Dans une petite chambre de Benghazi, de jeunes hommes et femmes travaillent à l’élaboration d’un journal d’opposition. “Le rôle de la femme en Libye”, annonce l’un des titres. Et l’on peut lire : “Elle est musulmane, mère de famille, soldat, manifestante, journaliste, bénévole, citoyenne.” Les femmes arabes peuvent se vanter d’avoir été tout cela à la fois, et bien plus, durant ces mois d’agitation qui ont secoué les pays arabes. Parmi les images les plus frappantes de cette période de révolte, il y a celles montrant des femmes vêtues de noir et en colère, des mers de visages féminins dans les capitales des pays du Maghreb, de la péninsule Arabique et de l’arrière-pays syrien. Elles ont manifesté pour un changement de régime, pour en finir avec la répression, pour qu’on relâche leurs proches. On les a également vues prononcer des discours lors de rassemblements, s’occuper des blessés, nourrir les manifestants qui occupaient Le Caire et Manama, ainsi que l’armée qui s’est improvisée dans l’est de la Libye.
Du Yémen à la Tunisie, en Egypte, en Libye, à Bahreïn et en Syrie, une chose est claire : après s’être organisées, après avoir manifesté, incité à la lutte, écrit des blogs, fait des grèves de la faim et parfois été tuées, les femmes arabes ont à peine progressé vers une plus grande égalité des sexes. Les femmes ont beau avoir soutenu le printemps arabe, reste toujours à voir si le printemps arabe soutiendra les femmes. Dès les premières grognes, en Tunisie, au tournant de cette année, il est devenu évident que l’image désormais désuète de la femme arabe servile, soumise et souvent cloîtrée à la maison allait devoir être corrigée. De l’élite des femmes tunisiennes instruites devenues docteures, avocates et professeures d’université à l’immense multitude de femmes diplômées mais sans emploi, toutes ont joué un rôle clé dans le soulèvement déclencheur du printemps arabe. Au Caire, elles n’ont pas seulement grossi les rangs des manifestants, elles ont aussi contribué à transformer un moment sur la place Tahrir en véritable mouvement. Elles ont participé à la distribution d’aliments, de couvertures, elles ont apporté de l’aide médicale et contribué à l’organisation des tribunes. Au Yémen, c’est une jeune femme, Tawakul Karman, qui a mené les premières protestations, sur le campus d’une université, contre le long règne d’Ali Abdullah Saleh. Karman s’est fait connaître comme une des leaders de la révolution qui bat toujours son plein dans le pays.
A Bahreïn, des femmes ont fait partie de la première vague des opposants qui ont occupé – certaines avec leurs enfants – la place de la Perle, dans la capitale du royaume, pour réclamer le changement. Plus tard, le mouvement bahreïni a trouvé un leader de prestige en la personne de Zainab Al-Khawaja, la femme qui a entamé une grève de la faim après les violences subies par son père, son mari et son beau-frère et leur arrestation. “Les femmes ont joué un rôle extrêmement décisif cette fois-ci et ont risqué leur vie”, souligne Nabeel Rajab, président du Centre pour les droits de l’homme de Bahreïn. “Elles se sont occupées des blessés dans la rue et les ont soignés chez elles, car elles avaient peur de les emmener à l’hôpital.”
En Libye, des mères, des sœurs et des veuves étaient également en première ligne : après le massacre de prisonniers dans une prison en 1996, elles ont manifesté [les 15 et 16 février, donnant l’élan à la révolte du 17 février] devant le palais de justice de Benghazi pour protester contre l’arrestation de leur avocat. Mouna Sahli, enseignante de littérature à l’université Garyounis de Benghazi, dont le beau-frère est mort dans la tuerie qui a eu lieu dans la prison, témoigne : “Quelqu’un m’a donné une pancarte. Je n’étais même pas sûre de ce que je devais en faire, car je n’avais jamais rien fait de tel auparavant. J’en ai même oublié de cacher mon visage pour ne pas être reconnue.” En Syrie, des centaines de femmes sont sorties dans les rues de Baniyas pour dénoncer les détentions arbitraires de beaucoup d’hommes. Au Yémen, lorsque le président Saleh a critiqué la mixité des manifestations en affirmant que ça allait à l’encontre de l’islam, des milliers de femmes sont sorties dans la rue pour lui montrer qu’il avait tort.
Durant la révolution tunisienne, les femmes ont également été victimes de la répression policière. Dans les zones rurales autour de Kasserine, certaines ont même été violées par la police après les manifestations. De nombreux viols ont également été enregistrés en Egypte en plein tumulte, dont notamment celui d’une journaliste sud-africaine de la chaîne américaine CBS. Une autre affaire a provoqué des remous à Tripoli, où une femme, Iman Al-Obeidi, a révélé s’être fait violer par une quinzaine de militants pro-Kadhafi. A Bahreïn, de nombreuses femmes ont été arrêtées, dont au moins neuf médecins et quatre infirmières. Au Yémen, Tawakul Karman a été détenue durant quarante-huit heures pour avoir commis l’outrage de conduire seule la nuit, ce qui était une “humiliation” pour les soldats qui l’ont arrêtée. Cependant, dans certains cas, les femmes ont pu protester avec une certaine impunité, voire tirer un avantage de leur statut. “Depuis le début, la police antiémeute s’est montrée extrêmement brutale, mais les femmes ont tenu bon et continué d’agiter leurs drapeaux devant eux”, a commenté Maryam Al-Khawaja, militante des droits de l’homme à Bahreïn.
Agressées physiquement
En Syrie, le contraire s’est produit : les femmes ont battu en retraite face aux violences. Le 16 mars, une manifestation non violente dirigée contre le ministère de l’Intérieur et organisée par les familles des prisonniers de Damas a abouti à des arrestations et à des agressions physiques, n’épargnant ni les femmes ni les enfants. “J’ai été frappée plusieurs fois, mais j’ai réussi à m’en sortir”, a témoigné la fille d’un éminent prisonnier politique qui a tenu à ne pas dévoiler son identité. A Damas, une autre jeune femme, sous couvert d’anonymat, a confié : “Depuis le début il y a eu des tirs, et les hommes avaient peur que leurs mères et leurs sœurs ne soient blessées. Certaines femmes craignaient aussi pour leur propre vie.” Elle a ajouté que la plupart des mouvements de protestation sont partis des mosquées, lieux encore majoritairement masculins. “De nombreuses femmes plus jeunes sortent dans les rues, notamment lors des mouvements de contestation universitaires, mais je pense que certaines d’entre elles n’ont pas conscience du rôle crucial de leur participation.”
Mais toutes les femmes ne sont pas en faveur d’un changement de régime. Des femmes yéménites ont bruyamment manifesté pour apporter leur soutien au président Saleh. Dans l’ouest de la Libye, des femmes ont déclaré leur loyauté envers Muammar Kadhafi, le “guide de la révolution”. Lors des rassemblements, elles le saluent par des slogans, des chants et des youyous, et sont généralement séparées des sympathisants masculins.
En avril, on a pu voir des centaines de ses sympathisantes réunies devant le palais du colonel Kadhafi, tard le soir, pour s’ériger en boucliers humains. Bien maquillées sous leur foulard, on aurait dit qu’elles étaient de sortie en ville – ce qui, d’une certaine manière, n’était pas tout à fait faux. Lors de l’apparition de la fille de Kadhafi, Aïcha, 34 ans, sur le balcon d’un immeuble criblé de balles, venue s’adresser à la foule, elles se sont déchaînées. Aïcha est une icône aux yeux de beaucoup de jeunes femmes libyennes : elle est chic, elle a le sens des affaires, elle est blonde et elle a un penchant pour les vêtements de créateurs. On la surnomme la Claudia Schiffer de la Libye.
Aïcha, seule fille sur les sept enfants de Muammar Kadhafi, est la femme la plus en vue du pays. Le gouvernement libyen compte également une femme à la tête du ministère chargé de la femme, de la famille et de l’enfance, mais c’est l’exception qui confirme la règle. Une seule femme fait partie du bataillon de fonctionnaires chargés de s’occuper des médias étrangers. Certaines femmes se sont engagées dans l’armée, mais n’ont pas le droit de combattre. Le “guide” Kadhafi est lui-même connu pour entretenir une garde personnelle constituée de plusieurs femmes. Comme c’est le cas dans de nombreux pays arabes, les femmes libyennes de la classe moyenne ont généralement fait des études supérieures et sont très présentes dans les professions de la médecine et du droit. Néanmoins, leurs sœurs plus pauvres sont réduites à être cloîtrées chez elles et soumises.
Il n’a pas été question d’égalité des sexes pendant le printemps arabe. Toutes les femmes des pays impliqués vous le diront, même si bon nombre d’entre elles craignent que tous les risques qu’elles ont pris ne soient pas récompensés et que les hommes, bien contents de voir les femmes manifester pour la liberté, ne le soient plus autant lorsqu’il s’agira de voir celles-ci siéger au Parlement ou participer au gou ver nement et aux conseils d’administration des entreprises. Une manifestante égyptienne a même dit à Catherine Ashton, la haute représentante de l’UE pour les Affaires étrangères, qui s’est rendue récemment sur la place Tahrir, au Caire : “Les hommes étaient bien contents que je sois là pour réclamer le départ d’Hosni Moubarak. Mais, maintenant qu’il est parti, ils veulent juste que je rentre chez moi.”
Lorsque la nouvelle Constitution a été adoptée, en mars, rien n’a été mentionné concernant l’égalité des sexes. Rebecca Chiao, fondatrice de l’association pour les droits des femmes Harassmap, estime qu’il existe déjà une réaction violente contre l’égalité hommes-femmes. “Une campagne de propagande est actuellement menée contre nous. Ils affirment que ce n’est pas le moment de défendre les droits de la femme, et c’est ce qui m’inquiète.” D’après le lobby féministe tunisien, le véritable combat commence maintenant, avec l’apaisement de la révolution. Parmi les jeunes diplômés et sans emploi – dont les revendications ont servi d’étincelle pour embraser le pays –, les deux tiers sont des femmes. L’inégalité des salaires et des lois sur l’héritage, qui favorisent les fils, est toujours aussi scandaleuse. Toutefois, la première bataille portera sur les femmes au sein de la politique. Au début du mois d’avril, la commission chargée de réformer le paysage électoral de la Tunisie pour les prochaines élections a voté en faveur d’une parité hommes-femmes de 50 % sur les listes électorales. L’un des principaux partis d’opposition, le Parti démocrate progressiste (PDP), de gauche, compte déjà une femme à sa tête, la biologiste féministe Maya Jribi. Ses militants espèrent que d’autres suivront le mouvement.
Propagande stratégique
Leila Hamrouni, professeure dans un lycée d’une banlieue pauvre de Tunis, sera probablement candidate pour le parti Ettajdid. “Nous devons absolument nous battre pour obtenir la parité aux prochaines élections, car je crains qu’elle ne soit pas appliquée correctement. Les plus petits partis affirment qu’en principe l’idée est excellente, mais que dans la pratique il n’y a pas assez de femmes ‘com pétentes’. C’est n’importe quoi ! Même dans les zones rurales, on peut trouver des femmes qui sont avocates, professeures ou docteures. Sous Ben Ali, le régime comptait beaucoup trop d’hommes qui étaient loin d’être brillants. Pourtant, dès qu’on aborde le sujet des femmes dans la politique, tout le monde parle de compétences. Ben Ali s’est servi de la question des droits des femmes pour être bien vu du monde occidental, alors qu’il ne cessait de porter atteinte aux libertés et tournait le dos à la démocratie. Certains hommes pourraient désormais nous dire : ‘Regardez ce que vous avez. Qu’est-ce que vous voulez de plus ?’ Et il est difficile d’expliquer que, derrière toute cette propagande stratégique, nous avons encore beaucoup de raisons de nous battre.” Khadija Cherif, sociologue et professeure d’université, est membre de l’influente Association tunisienne des femmes démocrates et siège à la commission qui rédige actuellement la loi électorale. Environ 20 % des membres de la commission sont des femmes. “Les femmes ont joué un rôle crucial, pas seulement au moment de la révolution, mais déjà des années auparavant, en soutenant les mineurs en grève ou en organisant l’occupation d’usines de textile. La reconnaissance de leur rôle doit désormais se faire par l’égalité des sexes dans le monde de la politique.” L’une des inquiétudes de la gauche laïque, c’est que le retour au pou voir des partis islamistes risquerait d’entraver de nouveau les droits des femmes en Tunisie. Le parti islamiste Ennahda, qui avait été interdit [dans les années 1990], assure de son côté qu’il n’a pas l’intention de restreindre les droits des femmes.
Ailleurs, pourtant, les femmes sont catégoriques : dans cette révolution, il était question de changements de régime, pas de revendications féministes. “Durant ce soulèvement, hommes et femmes réclamaient les mêmes choses”, estime Mervet El-Zouki, une habitante de Benghazi. “Nous voulons pouvoir dire ce que nous pensons, être nous-mêmes, être des Libyens. Nous demandons la liberté sur tous les points : psychologique, social, économique. Nous voulons une histoire qui finit bien, en nous débarrassant de cette famille de fous qui contrôlait tout ce que nous faisions.” Bahraini Noor Jilal ajoute : “Les femmes ne protestent pas pour leurs propres droits, mais pour ceux de tous.”
Néanmoins, Faizah Soulimani, 29 ans, leader durant les soulèvements au Yémen, laisse entendre que, bien que les femmes n’en appellent pas à l’égalité des sexes dans le pays, elles ont toutefois été prises beaucoup plus au sérieux par les hommes grâce à leur participation impressionnante dans les mouvements de contestation. “Nos revendications sont à peu près les mêmes que celles des hommes, souligne-t-elle. A commencer par la liberté, l’égalité dans la citoyen neté et un rôle plus important des femmes dans la société. Les femmes ont pu toucher un brin de liberté sur la place du Changement, où elles ont été accueillies mieux que jamais auparavant. Leurs compagnons masculins dans cette lutte pour la liberté ont étonnamment bien reçu leur contribution au mouvement. Et pour la première fois ils les ont laissées libres d’être et de dire ce qu’elles voulaient.”
Xan Rice in Benghazi, Katherine Marsh in Damascus, Tom Finn in Sana’a, Harriet Sherwood in Tripoli, Angelique Chrisafis and Robert Booth