La situation politique exige un débat ouvert sur la question des alliances et en particulier sur les rapports entre la gauche radicale avec ses représentants, en particulier Al adl wal ihsane. (« justice et bienfaisance »). Alors que le mouvement du 20 février représente un arc de force allant de différents courants de la gauche aux islamistes, il est très difficile de trouver une position officielle, au delà des réactions personnelles, sur cette question. Le seul texte politique général qui circule sur la question de l’islam politique est celui écrit par Haarif, porte parole de la Voie démocratique, mais il est déjà daté et représente une ébauche de la réflexion. Il est néanmoins intéressant parce qu’il contient en germe des éléments sur les conditions d’un dialogue, voire d’une alliance. On peut retrouver aussi des contributions de Serfaty qui portent sur la même réflexion. Si l’objet de cette contribution est plutôt de parler du présent, un détour est nécessaire. Il y a en filigrane quatres idées essentielles chez l’un et l’autre :
– Le mouvement de l’islam politique est hétérogène, il n’est pas extérieur aux contradictions sociales et politiques qui traversent la société. Sans parler de l’utilisation de la religion par le pouvoir pour imposer une sacralité à l’ordre despotique, on se retrouve dans une situation où existent à la fois des courants satellisés par le pouvoir (par exemple Parti de la Justice et du Développement) et des courants qui peuvent se trouver en opposition à lui, et qui sont à leur tour diverses.
– Le contexte mondial marqué depuis le début de la décennie par la recrudescence des guerres d’intervention impérialistes adossé à l’expansion de la mondialisation capitaliste, modifie les conditions politiques et sociales où se développent les oppositions islamistes. Utilisés pendant une longue période pour combattre les courants nationalistes et progressistes, ces mêmes courants ou une partie d’entre eux se retrouvent objectivement en opposition à l’impérialisme (Irak, Palestine, Liban…) dans une série de pays. Pour aller vite, le Hezbollah n’est pas l’Arabie Saoudite (ni Al-Qaeda ).
– Il est possible, à certaines conditions, d’ouvrir un espace politique de dialogue. Le rôle de la gauche radicale, au travers de la lutte idéologique, la confrontation, la lutte concrète et le dialogue politique est d’aider à la transformation de ces oppositions qui refusent la mondialisation pour des raisons religieuses, civilisationnelles et culturelles, en courants qui s’opposent à la mondialisation capitaliste et impérialiste dans ses diverses dimensions, celle ci menaçant non seulement notre identité mais les possibilités élémentaires d’autodétermination des peuples.
– A partir d’une reconnaissance de l’islam comme un patrimoine identitaire et culturel de la société, imbriqué aux autres dimensions culturelles, la question du rapport de la laïcité à la religion relève d’une contradiction secondaire qui peut être résolue par le dialogue, l’acceptation du pluralisme etc…
– Un tel dialogue deviendrait possible si évidemment les partisans de l’islam politique opèrent un retour critique sur leur propre passé, s’engagent dans des luttes communes sur les questions sociales concrètes qui intéressent directement notre peuple et s’opposent aux politiques anti-populaires.
Serfaty va plus loin et à partir de formulations un peu différentes, note la possibilité et la nécessité d’une théologie de libération islamique, l’équivalent dans nos contrées de ce qu’a été la théologie de libération en Amérique latine…
Sur la base des éléments qui précédent, on peut faire quelques remarques critiques. La distinction islam populaire/islam du pouvoir aussi réelle soit elle, est pauvre en explication politique des dynamiques possibles. L’existence d’un islam populaire porteur de valeurs progressistes endogènes doit être relativisée. L’islam populaire reste marqué par une conception fataliste des rapports sociaux et imprégné de valeurs patriarcales. En réalité, paradoxalement, ce genre d’approche vise à déceler dans l’islam, comme religion, ce qui peut rejoindre le combat progressiste, oubliant simplement que ce n’est pas l’islam qui fait les musulmans mais plutôt l’inverse.
Pour aller plus loin, elle sous tend la possibilité de l’émergence de partis islamiques qui seraient l’équivalent des partis de la démocratie chrétienne, sans saisir le contexte historique et politique spécifique de ces derniers, marqué d’abord par l’existence de rapports de forces sociaux et politiques où le poids du mouvement ouvrier et démocratique a été réel et par l’intérêt même des secteurs de la bourgeoisie à faire oublier leur soutien au fascisme. Et surtout que ces partis sont nés dans le cadre de démocraties bourgeoises parlementaires où la laïcité est une réalité politique. Quant à l’hypothèse d’une théologie de libération islamique, elle est en réalité très discutable. La théologie de la libération en Amérique latine est le fruit d’un triple processus : un contexte international marqué par la montée des luttes de libération nationale, la victoire de la révolution cubaine qui a joué un rôle décisif dans les processus de reclassement et radicalisation politique, l’existence de prêtres ouvriers et paysans insérés dans des mouvements populaires laïques et en opposition ouverte à une institution qui n’existe pas en islam : l’eglise. Par ailleurs, le christianisme révolutionnaire, si il se nourrit d’une interprétation particulière du « message du christ » est d’abord matérialiste dans ses analyses des combats sociaux et politiques et se réclament le plus souvent du marxisme comme méthode d’analyse… A notre connaissance, il n’y a même pas l’embryon ou l’ombre d’une analogie possible. Et la révolution iranienne est une référence beaucoup plus sure pour ces mouvements que Guevara.
L’enjeu est il d’avoir une politique qui permette l’émergence d’un tel courant en dialoguant avec les mouvements réels de l’islam politique dont aucun ne fait preuve de radicalité sociale et politique dans la défense des opprimés ? Tracer une orientation sur la base d’un courant que l’on souhaite mais qui n’existe pas ? L’enjeu n’est-il pas plutôt de disputer leur hégémonie politique sur la base d’un projet social et politique radicalement différent ? Sous une autre forme, on trouve l’idée par exemple qu’Al adl est un mouvement traversé par des contradictions de classes et que sa politisation les fera rejaillir forcément. Sans doute, mais pas nécessairement sous la forme qu’on imagine de l’émergence en son sein d’une sensibilité démocratique et progressiste.
Mais laissons pour le moment ces considérations générales et revenons à la politique concrète.
Le positionnement politique d’Al adl
Al adl affirme aujourd’hui défendre la démocratie et l’Etat civil. Ce dernier ne définit pas la source de la légitimité politique du pouvoir, ni son mode d’exercice. Cela en réalité signifie que le pouvoir sera exercé d’abord par des militants de l’islam politique plutôt que par des religieux au sens strict. Sur ce point, la concession émise est une unité des contraires : pas d’islam sans démocratie et pas de démocratie sans islam. Contraire, car l’une s’appuie sur le principe de souveraineté populaire et l’existence d’un droit positif et l’autre s’appuie sur le principe de la foi révélé et de la charria, avec ou sans ijtihad. Ou pour le dire autrement, l’islam comme religion politique est le référent principal, culturel et politique, individuel et collectif de l’organisation sociale et reste au cœur de la matrice idéologique de Al adl.
Nul part dans les écrits récents d’Al adl, le principe du califat est explicitement rejeté, pas plus que n’est précisé l’articulation exacte entre la place politique des normes religieuses et la nature des institutions à mettre en place. Yassine dans un de ses écrits, expliquait clairement que « le politique est indissociable du social et celui-ci fait partie intégrante du religieux, d’où l’ineptie laïque qui veut que le domaine du pouvoir et de son organisation soit séparé des préoccupations religieuses. Tout comme un esprit formé à l’esprit laïque s’étonne du « mélange » islamique, nous nous étonnons de la bizarrerie qui sépare la vie privée de la vie publique et la mosquée du parlement ». Tout le reste, la notion de droits humains, le pluralisme, l’indépendance de la justice, la séparation des pouvoirs, la reconnaissance des libertés collectives et individuelles doivent être « respectés » et « interprétés » dans le cadre de cette subordination à la loi islamique.
Pourquoi Al adl défend aujourd’hui l’option de l’Etat civil, sans que cette notion représente une rupture avec leur héritage idéologique ? Pour diverses raisons qu’il est important de comprendre :
– Al adl a parfaitement saisi la nature des mouvements populaires qui se développent dans la région. Ce sont des mouvements qui ne se construisent pas sur des références religieuses mais qui ont un caractère social et démocratique. La défense de la démocratie est le dénominateur commun de ces mouvements.
– Al adl à travers chaque bataille politique qu’elle mène a toujours eu le souci d’élargir et de consolider sa base sociale. L’état civil est une ouverture vers le camp laïque et démocratique, des secteurs des classes moyennes et de la population où persiste des résistances par rapport à son projet, tout en prenant soin à ne pas faire de prosélytisme sur cette question vis à vis de sa base plus populaire.
Tout comme il est intéressant de noter sa référence à l’exemple du modèle turc à la fois pour ce qu’elle dit et ce qu’elle ne dit pas. La référence au PJD turc a une signification politique précise. En direction des puissances impérialistes et en particulier de l’administration américaine, c’est un signal politique fort : la monarchie reformée ou abattue laissera place à un gouvernement soucieux de respecter le libéralisme économique, les alliances internationales et la continuité des institutions de l’Etat indépendamment de la forme du du régime politique. Cette version de « l’islam du marché et modéré » coïncide avec la stratégie américaine qui, dans le cadre des processus révolutionnaires actuels, cherche à établir des alliances avec les courants les plus représentatifs de l’islam politique. Yassine notait déjà que « l’occident apprendra, de guerre lasse, que le calcul des intérêts à long terme donne la coopération avec les islamistes comme la carte de l’avenir ». Il y a aussi le vœu secret que les classes moyennes supérieures (le cœur social de la direction politique et intellectuelle de Al adl) sur la base d’un compromis historique avec une fraction de l’appareil d’Etat, se hisse aux postes de commande politique tout en assumant une islamisation de la société (et du politique). Encore Yassine : « le nouveau départ d’un gouvernement islamique ne pourra inaugurer sa marche ni par la table rase brutale et violente du passé, ni par le fracassement de l’appareil économique et administratif de la mauvaise gouvernance, ni par l’évacuation pure et simple des personnels politiques, administratifs et culturel… ».
Que ce compromis soit possible ou non au Maroc dépendra des formes prises par la crise ouverte de domination de l’Etat et des choix faits par l’impérialisme dans ce contexte. Dans tous les cas de figure, la stratégie d’Al adl n’est pas de faire table rase des institutions actuelles. La rupture avec le régime politique implique chez eux une continuité des institutions de l’Etat. En Turquie, il s’agit d’un choix fait par l’armée elle-même. Mais ce qu’oublie de dire Al adl, c’est que la Turquie est un Etat laïc ou qui a connu une forme de laïcité depuis le kémalisme et que ce verrou n’a pas sauté.
De la démocratie en réalité ne sont reconnus, au moins dans le discours, que des procédures formelles sur le plan électoral dans le cadre d’une ouverture réelle du régime ou suite à un renversement de ce dernier. Al adl défend la perspective d’un gouvernement islamique instaurant des formes de consultations des croyants à vocation légitimiste (al choura) et sait que sur la base des rapports de forces sociaux et politiques actuels, elle pourrait obtenir une majorité électorale. Une « constitution démocratique « dans ce sens qui ouvre le jeu politique n’est absolument pas contradictoire avec sa stratégie et laisse la discussion sur le contenu de celle ci et de sa conformité avec la norme islamique une fois que la question sera concrètement posée. Et le chemin balisé en termes de rapports de forces. Cela est également vrai pour l’ensemble des revendications portées par le mouvement aussi bien celles qui ont un lien avec les questions sociales, la reconnaissance de la langue amazigh ou l’égalité homme/femmes.
Chawqui Lotfi