C’est l’histoire d’un fiasco. Celui de la privatisation de l’eau à Manille, capitale des Philippines. Les promoteurs du projet – au premier rang desquels la Banque mondiale – promettaient l’eau courante à davantage d’habitants, une amélioration de la qualité de l’eau ou encore une meilleure maintenance du réseau grâce à l’apport de fonds privés et donc moins de pertes. Sept ans après, les résidents de Manille doivent déchanter. Dans la zone ouest de la métropole gérée par la société Maynilad (en partenariat avec la française Suez-Lyonnaise des Eaux), « le prix de l’eau au robinet a quadruplé », relate Agnes Chung Balota. La société en charge de l’est de la ville s’en tire relativement mieux. « Ce qui n’est pas difficile », ironise la Philippine. Activiste du réseau Bantay Tubig, elle était invitée récemment à Genève par la section suisse de l’Organisation internationale pour le droit à se nourrir (FIAN) et le Centre Europe-Tiers monde (CETIM). Bantay Tubig est né il y a deux ans après les premiers déboires du nouveau mode de gestion de l’eau à Manille.
RETOUR DU CHOLÉRA
Malgré l’augmentation drastique de ses tarifs, Maynilad serait aujourd’hui en faillite si l’Etat n’avait pas volé à son secours. Vu la situation de l’entreprise, les investissements nécessaires à la modernisation du réseau ont été remis à des jours meilleurs. Résultat : il y avait six fois plus de fuites en 2002 qu’en 1997. A la même date, 8,7 millions d’habitants étaient formellement connectés au réseau d’eau potable contre 7,3 millions cinq ans plus tôt.
« Faible pression au robinet, très peu d’heures dans la journée où l’eau coule… Les familles de Manille se lèvent à minuit ou aux aurores pour faire des réserves car le service n’est pas assuré en continu, spécialement dans les quartiers élevés et populaires de la ville », accusait Carla Montemayor, également de Bantay Tubig, lors du contre-G8 à Annemasse en juin 2003. Selon elle, 10% des revenus des ménages est désormais consacré au paiement de la facture d’eau.
MANSUÉTUDE DE L’ÉTAT
« Ce sont les gens sans l’eau courante qui souffrent le plus de la privatisation », continue Mme Chung Balota. En effet, les déshérités de Manille achètent le précieux liquide à des intermédiaires. A des prix trois voire cinq fois supérieurs à ceux pratiqués par Maynilad.
Cette inflation favorise le trafic. « Plus le nombre de revendeurs est élevé, plus le risque de contamination augmente », développe l’activiste. « Le choléra a refait son apparition à Manille même. Alors qu’aucun cas n’avait été déclaré depuis cent ans. »
Malgré les performances catastrophiques de l’entreprise, l’Etat n’a jamais remis en question la concession accordée à Maynilad. Bien au contraire. Lorsque la société plongeait à cause de la crise financière asiatique de 1997-1998, les autorités acceptaient sans sourcilier d’amender l’accord de concession. En octobre 2001, Maynilad obtenait ainsi que « les habitants compensent ses pertes en payant davantage leur eau courante. Cela faisait déjà six mois que la société ne payait plus ses droits de concession au gouvernement, tout en continuant à facturer ses services aux habitants de Manille », s’indigne encore Agnes Chung Balota. Qui rappelle que derrière Maynilad, on trouve – outre la Suez-Lyonnaise des Eaux – la société philippine Benpres, détenue par les Lopez, l’une des familles les plus influentes de l’archipel.
DEAL TRÈS SUSPECT
Toujours dans les chiffres rouges vifs au milieu de l’année 2002, Maynilad demande une nouvelle augmentation de ses tarifs. Cette fois, elle essuie un refus. Elle dénonce le contrat de concession et attaque en justice le gouvernement, réclamant des compensations pour les « manquements » des autorités. S’ensuit une longue bataille, dont l’issue sera décidée en coulisses.
Le 24 février 2004, l’Etat annonce qu’il est devenu l’actionnaire principal de Maynilad et qu’il passera l’éponge sur les 185 millions de francs suisses que lui doit l’entreprise. Entre temps, le très populaire sénateur Noli de Castro a annoncé qu’il briguerait le poste de vice-président aux côtés de Gloria M. Arroyo pour les élections de mai prochain. Ce proche de la famille Lopez constitue un renfort bienvenu pour la présidente actuellement malmenée dans les sondages, selon les observateurs.
« A qui profite cet arrangement, à part Maynilad, les Lopez et peut-être la présidente Arroyo ? » se demandait le porte-parole de Bantay Tubig, dans un communiqué daté du 1er mars. L’opposition n’a pas manqué de faire le lien entre le « deal » et les élections présidentielles à venir.
Cité par le journal philippin Buisness World [1], un porte-parole de la présidence a appelé l’opposition à « soutenir les mesures du gouvernement pour le bien commun des consommateurs d’eau », plutôt que de polémiquer à des fins électoralistes. « C’est bien un enjeu de la campagne, pouvait-on lire dans le communiqué de Bantay Tubig. La question de Maynilad concerne non seulement des millions d’habitants de Manille mais aussi tous les contribuables philippins. »