Mon grand-père apprit au très petit garçon que j’étais, qu’on mettait du sel sur la queue des moineaux pour les attraper. Je mis des années à comprendre qu’ils étaient déjà attrapés si on leur salait la queue.
Ma grand-mère, excellente pédagogue, ratait peu d’occasions pour éduquer ma méfiance à l’égard des « pouvoirs » et ma sympathie pour leurs dupes. Ma question « Nonna, c’est quoi le fascisme ? » me valut cette réponse : « Le fils de Mussolini, lui demanda à la table familiale ce qu’était le fascisme. ‹ Taci e mangia › réagit son père ». (« Tais-toi et mange » Mes grands-parents étaient italiens). Ma grand-mère me peignait aussi le Malade imaginaire en gogo qu’un cuistre abusait.
Comment changer un marronnier en plante vénéneuse ?
« En journalisme, un marronnier est un article d’information de faible importance meublant une période creuse. Les sujets « débattus » dans un marronnier sont souvent simplistes, parfois mièvres » (Wikipedia).
Il y a peu, les déjections canines, les muselières des toutous ou les ferrazinettes étalaient leur insignifiance dans la presse estivale. Pourquoi, comment en moins de deux ans la crainte du bonneteau a-t-elle conquis une telle place ?
Apparu à Genève il y a une paire d’années, ce jeu d’argent amuse les touristes sans susciter de nuisance. Seules s’y livrent des personnes consentantes. Elles espèrent duper l’animateur de jeu en devinant la place d’une petite bille que ce dernier a cachée sous l’une des trois boîtes d’allumette qu’il a disposées au sol sur un petit tapis.
Le joueur qui ne joue qu’une fois a une forte chance de gagner. Pour attirer les joueurs, le « croupier » doit rendre le jeu attrayant. La première fois, il laisse souvent le joueur deviner et gagner sa première mise. Celui qui espère tromper deux fois sa dextérité perd. Et restitue son gain précédent. S’il s’obstine, il perd deux fois. Et l’animateur du jeu a gagné.
A la différence des casinos, cette activité n’entraîne pas d’addictions connues. Et la probabilité d’un gain est plus élevée qu’avec les loteries auxquelles beaucoup s’adonnent.
Lorsque Gogo et Nigaud montent dans un bateau, tous deux tombent à l’eau
Cette insignifiante activité a pourtant suscité le dépôt d’un projet de loi, un nombre invraisemblable d’articles de presse, et la constitution d’une milice qui a agressé des joueurs après une campagne d’affichage sauvage. La presse et les autorités ont relevé avec compréhension campagne d’affichage et passage à l’acte. La croisade anti-bonneteau contribuerait à la lutte contre l’insécurité.
Deux Remarques :
Premièrement, l’indifférence témoignée à une activité autrement lucrative et génératrice d’insécurité : le commerce des matières premières. A la différence du jeu de bonneteau, elle se mène dans la discrétion. Selon l’Association genevoise du négoce et de l’affrètement, la cité de Calvin gère, contrôle et assure le courtage de 30 % du pétrole et des céréales dans le monde, de 20 % du sucre et s’occupe du transit par bateau d’un cinquième des matières premières brutes au monde.
Les spéculations de ces entreprises, leur soutien à des régimes corrompus ou à des seigneurs de la guerre causent de terribles détresses. L’impact des sociétés de courtage est important en Suisse aussi. Si leur participation au produit intérieur brut est semblable à celle de l’industrie des machines, elles proposent 10 fois moins d’emplois. Déclarées au fisc comme « auxiliaires », elles paient à Genève la moitié du taux d’impôt appliqué aux sociétés ordinaires. Personne n’ignore leur pression sur le marché du logement , asséché au profit de leurs cadres, et sur la hausse des loyers.
Deuxièmement. Le travail de terrain de petites équipes militantes et leur influence au sein des partis xénophobes. En Suisse romande, dès la fin des années 1990, les Hammerskins, Avant-Garde Suisse puis les Jeunesses identitaires, Altermedia puis Novopress, sont intervenus au sein des jeunesses villageoises, dans les écoles ou les villes périurbaines pour lancer des rumeurs accréditant l’existence de Suisses victimes d’étrangers.
Politisées dans un premier temps, ces actions se sont affinées. Aux brutalités infligées à des requérant·e·s d’asile, à des Arabes, des Noirs ou des Tamouls ont succédé diverses formes de dénonciations du supposé danger de groupes prétendument problématiques, les mendiants roms, les joueurs de bonneteau. Leurs auteurs ont su manipuler de grands médias populaires et l’action de partis politiques qui se sont paresseusement, complaisamment ou volontairement moulés dans ce « combat contre le sentiment d’insécurité ». Cette synergie avec le terrain semble confirmer les slogans et les affiches de l’UDC.
La dénonciation des prétendus « abus dans le droit d’asile » commence en 1985. Pour s’en prendre à des « ressortissants de pays qui n’ont pas les idées européennes au (sens large) » (Conseil fédéral, 15 mai 1991), pour éviter « l’enchevêtrement culturel » qu’ils sont supposés susciter (Arnold Koller, conseiller fédéral démocrate chrétien, 1994), les autorités disqualifiaient des personnes et des groupes de personnes que protège le droit d’asile.
L’UDC fut le premier parti gouvernemental européen à saisir l’importance de ce dossier. La destruction de « l’Etat social » au nom de la loi du marché menace la société. Substituant le lien identitaire au lien social qu’elle a coupé, la classe dominante espère rouler gogos et nigauds. Le talent de Christoph Blocher n’y a pas suffi. La Suisse avait conservé l’essentiel de l’arsenal nationaliste et raciste élaboré au cours des années 1930 et 1940. L’UDC a eu l’audace de s’en servir.
Karl Grünberg
ACOR SOS Racisme