Depuis 1989 [1], nous sommes entré·es dans une période de réorganisation violente du capitalisme mondial, aux multiples rebondissements sous forme de crises et de guerres sans fin. Face à la brutalité de la dernière grande crise du capitalisme, les mobilisations sociales ont retrouvé une nouvelle vigueur au plan international mais sans réussir à bloquer, notamment en Europe, l’offensive des classes dirigeantes contre tous les acquis sociaux obtenus par les luttes après la seconde guerre mondiale ; sans parvenir non plus à imposer une autre politique centrée sur la satisfaction des besoins sociaux et non la recherche effrénée du profit [2].
Dans cette période tourmentée, le soulèvement des peuples dans le monde arabe depuis décembre 2010, pour la justice sociale, contre la répression, la corruption et pour les droits démocratiques a suscité un immense espoir, même si à l’heure où nous écrivons, nous ne pouvons pas encore en mesurer toutes les conséquences… D’ores et déjà, les préjugés racistes concernant ces peuples prétendument « soumis », incapables de se révolter pour la dignité et la liberté viennent d’être démentis de manière magistrale. Ce ne sont pas seulement les dictateurs de la région qui ont été saisis d’effroi mais bien l’ensemble des gouvernements et tout particulièrement ceux des anciennes puissances coloniales comme la France qui ont vu leurs alliés quitter le pouvoir, l’un après l’autre. L’intervention armée contre Khadafi peut faire illusion, peut-être, mais ne change rien à la volonté des grandes puissances de préserver leurs intérêts dans la région.
Contre le racisme
Espoir pour nous, récupération raciste pour d’autres qui travaillent au corps l’opinion publique sur le thème de l’« invasion » de l’Europe par des « hordes » d’immigrés ! Tout cela venant s’ajouter à l’instrumentalisation par la droite et l’extrême droite de la « défense » de la laïcité et de l’égalité entre hommes et femmes prétendument menacées par l’islam en France. Ne sous-estimons pas les ravages que peut occasionner ce genre de discours dans une population dont une proportion de plus en plus large fait directement les frais du néolibéralisme et de la crise capitaliste : chômage, précarité, peur, sont un terreau fertile pour la montée du racisme. En 2006, j’avais tenté de montrer comment les changements politiques depuis le début des années 1980 avaient abouti en France à une reconfiguration
des courants idéologiques qui peuvent influencer le féminisme, depuis 2002 notamment (Trat 2006). Le tableau était déjà complexe et préoccupant, il s’est encore compliqué depuis et est toujours très inquiétant.
D’un côté, une partie du courant « républicain et laïque », Ripostes laïques, a dérivé purement et simplement vers l’extrême droite en faisant une alliance avec le Bloc identitaire dont les références fascistes ne font aucun doute. Ils sont les coorganisateurs des « apéros saucisson-pinard » [3] ou des Assises sur l’islamisation de l’Europe en décembre 2010 et n’ont d’autres buts que de stigmatiser l’islam et les musulman·es [4]. Une féministe « historique » comme Anne Zelinsky s’est prêtée à ce jeu odieux, en intervenant dans ces fameuses assises.
Contre la racialisation de la politique
À l’autre bout de l’échiquier politique, un courant de la gauche radicale, pour dénoncer un racisme structurel propre à une ancienne puissance coloniale comme la France [5] privilégie une seule grille de lecture pour analyser l’ensemble des inégalités et conflits sociaux, celle du « postcolonialisme » ; ce qui les conduit à écrire « la race existe » [6]. Ainsi on pourrait quasiment tout expliquer, notamment la misère des populations immigrées ou de leurs descendant·es par le racisme cultivé par le colonialisme puis le « postcolonialisme ». Or s’il est indéniable que le racisme, tel qu’il existe en France aujourd’hui, puise en grande partie ses racines dans ce type de domination (mais pas seulement [7]), encore faut-il prendre en considération les effets ravageurs du capitalisme mondialisé sur l’ensemble des classes populaires dont font partie les jeunes identifié·es comme « Noirs » ou « Arabes ». Or, raisonner presque exclusivement en termes de « race », c’est homogénéiser les « Occidentaux » d’un côté et les colonisé·es de l’autre, sans prendre en considération les différenciations de classe au même titre que les discriminations racistes ou l’oppression de genre. À l’heure où l’extrême droite et la droite tentent par tous les moyens de faire croire que les problèmes économiques et sociaux pourraient être réglés en s’attaquant aux immigré·es et à leurs enfants (français ou non), voire à tous les étrangers, à l’heure de la montée du racisme et de la xénophobie, c’est une erreur politique majeure et gravissime que d’utiliser le même vocabulaire que celui des racistes, même si c’est pour dénoncer les processus de racialisation à l’œuvre dans la société.
De ce point de vue, l’usage de plus en plus banalisé par de jeunes universitaires de la notion de féminisme blanc ou occidental, sans guillemets, est extrêmement dangereux. Les dernier·es en date à le faire sont les coordinateur·rices du livre Féminisme au pluriel (Syllepse 2010). Dans « Féminismes : controverses et perspectives », article d’introduction, on trouve la phrase suivante : « Au fil des articles, un certain féminisme [lequel exactement, on ne le sait pas !] est sous le feu de la critique, comme étant l’outil des femmes blanches, hétérosexuelles, de classes moyennes et intellectuelles. » Phrase très générale qui confond allègrement les responsables des politiques européennes qui tendent effectivement à transformer l’Europe en une forteresse « blanche et chrétienne » et leurs opposant·es qui les contestent régulièrement comme lors de la campagne unitaire contre le Traité constitutionnel européen en 2005. Un tel verdict aurait nécessité une analyse approfondie, ou pour le moins une explication des termes utilisés. Ce n’est malheureusement pas le cas. Ainsi loin d’ouvrir un débat que les coordinateur·trices semblent appeler de leurs vœux, les auteur·es le closent avant même de l’avoir réellement commencé.
Cet usage inconsidéré du terme « blanc » prétend se nourrir de plusieurs références, en particulier des travaux d’Elsa Dorlin (2008) ou de Jules Falquet (2006) qui ont contribué à faire connaître en France les textes du Black Feminism tel qu’il s’est développé aux États-Unis entre 1968 et 1980. Ce courant du féminisme qui entendait s’inscrire dans la continuité des luttes des femmes noires contre l’esclavage et pour le droit de vote des femmes dès le début du 19e siècle est né au croisement de la radicalisation politique du mouvement noir après 1968 et de l’émergence du mouvement féministe. Un des groupes, le Combahee River Collective [8] (un groupe de féministes lesbiennes de Boston), explique sa naissance dans une déclaration rédigée en 1977, par la nécessité de se démarquer du « racisme et de l’élitisme » du mouvement féministe dominant et du sexisme largement présent chez les militants (noirs ou blancs) de la gauche radicale. Ce sont « leurs expériences et leurs désillusions » qui les ont poussées à s’organiser et à développer une politique « antiraciste, à la différence de celle des femmes blanches » et antisexiste « à la différence de celle des hommes Noirs et Blancs ». Elles invitent les femmes « blanches » à faire un retour critique sur l’histoire des luttes du 19e siècle marquée par la trahison d’une partie des féministes blanches qui ont préféré rejeter les femmes noires de leurs rangs (en les stigmatisant) pour gagner le soutien des femmes blanches du Sud, de la bonne société, racistes et ségrégationnistes [9]. En raison du contexte politico- culturel des États-Unis dans les années 1970, ces militantes insistaient sur le fait qu’elle ne pouvaient pas privilégier la lutte contre le sexisme, qu’il leur fallait en même temps lutter contre le racisme, en lien avec les mouvements politiques noirs. Elles ne pouvaient pas non plus adhérer à un principe de « sororité » qui masque les différences de classe entre les femmes « noires », catégorie la plus exploitée et la majorité des féministes issues des « classes moyennes » ; enfin elles étaient lesbiennes et voulaient lutter contre les normes hétérosexuelles qui régissent la société. Pour elles, tous « ces systèmes d’oppression sont imbriqués » et pas seulement juxtaposés. C’est pourquoi elles pensaient qu’un féminisme noir était indispensable : « La synthèse de ces oppressions crée les conditions dans lesquelles nous vivons. En tant que femmes Noires [10], nous voyons le féminisme Noir comme le mouvement politique logique pour combattre les oppressions multiples et simultanées qu’affrontent les femmes de couleur. » Faire entendre leurs voix tel était leur objectif, non pas en opposition systématique avec le féminisme « dominant » mais en alliance conflictuelle avec lui et les autres mouvements sociaux.
Un courant minoritaire du féminisme en France prétend plaquer cette analyse des militantes du Black Feminism sur le mouvement féministe de l’Hexagone ; pour Houria Bouteldja [11] (2006), le problème principal du féminisme « français » [12] serait toujours le racisme qui le traverserait, consciemment ou non [13] ; il serait ainsi complice de la politique « postcoloniale » de la France [14]. Pour preuve « sa » position concernant la question du voile depuis 2003. Claire Bataille est largement revenue dans un chapitre précédent sur cette question, mais il faut néanmoins rappeler à nouveau qu’il n’y a pas eu en 2004 « une » position concernant le voile ou la loi sur le voile. Il y en avait au moins trois (Trat 2004a). Qu’il ait fallu dénoncer le ralliement de Ni putes ni soumises à la politique de Jacques Chirac, puis à celle de Nicolas Sarkozy : nous ne pouvons qu’être d’accord ; qu’il faille aujourd’hui condamner Anne Zélinsky et certain·es militant·es prétendument de gauche pour leur complicité avec l’extrême droite, aucune hésitation ; qu’on soit en désaccord avec Élisabeth Badinter et d’autres femmes privilégiées pour qui la lutte féministe n’est plus à l’ordre du jour sauf dans les quartiers populaires des « démocraties occidentales » ou dans des pays sous lois musulmanes, pas l’ombre d’un doute, nous l’avons même écrit (Trat 2006). Mais tout cela ne justifie en rien la division simpliste et dangereuse entre « blanc·hes » et « indigènes » pour expliquer certaines divergences qui traversent le mouvement social sur de nombreuses questions, notamment sur celle du féminisme. C’est oublier également quelques différences (et leurs grandes conséquences) avec les États-Unis, ce qui est regrettable, pour qui prétend modifier le rapport des forces au profit des plus exploité·es et des plus opprimé·es.
Ce n’est pas la même chose de vivre dans un pays où l’esclavage et la ségrégation étaient inscrits dans la loi et ont structuré une large partie du territoire comme aux États-Unis et ce jusque dans les années 1960 et un pays où tous les citoyen·nes né·es en France sont censé·es être égaux et égales devant la loi. Certes, le travail forcé et la répression dans les colonies françaises n’avaient rien à envier à l’esclavage mais la majorité des anciennes colonies a conquis son indépendance il y a cinquante ans et le néocolonialisme aujourd’hui met en jeu des mécanismes complexes avec la complicité des classes dirigeantes nationales.… En France, il y a toujours un gouffre entre l’égalité formelle, la loi, les discours et l’égalité réelle. La question est donc : comment lutter pour éradiquer les inégalités structurelles de genre, de « race » et de classe liées entre elles par un système économique et social global qui reprend à son profit des inégalités qui, pour certaines, relèvent d’autres formations sociales ? La réponse nécessite d’articuler les luttes sur ces différents fronts dans la perspective de les faire converger sur une contestation globale d’un système qui n’a de cesse de diviser les opprimé·es et les exploité·es. Cela passe par des processus d’auto-organisation spécifiques, mais aussi par la participation dans des associations, syndicats, partis où tous ceux et toutes celles qui veulent changer la société puissent se retrouver indépendamment de leurs origines respectives. C’est cette orientation que nous avons défendue obstinément dans le mouvement féministe et que nous continuons à défendre. Nous y reviendrons.
Cela suppose de travailler à une alternative politique commune en bannissant de nos pratiques respectives les insultes qui aggravent les divisions et ne permettent en rien de dépasser les divergences inévitables entre les différentes composantes du mouvement social qui luttent contre la droite et l’extrême droite [15]. Dans ces conditions, traiter de « blancs » et de « racistes » les militant·es qui refusent d’assimiler le port du voile à un signe d’émancipation en soi est inacceptable. De même que la dénonciation de ceux et celles qui, par exemple, refusent de confondre le système des cultes reconnus qui prévalait sous Napoléon 1er et Napoléon III avec la laïcité qui garantit la séparation de l’État et des religions et le respect de la liberté de conscience.
Ce qui est à l’ordre du jour, au-delà des divergences, c’est la construction d’un front commun le plus large possible avec toux ceux et toutes celles qui, dans les multiples réseaux antiracistes, luttent pied à pied contre les expulsions de sans-papiers et pour le démantèlement de la législation sécuritaire et raciste instaurée en France et en Europe depuis de trop longues années [16] [Voir La ballade des sans droits].
Autre différence que devraient prendre en considération certaines jeunes féministes aveuglées par une rage qui se trompe d’adversaire : contrairement aux États-Unis, en France le mouvement féministe s’est posé, dès le début des années 1970, la question du lien entre la lutte féministe et la lutte des classes (Trat 2007) et celle de la solidarité avec les femmes étrangères ou sans-papiers (Lesselier 2007). Nous avons régulièrement écrit dans les Cahiers et ailleurs que « les femmes sont toutes opprimées mais de manière différente ». De ce point de vue, nous n’avons jamais cru à une « sororité » spontanée entre toutes les femmes, quelles que soient leurs appartenances sociales, qui les opposerait au bloc des hommes assimilés dans leur ensemble à de simples exploiteurs au même titre que les patrons. Ce qui nous a d’ailleurs longtemps séparé de la théorie de Christine Delphy pour qui le patriarcat était l’« ennemi principal » et qui refusait de s’inscrire dans une perspective de lutte contre les oppressions croisées. C’est en ce sens d’ailleurs que nous n’avons jamais utilisé la notion de « classe sociale des femmes » pour éviter d’homogénéiser abusivement le groupe des femmes ; la solidarité entre femmes ne peut naître que des luttes communes sur des revendications qui prennent en compte la situation des femmes les plus exploitées et opprimées. Christine Delphy, quant à elle, a refusé pendant très longtemps toute alliance avec des associations, partis ou organisations mixtes.
En écrivant cela, nous ne prétendons ni gommer les retours critiques indispensables sur le développement du féminisme en France, ni l’expérience spécifique que peuvent faire du racisme et du sexisme, des jeunes femmes dont les parents ou grands-parents ont été contraint·es d’émigrer. Et nous comprenons parfaitement que parmi elles, certaines souhaitent créer leurs propres structures, mais dans quelle logique ? Cultiver les divisions entre militant·es politiques et associatifs mobilisé·es contre la droite et l’extrême droite ? Ou réunir ces militant·es dans une perspective anticapitaliste, antiraciste, féministe, internationaliste et humaniste à vocation universelle ?
Relisons Franz Fanon notamment son livre Peau noire et masques blancs publié en 1952 ; en effet, tout en y revendiquant son statut de « Nègre » pour dénoncer l’oppression coloniale, il concluait par ces mots : « Moi l’homme de couleur, je ne veux qu’une chose. Que jamais l’instrument ne domine l’homme. Que cesse à jamais l’asservissement de l’homme par l’homme. […] Le Nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc. Tous deux ont à s’écarter des voix inhumaines qui furent celles de leurs ancêtres respectifs afin que naisse une authentique communication. […] Ma liberté ne m’est elle donc pas donnée pour édifier le monde du toi ? »
Josette Trat
Pour la partie II, aller à De nouveaux défis pour les féministes – partie II – (ESSF, article 22801).