* Comment articuler, aujourd’hui, écologie et anticapitalisme ?
Pierre Rousset - A l’instar du féminisme, l’écologie politique ouvre un champ critique qui ne concerne pas uniquement le capitalisme. Crise écologique et crise sociale se sont déjà nouées dans de lointains passés. Quant à la planification bureaucratique stalinienne, elle a conduit à une impasse en ce domaine aussi. Ainsi, la question écologique ne doit pas seulement nourrir l’anticapitalisme, mais aussi la pensée historique en général (et en particulier la réflexion prospective sur les alternatives, sur la transition au socialisme). Il est évidemment très important de ne pas l’oublier.
Ceci dit, problématiques écologiste et anticapitaliste sont aujourd’hui étroitement tributaires l’une de l’autre. Pour une raison d’évidence d’abord : l’actuelle crise écologique étant d’origine humaine, pour s’y attaquer, il nous faut changer le fonctionnement de nos sociétés - et ces sociétés sont capitalistes. Pour une raison fondamentale, encore : dans sa logique intime, dans sa dynamique spontanée, plus que tout autre peut-être, le mode de production capitaliste ignore les contraintes écologiques : le moteur du profit et l’horizon restreint du marché impliquent (tant, du moins, que la plus value est peut être réalisée) la « production pour la production », ce productivisme inhérent au capitalisme. Pour des raisons très contemporaines, enfin, qui méritent d’être soulignées.
Au cours des dernières décennies, l’enjeu écologique a changé d’échelle. Les crises écologiques d’hier restaient localisées, même quand elles étaient catastrophiques. Elles affirment aujourd’hui, de plus en plus clairement, une dynamique globale, proprement planétaire, dont la question des transformations climatiques n’est que l’un des symptômes. Le changement est ici qualitatif. On invoque souvent, à cet égard, les conséquences de la croissance démographique mondiale. Mais cela n’explique pas pourquoi la crise écologique est nourrie par des pays comme les Etats-Unis ou la France, à la densité de population moyenne et à la démographie stable. En réalité, on ne peut traiter des données démographiques indépendamment des rapports sociaux au sein desquelles elles s’inscrivent.
Comment, d’ailleurs, ne pas voir que la dynamique globale progressivement acquise par la crise écologique est intimement liée à l’évolution récente du capitalisme ? A l’extension, à la structuration et à la densification du marché mondial ; à la démultiplication des échanges internationaux, à l’explosion des transports ; au développement de la pétrochimie, à la prééminence nouvelle de l’agro-industrie ou du secteur autoroutier ; à la transformation corollaire des modes de consommation ; etc. Depuis longtemps, l’histoire des sociétés humaines contribue à modeler le cours de l’histoire de la nature. Cette influence devient aujourd’hui qualitativement plus grande que par le passé, induisant des modifications beaucoup plus brutales (réduction de la biodiversité, appauvrissement des écosystèmes, changements tendanciels d’équilibres globaux...) qui s’avèrent aussi, du point de vue des conditions biosphériques d’existence de l’espèce humaine, beaucoup plus unilatéralement négatives qu’auparavant.
Ainsi, la critique du capitalisme s’intègre nécessairement à une réflexion écologiste critique - et ce, d’un double point de vue. Pour comprendre les causes fondamentales de la crise contemporaine, tout d’abord (avec sa dimension essentielle : le changement qualitatif en cours). Mais aussi pour dégager les solutions possibles. Car, on ne le répétera jamais assez, le mouvement écologiste doit répondre à une question clef : comment modifier le fonctionnement de nos sociétés ? Chacun sent bien que l’appel à la raison écologique ne suffit pas, face aux puissances établies, à la dynamique du système dominant ! Il faut créer des rapports de forces. Pour cela, l’exigence écologiste doit s’incarner en un véritable mouvement « de masse ». Ce qu’elle ne saurait devenir sans épouser l’exigence démocratique, citoyenne, et aussi l’exigence sociale ; sans faire sienne l’aspiration égalitaire.
Cette indispensable rencontre entre l’écologique, le démocratique et le social est-elle possible ? Oui, parce que les crises écologique et sociale contemporaines ont une origine commune, dans le capitalisme précisément. A causes communes, solutions communes. Loin d’être intrinsèquement « négatif », l’anticapitalisme permet ici de percevoir le terrain de rencontre des combats écologiques et sociaux. Il aide de même à définir des alternatives communes, positives et solidaires. Il éclaire à la fois les causes et les solutions. En revanche, si elle se refuse à intégrer la critique du capitalisme, l’écologie politique risque de s’affaisser, de perdre toute radicalité et de se replier sur les propositions élitistes, finalement antidémocratiques, socialement inégalitaires, à la fois impotentes et injustes.
Le lien entre l’écologique et le social n’est pas seulement théorique. Il apparaît clairement aujourd’hui de mille façons. Les pollutions sont directement perçues comme un très grave problème de santé publique ; et la hausse du prix de l’eau potable - un produit de toute première nécessité - comme un terrible facteur de pauvreté, d’exclusion, d’accroissement des inégalités tant sur le plan international qu’en France même.
Il s’agit bien d’un lien, pas d’une simple identification de l’écologie à sa portée sociale. La pensée écologiste introduit en effet une dimension majeure que l’on ne retrouve pas telle quelle dans la pensée sociale : l’analyse des rapports entre sociétés humaines et nature. C’est son apport original, son terrain propre. Disons donc qu’il ne faut ni « rabattre » la question écologique sur le seul terrain social ni ignorer l’antagonisme social au nom des enjeux écologiques planétaires. Afin de ne tomber ni dans le piège du « réductionnisme » (qui a fait tant de tort à la majorité des courants se réclamant du marxisme) ni dans celui de l’« unanimisme » (qui justifie l’opportunisme de bien des courants écologistes). L’important, aujourd’hui, est de « lier la sauce » entre l’écologique et le social, entre deux démarches qui gardent leurs spécificités mais qui s’avèrent aussi objectivement toujours plus interdépendantes l’une de l’autre, qui nourrissent des combats convergents.
* Quelles sont, dans ces domaines, les luttes et mobilisations prioritaires ?
P. Rousset - Prioritaires de quel point de vue ? J’hésite à répondre à une telle question, qui peut conduire à une hiérarchisation artificielle des fronts de lutte. En effet, il importe avant tout d’introduire la problématique écologique au sein du combat social dans son ensemble - ainsi que la problématique sociale au sein du combat écologiste dans son ensemble. Cette priorité-là exige une action constante, durable, multisectorielle assurée par un large éventail d’organisations au champ d’intervention plus ou moins spécialisé. La coopération entre le syndicaliste et l’écologiste. La multiplication des passerelles entre mouvements.
Ceci dit, on peut évidemment mentionner quelques axes de luttes qui affirment aujourd’hui une actualité particulière. A commencer par le nucléaire, tant militaire que civile. Du fait, dans les deux cas, d’une « ouverture » internationale (fin de la guerre froide, déclin affirmé de l’énergie atomique, notamment en Europe) combinée à l’annonce de nouveaux dangers (prolifération de la bombe classique et recherches franco-américaines sur les armes de demain, volonté française de produire une nouvelle génération de centrales et enfouissement des déchets). Le XXIe siècle est en jeu. C’est bien maintenant que la décision politique doit être prise : sortir du nucléaire.
Entre radioactivité et effet de serre... En matière énergétique, on ne saurait ignorer le lobby des pétroliers au nom du combat antinucléaire (ou vice versa). En ce domaine comme en bien d’autres, il nous faut donc opposer à l’ordre dominant une alternative d’ensemble (incluant les économies massives d’énergie, la mise en œuvre de combinaisons appropriées de ressources énergétiques, la refonte des transports et de l’urbanisme, etc.).
Autre terrain d’urgence, la crise de l’eau qui se manifeste tant au Sud (où des populations croissantes n’ont pas accès à l’eau potable) qu’au Nord avec, comme en France, aggravation des pollutions (dues en particulier à l’agro-industrie), privatisation de ce secteur économique et explosion socialement insupportable des coûts. La gestion de l’eau, ce bien public dénaturé, apparaît ici comme un véritable cas d’école. D’un côté, même dans un pays tempéré et bien arrosé comme le nôtre, l’accès à l’eau potable devient un problème social, parfois dramatique. De l’autre, de gigantesques puissances privées se sont constituées, qui nous imposent maintenant leur loi et ont donné naissance à des multinationales pénétrant la finance ou la communication : la Générale des eaux devenue Vivendi et sa soeur ennemie devenue Suez-Lyonnaise. Le droit à l’eau (comme aux transports ou à l’énergie) exige la mise en œuvre d’une véritable politique publique. Il montre à quel point la notion de service public doit être aujourd’hui revalorisée et étendue (tout en étant renouvelée et démocratisée), à l’encontre les logiques néolibérales incarnées par l’Organisation mondiale du commerce ou, en Europe, par le traité d’Amsterdam.
En France, toujours, le sort malheureux fait au plan européen Natura 2000 et la veulerie des députés face au lobby de l’ultrachasse (lors du vote de la loi sur la chasse aux oiseaux d’eau) montrent à quel point la protection des espèces et la revitalisation des écosystèmes restent l’enjeu d’un très difficile combat. Alors que l’on sait l’importance de ces questions tant sur le plan culturel (dans les rapports sociétés humaines/nature) que scientifique (dans le progrès des connaissances) ou global (dans le maintien d’équilibres au sein de la biosphère qui nous soient favorables).
On est encore loin d’avoir fait le tour des terrains de lutte, mais terminons-en en mentionnant un dernier thème d’actualité brûlante, la question des organismes génétiquement modifiés. La mise au point du brevet « tueur » Terminator, qui stérilise les grains tout en autorisant une récolte, illustre jusqu’à la caricature la logique propre à l’agro-industrie : imposer sa loi aux producteurs et aux consommateurs, avec pour objectif majeur le profit capitaliste (et le pouvoir). On connaît déjà les conséquences sociales, profondément antidémocratiques, de ce mode de « développement » ; on peut à juste raison craindre ses conséquences environnementales. Là encore, un seuil qualitatif est en train d’être franchi dans la marchandisation ultime du vivant par ces apprentis sorciers qui nous dominent.
* Comment vois-tu l’avenir de l’écologie radicale ?
P. Rousset - Je pense qu’il reste encore beaucoup à faire pour assurer la rencontre de l’écologique et du social dans les consciences, les luttes, les programmes, les organisations. Pour que les mouvements qui se réclament du marxisme, du socialisme, du combat social intègrent réellement la problématique écologique. Mais aussi pour que les mouvements écologistes qui ne sont pas de tradition marxiste intègrent réellement la problématique de la transformation sociale. J’ai essayé d’introduire cette question dans mon article « Le vert et le rouge face à la crise socio-écologique », parut dans la revue Ecologie et politique n° 22, au printemps 1998.
Le processus est engagé, mais il est loin d’être achevé. Il modifiera bien des lignes de partage, telles qu’elles sont actuellement perçues, par exemple entre les courants dits « antropocentrés » et les courants dits « écocentrés ». On trouve en effet chez les premiers des conceptions antagoniques de l’humanisme (indifférentes à la vie et incapable d’intégrer la problématique écologique, ou au contraire respectueuses de la vie et ouvertes à l’écologie). Comme on trouve, chez les seconds, aussi bien des courants progressistes et humanistes (mais qui soulignent la dépendance humaine vis-à-vis des écosystèmes) que des courants (potentiellement) réactionnaires et anti-humanistes.
D’un point de vue politique, il importe au premier chef d’assurer « l’indépendance sociale » du mouvement écologiste, de même qu’il faut préserver « l’indépendance de classe » du mouvement syndical et social. Or, cette indépendance est menacée de multiples façons. Du fait des faiblesses internes de la mouvance écologiste d’abord (à savoir l’absence fréquente de clarification programmatique, un enracinement social trop superficiel, une tradition de replis sur soi...). Ou, très directement, parce que la grande industrie et des institutions comme la Banque mondiale dégagent des moyens financiers notables pour coopter et neutraliser les organisations non gouvernementales en général et les écologistes en particulier. Il était, de ce point de vue, symptomatique que la principale décision concrète prise à Rio, lors du sommet de la Terre en 1992, ait été de confier la gestion du fonds sur l’environnement à la Banque mondiale !
Sur cette question essentielle de l’indépendance du combat écologiste, l’intégration en Europe de bon nombre de partis « verts » à des gouvernements fait évidemment problème - vu que ces gouvernements continuent à définir leurs orientations dans le cadre du néolibéralisme, tant dans le domaine social qu’environnemental. Comment ces partis pourront-ils réaffirmer leur volonté de rupture avec les logiques politiques et économiques dominantes, tout faisant leur la solidarité gouvernementale ? L’expérience passée de la social-démocratie, puis de la gauche social-démocrate et enfin aujourd’hui des PC intégrés à la gauche gouvernementale ne pousse pas ici à l’optimisme.
Pour aller de l’avant, il nous faut poursuivre la réflexion au fond, favoriser la collectivisation des expériences et l’assimilation des connaissances indispensables au combat écologique. Mais c’est probablement d’abord en favorisant la convergence des luttes sociales et environnementales que l’on pourra progresser. Des rencontres ont ainsi été organisées entre le réseau Sortir du nucléaire et des syndicalistes d’EDF-GDF. Mais nous avons ici pris beaucoup de retard, en France, par rapport à des pays comme le Brésil (patrie de l’écologie populaire) et l’Espagne (où syndicats et associations écologistes coopèrent bien plus fréquemment et bien plus efficacement que chez nous). C’est le versant sombre de notre réalité hexagonale. Mais cela veut aussi dire - versant lumineux - qu’il nous suffit de combler ce retard pour réaliser un progrès important !
Pierre Rousset