Le mardi 12 juillet à 16 heures, les rues habituellement très animées et bruyantes du centre du Caire sont inhabituellement calmes et sans trafic.
Alors que l’heure du coucher du soleil approche, des milliers de Cairotes se sont déjà précipités à la maison ou sont sur le chemin.
Plus tôt ce même jour, des commerces, banques et même le gouvernement égyptien ont renvoyé leurs employés chez eux avant la fin de la journée de travail, anticipant de violents heurts entre protestataires et forces de sécurité ou « voyous » (les balataguias) lors d’une marche d’un million de personnes appelée par différentes organisations de la jeunesse révolutionnaire et par des partis politiques.
Quoi qu’il en soit, à 21 heures, le centre du Caire est revenu à la normale avec ses files de trafic sans fin, ses coups de klaxon « gratuits » et ses hordes de piétons et de gens faisant des courses
La manifestation s’est déroulée calmement et de manière pacifique sans aucune confrontation ni incidents violents.
Sur la place Tahrir, le 12 juillet
Des dizaines de milliers de protestataires sont descendus sur la place Tahrir pour rejoindre et soutenir des centaines de campeurs qui font un sit-in sur la place, depuis le vendredi 8 juillet. Durant près de quatre heures, des foules en colère ont crié leur insatisfaction et leur ressentiment à l’égard du gouvernement du premier ministre Essam Charaf comme du Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA) qui, ensemble, ont dirigé le pays après l’éviction du président Moubarak le 11 février 2011.
Les manifestants accusent autant le gouvernement que le CSFA d’être très lents à répondre aux revendications de la révolution qui les a portés au pouvoir. L’exigence la plus urgente étant que plus de cinq mois après sa chute, le dictateur déchu soit enfin jugé et que les hommes responsables du meurtre de presque mille manifestants pacifiques, ainsi que de sérieuses blessures infligées à des milliers d’autres doivent à leur tour rendre des comptes. En effet, beaucoup de ces personnes continuent à occuper leurs postes au sein de la hiérarchie de la police.
Des millions d’Egyptiens sont eux aussi choqués par le fait que la brutale force de police nationale n’a pas encore été véritablement inquiétée – ce qui constituait pourtant une exigence fondamentale de la révolution – et qu’elle soit en train de retrouver peu à peu ses anciennes habitudes de violence et de torture.
Sur la Place Tahrir, depuis des podiums improvisés, tous les orateurs ont accusé le premier ministre Essam Charaf et le Maréchal Mohamed Tantaoui, l’homme qui est à la tête du CSFA, de ne pas entreprendre assez pour satisfaire les exigences sociales et politiques de la révolution.
L’incapacité du gouvernement à poursuivre les officiers accusés d’avoir tué et blessé des milliers de manifestants lors du soulèvement du 25 janvier contre l’ancien dictateur constitue le premier grief sur la liste de tous ceux que les protestataires ont amenés sur la place, le 12 juillet.
A un bout de la place, une jeune femme, âgée de 20 ans à peine, conduit un groupe de deux cents manifestants en criant des slogans contre les atermoiements autour du procès de Moubarak et de sa famille ainsi que d’autres symboles de la corruption. « Vous continuez à enquêter et à enquêter, mais nous savons déjà que Moubarak est coupable », crie la jeune femme, ralliant les gens en colère qui la suivent.
De l’autre côté de la Place Tahrir, un salarié d’âge moyen raconte à de nombreuses personnes que lui et beaucoup d’autres ont perdu confiance en le Conseil Suprême et ses promesses répétées d’honorer les objectifs et les mots d’ordre de la révolution.
Une famille de six personnes, les deux parents et leurs quatre enfants adolescents, fait et refait le tour de la place avec des pancartes bricolées qui reflètent l’humeur des manifestants de la place Tahrir et du pays en général. « Nous avons tenu grâce aux anti-douleurs. Nous n’accepterons plus d’aspirines ! » dit l’une des pancartes, en claire référence à la promesse de réforme faite par le Premier ministre depuis plusieurs mois déjà.
A 18 heures, deux mille manifestants ralliaient une marche, exceptionnellement disciplinée et bien organisée, qui voulait diffuser les messages de la Place vers les quartiers où réside le gouvernement, sur la rue Maglis Al-Shaab, distante d’à peine plus d’un kilomètre de la place Tahrir.
Des tas de jeunes gens montaient la garde devant des voitures parquées sur les deux côtés de Qasr Al-Aini, la rue historique du Caire qui relie la Place Tahrir et les bureaux du gouvernement, afin de prévenir tout acte de vandalisme. Pendant ce temps, les marcheurs conduisaient le cortège au son du chant « Selmeya, Selmeya » [« Pacifiquement, pacifiquement »], mais n’en continuaient pas moins à exprimer leur déception face à Charaf et au CSFA et à jurer de ne jamais oublier les sacrifices des martyrs.
Il n’y a eu aucune altercation entre les manifestants, les centaines de policiers anti-émeute et la police militaire montant la garde dans les quartiers des bâtiments gouvernementaux. Après avoir symboliquement délivré leur message, les protestataires sont retournés, sans incident, vers la place Tahrir.
Simultanément se sont déroulées des milliers de protestations et de marches dans d’autres villes telles qu’Alexandrie, Mansoura et Suez.
Le rapport entre pressions actives et concessions du pouvoir
Les manifestations du 12 juillet ont eu lieu après des semaines de tensions montantes entre les supporters de la révolution, d’un côté, et le gouvernement de Charaf ainsi que le CSFA, de l’autre.
Le vendredi 8 juillet, on a estimé à deux millions le nombre d’Egyptiens qui ont protesté au Caire, à Alexandrie et dans autres villes pour exprimer combien ils se sentent outragés face à ce qu’ils perçoivent comme étant, à travers le « gant de velours » du gouvernement, des agissements de personnages corrompus de l’ex-régime et d’officiers de police.
Les défenseurs de la révolution étaient aussi énervés par le fait que l’administration néglige la question de la « justice sociale », ce qui faisait pourtant partie des trois slogans-phares de la révolution. Ils se sont opposés à l’approbation d’un budget établi de façon si criante en faveur des riches, sur le dos des groupes à revenus moyens et bas, dans un pays où 40% de la population vit avec deux dollars par jour.
La relation entre le peuple et l’administration post-révolution est devenue particulièrement tendue à la suite d’événements récents où la police est intervenue brutalement, en utilisant gaz lacrymogènes et balles de caoutchouc contre des manifestants non-armés. Ce fut le cas le 28 juin dernier sur la place Tahrir contre des manifestants qui appelaient au respect des droits des familles des martyrs ou à Suez City où les ouvriers en grève de sept compagnies desservant le Canal de Suez organisent depuis des mois des manifestations de masse.
Dans les septante-deux heures qui ont précédé les manifestations du 12 juillet, le premier ministre Charaf a essayé de calmer la colère publique au travers de deux messages diffusés sur la télévision d’Etat égyptienne. Charaf y a promis de limoger les officiers accusés d’avoir tué des manifestants durant le soulèvement, de mettre en place des nouveaux gouverneurs, et d’honorer correctement les familles des martyrs et des blessés en leur apportant du soutien. Charaf a aussi juré de destituer divers membres de son gouvernement et d’installer des nouveaux ministres, plus réceptifs aux revendications politiques, sociales et économiques urgentes du peuple.
Mais en dépit d’une certaine sympathie que leur inspire le premier ministre, les manifestants ne croient pas en sa capacité de se livrer à des réformes significatives. Certains ont appelé à sa démission. D’autres, en revanche pensent que les concessions de Charaf, bien que timides et vagues, représentent une claire justification des initiatives prises par ceux qui ont décidé de se lancer dans des sit-in à durée indéterminée, afin de faire pression sur le gouvernement.
« Beaucoup de choses ont été entreprises, de réelles concessions ont été faites », a déclaré Emad Moubarak, un militant de longue date pour les droits de l’homme et la démocratie, à Ahram Online. Alors qu’il a insisté sur le fait que les sit-in et autres formes pacifiques de manifestations devaient être maintenues et multipliées, afin de « maintenir la pression », Moubarak a également dit qu’il pensait que l’on devrait aussi enregistrer les avancées et les fêter.
Il faisait ainsi écho à plusieurs critiques exprimées par des militants activistes auprès de Ahram Online, sur le fait notamment que l’agenda des protestations était conduit plus par des émotions que par des considérations politiques raisonnées. Moubarak en particulier ainsi que plusieurs autres activistes ont exprimé leur rejet de toutes formes d’escalade dans les actions, comme par exemple le blocus du bâtiment administratif de Mogamma [complexe de bâtiments dépendant du ministère de l’Intérieur] à Tahrir, ce qui va à l’encontre des intérêts du public. Selon eux, de telles actions risquent de retourner les gens contre les protestataires. Tard le soir, les manifestants sur la Place Tahrir ont décidé de lever le blocus de Mogamma une fois pour toutes.
Peu après 19 heures, les foules de la place Tahrir ont explosé de joie lorsqu’on a annoncé au moyen l’énorme système sono dispersé tout autour de la place que le très injurié vice-premier ministre Yahia El-Gamal venait de démissionner de son poste.
Alors que la nuit tombait déjà sur la place Tahrir, des milliers de gens continuaient à tourner de façon animée autour de la place, écoutant des discours, des discussions, des chansons et de la musique.
Beaucoup restaient cependant hésitants sur la manière d’interpréter les signaux contradictoires que le CSFA avait envoyés vers le public dans la déclaration faite au début de l’après-midi sur la chaîne télévisée d’Etat dans le cadre d’une conférence de presse. La déclaration avait combiné la réitération de la position officielle du CSFA sur le respect de la liberté d’opinion et de réunion avec un appel clair lancé en direction des protestataires à ne pas troubler l’ordre public. La majorité continuait à être furieuse contre le CSFA qui devait maintenant répondre clairement à l’exigence qu’aucun civil ne soit traduit devant une cour militaire, quel qu’en soit le prétexte.
Des membres de beaucoup de coalitions politiques qui avaient organisé la manifestation (la Coalition des Jeunes pour la Révolution, le Mouvement du 6 avril, des libéraux et des socialistes, etc.) se sentaient assez satisfaits de la tournure des événements.
Il est également à noter que seul un nombre très restreint de membres des jeunesses des Frères Musulmans ont pris part à la mobilisation à Tahrir et ailleurs. La direction des Frères Musulmans, qui représente la principale force politique du pays et continue à maintenir une politique de soutien non-critique à l’égard du CSFA, a refusé d’endosser ou même d’aider à mobiliser pour la marche du 12 juillet
A 9 heures du soir, les Cairotes ont appris que les manifestants de la place Tahrir avaient réussi à maintenir leur manifestation pacifique, malgré de nombreuses rumeurs concernant des violences imminentes. Des milliers de piétons et de voitures recommençaient alors à envahir les rues du centre du Caire. Comme c’est habituel lors d’un soir d’été à la douce brise, les gens sont retournés en ville pour faire des courses, se balader et faire « marcher » leurs klaxons.
Nombreux sont ceux à s’être rendus sur la place Tahrir, après avoir passé des points de contrôle tenus par des membres des comités populaires. Ces derniers ont gardé aussi bien la place que le Musée national depuis les premières heures du matin. Ces passants sont curieux d’apprendre ce que les révolutionnaires sont parvenus à accomplir et, ce qui est plus important, ce qui surviendra ensuite. Les habitués des sit-in les surnomment les « touristes »…
Mostafa Omar