Ce fut beaucoup plus qu’un attentat faisant couler sang, larmes et encre, infiniment plus qu’un aléa d’une guerre entrant dans sa dixième année. Ce fut une chimère explosée, une illusion dynamitée. Une brutale injonction rappelant les Afghans à leur statut de peuple damné. L’assassinat, le 20 septembre à Kaboul, de Burhanuddin Rabbani, émissaire en chef chargé du dialogue avec l’insurrection, plombe tout espoir de paix à court ou moyen terme.
Le calvaire afghan se poursuit donc, inexorable. Une décennie de guerre contre les Soviétiques (les années 1980). Une deuxième décennie de guerre civile (les années 1990). Une troisième décennie de guerre contre l’OTAN (années 2000). Sont-ils nombreux, les peuples, sur cette terre, à être pareillement enchaînés à la fatalité des armes ?
On n’a pas fini de parler de cet attentat. Exceptionnel, il l’est d’abord par la personnalité de la victime : ex-président d’Afghanistan (1992-1996), M. Rabbani est la plus haute figure politique à avoir été assassinée depuis le déclenchement de la guérilla des talibans. Qu’il ait été mandaté par le président Hamid Karzaï pour explorer les voies d’un règlement pacifique ajoute à la dimension symbolique de sa mise à mort.
Ainsi les choses deviennent-elles subitement claires. Ces derniers mois, la rumeur enflait, la fièvre montait à propos de prétendus « contacts » entre, d’un côté, le gouvernement afghan et les officiels de l’OTAN et, de l’autre, des chefs talibans. Dans les capitales occidentales, les échos de ces mystérieuses tractations étaient relayés à dessein pour accréditer l’impression d’une sortie de crise maîtrisée : le départ d’Afghanistan des troupes de l’OTAN, censé s’échelonner entre 2011 et 2014, s’accompagnera d’une solution politique négociée afin d’éviter de livrer le pays au chaos. L’insurrection, susurrait-on, marquait le pas, et ses chefs fatigués allaient saisir la magnanime branche d’olivier qu’on leur tendait.
La réponse est venue dans un éclat de sang. Les talibans ne veulent pas discuter dans les circonstances actuelles. Certes, ils n’ont pas formellement revendiqué l’attentat. Mais ils n’ont pas démenti non plus leur responsabilité, au grand désespoir des optimistes qui escomptaient de leur part un déni, une protestation d’innocence, une main sur le cœur. A Kaboul, les observateurs les plus sérieux admettent que leur implication ne fait guère de doute.
Du coup, la jolie construction des Occidentaux s’effiloche. L’impatience de partir, sous la pression d’opinions publiques lassées du bourbier, nourrissait la hâte de négocier. Question : comment maintenant partir si vite si le dernier soldat laisse derrière lui un abîme ?
Exceptionnel par le message envoyé, cet attentat l’est aussi par la méthode utilisée. Aussi inédite que troublante. L’assassin, qui s’était présenté au domicile de M. Rabbani comme un émissaire taliban, cérémonieusement accompagné par des officiels du Haut Conseil de la paix (HCP) bernés par le complot, avait dissimulé une bombe miniature dans les plis de son turban. Il l’a déclenchée en donnant l’accolade à sa victime. Le tueur était un kamikaze au turban explosif. Dans l’arsenal suicidaire local, on connaissait la veste explosive, classique. Voilà désormais la coiffe piégée. La ruse est imparable. En Afghanistan, on ne fouille pas les turbans coutumiers, un geste qui tiendrait du sacrilège. Les adeptes de la guerre asymétrique ont trouvé là une intéressante brèche pour se glisser au plus près des cibles. L’innovation date précisément d’il y a trois mois. Le premier turban afghan piégé a explosé à Kandahar le 14 juillet.
Depuis, trois autres ont suivi. Le président Karzaï a saisi les conseils des ulémas pour leur demander de prohiber le recours à de telles pratiques « non islamiques ». Dans les rangs des talibans, on sent un évident embarras. Peut-être est-ce d’ailleurs la raison de leur silence. Car l’opinion afghane est choquée par pareille offense à la coutume. La guerre avait jusque-là son code d’honneur. Suprême tromperie, le turban explosant à l’accolade le bafoue.
La série des fâcheuses nouvelles ne s’arrête pas là. Cet attentat aura aussi révélé le dangereux amateurisme qui accompagne les prétendues « discussions » esquissées avec des interlocuteurs mal identifiés. Les Occidentaux et M. Karzaï sont si pressés de discuter qu’ils comblent d’égards n’importe qui. Une première méprise aurait dû sonner l’alarme. A l’automne 2010, un épicier de Quetta (Baloutchistan pakistanais), un imposteur se faisant passer pour le mollah Akhtar Mansour, numéro deux de l’état-major taliban, a été convoyé jusqu’à Kaboul par... un avion de l’OTAN.
Dans la capitale afghane, il a été reçu au palais par le président Karzaï. Il s’est fait remettre de l’argent avant de se volatiliser. Et quand le « contact » est bon, avéré, sérieux, des fuites le torpillent. Ainsi de Tayeb Agha, secrétaire du mollah Omar - chef suprême des talibans -, rencontré en début d’année par des Américains en Allemagne et au Qatar. Le plus grand secret aurait dû entourer ces réunions. Or l’information a été éventée par de mystérieuses sources. Résultat : le lien a été rompu avec Tayeb Agha, qui se cacherait en un lieu inconnu. Sabotage ? Entre balance et imposture - burlesque ou meurtrière -, la paix afghane tient de la triste chimère.
Fréderic Bobin