Devenir scandaleusement riche…ou comment l’omerta sur Eternit a été progressivement brisée...
« En 1965 les travailleurs au début de la chaîne de production à Eternit gagnaient quelques francs par heure de plus que leurs collègues travaillant un peu plus loin de la chaîne. » Ces paroles d’un ami et collègue de Kapelle-op-den-Bos reviennent ces jours-ci très fortement dans ma mémoire. Il racontait cela au moment où il a reçu – fin 2006 – son verdict : il a souffert d’un mésothéliome pleural, donc un cancer de la plèvre. Les fibres d’amiante ont gagné ses poumons en 1965-1966, année où – alors âgé de18 ans et étant fils d’un ouvrier à Eternit – il interrompt ses études et commence à travailler dans la même entreprise comme technicien de maintenance, ou bien dans les années suivantes, du fait qu’il est resté vivre à Kapelle-op-den-Bos. Ce qui est sûr, c’est que la maladie se manifeste des dizaines d’années après la contamination et devient irréversible et incurable.
Les effets mortels du mésothéliome sont définitivement connus depuis l’étude du spécialiste des poumons Selikoff en 1964. Mais de nombreuses autres études ont révélé dès le début des années 1920 que l’amiante fixe une substance mortelle dans les poumons. En 1949, une grande grève a été organisée dans quatre mines d’amiante au Canada, près de Québec. La principale revendication était de ne plus exposer les travailleurs aux poussières d’amiante. Les travailleurs ont exigé aussi une augmentation de salaire pour le travail de nuit et un fonds pour les services sociaux. La revendication concernant la poussière d’amiante a été confirmée par les constatations du médecin d’entreprise qui avait établit un lien sérieux entre le travail des ouvriers et les maladies des poumons desquelles plusieurs parmi eux décédaient. Les demandes ont été rejetées par le propriétaire américain Johns-Manville. Ils ont engagé des immigrés pour faire le sale boulot et casser la grève.
Dans ces années-là, l’entreprise belge Eternit est devenue une multinationale. Le riche entrepreneur Alphonse Emsens fonda l’entreprise familiale en 1898. Il avait déjà fait fortune dans le commerce du sucre à Anvers. Son fils André qui, en 1933, a pris la direction de l’usine en fera une multinationale avec des succursales dans toute l’Europe. Pendant que les petits-fils d’André développaient l’entreprise, sa petite-fille Viviane Emsens se maria avec le baron Louis de Cartier de Marchienne. Aujourd’hui, leur fils Jean-Louis de Cartier de Marchienne est président du conseil d’administration d’Eternit.
Jusqu’à l’éternité…
Le mot Eternit est dérivé d’« éternité », donc pour l’éternité. C’est ce que l’utilisation de l’amiante faisait croire depuis le XIXe siècle ; que les fibres solides dans les produits en béton pouvaient résister pour l’éternité. La puissante famille Emsens a mis sa fortune et ses actionnaires en sécurité en fermant les yeux sur les dangers de l’amiante, elle poussé avec préméditation les travailleurs dans une poussière mortelle. Dans les années soixante et soixante-dix, ils se sont unis en lobbies pour former la « Fédération internationale de l’amiante ». Un administrateur délégué d’Eternit a mené une campagne au sein de l’Association internationale de l’amiante (AIA) contre l’interdiction de l’amiante bleue qui était à cette époque utilisée par l’Eternit-Belgique.
Les fabricants d’amiante, y compris Eternit, ont constitué dès 1929 un cartel. Ils échangeaient intensivement leurs connaissances, y compris sur les dangers de l’amiante. Dans des affaires judiciaires récentes aux Pays-Bas, Eternit s’est obstinée à affirmer que toutes les entreprises avec ce nom travaillaient de façon indépendante les unes des autres et que les connaissances sur les dangers de l’amiante n’ont été établies que dans les années soixante-dix. Jusque-là, Eternit réussissait à empêcher à travers des groupes de pression que les technologies alternatives pour les fibres d’amiante soient étudiées. Eternit travailla à Kapelle-op-den-Bos avec des fibres de amiante jusqu’en 1994. En 1998 il y a eu une interdiction totale de l’utilisation de l’amiante en Belgique.
De Kappelle-op-den-Bos à l’Italie
Dans le village sicilien Targia, la fabrique d’Eternit a été fermée en 1995. Karel Vink, devenu plus tard patron de la SNCB et « capitaine d’industrie », a été dirigeant de ce bureau de 1973 à 1975. Au début de 2009 quelques travailleurs et des proches ont intenté un procès contre la compagnie. Vink et sept autres cadres dirigeants ont été condamnés en première instance pour « homicide involontaire parce que les risques pour la santé ont été négligés ». Selon le juge, les dirigeants ont laissé les ouvriers de l’usine sans protection suffisante contre l’amiante cancérigène. En août 2009 ils ont été acquittés en appel de toute responsabilité. Vink a affirmé ne pas avoir eu connaissance de la cancérogénicité de l’amiante.
C’est le tribunal de Turin qui s’est occupé ces dernières années de la contamination par l’amiante en Italie. En décembre 2009 il a ouvert un dossier impressionnant avec 3.000 parties civiles. Des syndicats et des communes se sont également constituées parties civiles, car Eternit-Italie a broyé des déchets de production et distribué gratuitement de l’amiante aux travailleurs, aux habitants alentour et aux municipalités. Contre les deux accusés, Louis de Cartier de Marchienne et Stephan Schmidheiny, responsables des départements belge et suisse d’Eternit, il est exigé vingt ans de prison parce qu’ils « ont fait sciemment ce qui pouvait provoquer une catastrophe ». En Italie ceci est un crime, mais plus important encore, pour la jurisprudence, il s’agit d’une infraction constante : tant que les impacts ne sont pas arrêtés, il n’y a pas de délai de prescription.
Aux Etats-Unis il y a au moins 200.000 demandes d’indemnisations pendantes devant les tribunaux ou prononcées. C’est aussi le cas dans d’autres pays européens comme la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les Pays-Bas et l’Italie où des procès individuels et collectifs ont eu lieu. Ce n’est qu’en Belgique et en Suisse (où se trouve le siège d’Eternit) qu’une telle chose semblait impossible. Et c’est seulement maintenant, depuis octobre 2011, que le procès de l’amiante, le tout premier dans son genre, commence chez nous.
Pourquoi a-t-il fallu attendre si longtemps ? Tout d’abord, le délai de prescription joue un rôle important. Si le cancer ne se manifeste que vingt, trente ou même quarante ans après l’entrée en contact avec les fibres d’amiante, la « cause » est déjà prescrite en Belgique. C’est une des raisons qu’Eternit avance aujourd’hui dans sa défense.
Le pot aux roses…
Mais une raison plus importante pour laquelle les magouilles d’Eternit sont restées si longtemps couvertes à Kapelle-op-den-Bos est qu’un représentant de la compagnie a visité les victimes avec un chèque de 40.000 €. Ceux qui acceptaient ce dernier devaient signer un contrat promettant de ne faire aucune réclamation. Il n’est pas difficile de comprendre que quelqu’un qui sait qu’il a seulement une moyenne de 12 mois à vivre choisit plutôt de laisser une telle somme d’argent à sa famille plutôt qu’un procès dont on ne verra pas la fin. De plus, tout le monde dans la commune a un membre de la famille ou un ami qui travaille encore à Eternit. Le village vit de cela, et il est tout à fait normal que les gens ne veuillent pas ruiner l’entreprise aujourd’hui.
Il fallait donc beaucoup de courage pour entamer un procès qui brise l’omerta qui s’est imposée toutes ces années dans ce village. Le père et le grand-père du plaignant dans ce procès ont également travaillé à Eternit. Le père était un ingénieur de 30 ans dans l’usine Eternit à Kapelle-op-den-Bos, il n’a jamais été informé des dangers par la direction. Il est décédé en 1987. Mais le procès concerne également la mère, qui vivait à côté de l’usine et qui, sans méfiance, laissait jouer ses cinq fils, avec beaucoup d’autres enfants du village… sur les tas de déchets de l’entreprise. Deux d’entre eux sont décédés peu après la mort de leur mère d’une mésothéliome en 2000.
Initialement les travailleurs malades pouvaient compter sur le fonds des maladies professionnelles, mais depuis 2007 il existe le fonds amiante. Il est anormal qu’Eternit et le secteur de transformation de l’amiante ne contribuent pratiquement en rien à ce fonds. Il est difficile de croire que le fonds de l’amiante est en réalité alimenté par une partie des recettes de la TVA (produits et services qui sont payés par chaque travailleur ordinaire) et les cotisations sociales de toutes les entreprises. Toutes les entreprises contribuent, qu’elles produisent ou non de l’amiante. Le pollueur n’apporte donc aucune contribution à la victime. Plus grave encore, celui qui fait appel au fonds d’amiante ne peut introduire une plainte d’indemnisation devant un tribunal. En fait, le fonds amiante protège ceux qui ont fui leurs responsabilités pendant des années. Ces quatre dernières années, le fonds de l’amiante a été utilisé dans 1.043 cas.
Des milliers d’écoles, de crèches, des mouvements de jeunesse, des organisations sportives sont logées dans des pièces construites avec des plaques d’Eternit. Ces dernières étaient idéales pour ces espaces en raison de leur résistance au feu. Dans d’innombrables foyers, dans les caves et les toits, on trouve ce matériel. On peut imaginer combien de dégâts peuvent encore subvenir, en sachant surtout que ces plaques commencent maintenant à se dégrader, avec des enfants qui frappent leur ballon contre elles, les travaux de rénovation.... Le gouvernement reste honteusement silencieux car il craint des dépenses énormes dans des rénovations coûteuses.
La famille Emsens fait toujours partie des 25 familles les plus riches de Belgique. Mais, lors de son procès en Italie, l’entreprise Eternit a eu le culot de prétendre n’être qu’une petite entreprise avec deux filiales. Pendant des décennies, l’entreprise a continué à utiliser l’amiante, bien qu’au début des années quarante, ce produit était déjà reconnu comme cancérigène. Y compris aujourd’hui, de nouvelles mines d’amiante sont ouvertes, entre autres au Canada, en Inde et au Zimbabwe.
Le scandale de l’amiante ne peut plus rester caché dans notre pays. Dans de nombreux pays, ce type de procès a une haute valeur symbolique. En Belgique, le procès est avant tout le résultat de la détermination d’une femme qui avait reçu une proposition de dédommagement d’Eternit qu’elle a refusé parce qu’en acceptant, elle devait s’abstenir de toute action judiciaire. Quel genre d’entreprise peut donc mettre un prix sur un manquement à ses obligations élémentaires de protéger ses travailleurs et les utilisateurs de son propre produit ?
Leen Van Aken