprendre en dehors des cercles habituels, en dehors des partis politiques. Ils ont leur créativité, et c’est très important. Je pense que les jeunes, de manière générale, veulent la démocratie, qu’ils sont plus ouverts aux changements et qu’ils ont un plus grand respect envers les femmes.
Bibliographie : L’article de Mouna Izddine “Femmes dans les révolutions arabes : et demain ?“, paru en mars 2011 dans une publication marocaine contient une série d’éléments concernant l’Egypte et les autres pays de la région. www.lobservateur.info/Monde/femmes-dans-les-revolutions-arabes-et-demainn.php
Disponible sur ESSF (article 23536), Femmes dans les révolutions arabes : Et demain ?