La majorité (90 %) du personnel soignant est féminin. Il s’agit d’une constante dans les pays occidentaux. Parmi ces femmes, une forte proportion de personnes est d’origine étrangère : Africaines ou Sud-Américaines pour la plupart, Portugaises et Espagnoles aussi. Au sein des structures de soins s’exerce un système hiérarchique pyra samidal très sexué et, à son sommet, des hommes en quasi-exclusivité représentent la sphère dirigeante. Plus on s’approche de la base de cette pyramide, plus les femmes sont nombreuses, pour finalement retrouver la population des femmes de ménage, considérées socialement et au sein de l’institution « en dessous » des aides-soignantes. Cette « dernière » catégorie est exclusivement féminine.
Désavantages cumulés
Le métier d’aide-soignante est considéré comme féminin par son lien direct avec les tâches que les femmes sont censées maîtriser de manière innée. Historiquement, un métier est considéré comme féminin lorsque les fonctions professionnelles sont proches des qualités féminines dites « naturelles » (douceur, compréhension, agilité manuelle, patience). Il s’agit donc ici du care, cette activité professionnelle peu accaparante qui permet une conciliation des tâches ménagères et du bon maintien d’un foyer.
En revanche, l’autre pan des tâches des aides-soignantes concerne la manutention et la mise en mouvement, parfois très pénibles, des personnes dépendantes. Or les secteurs de la manutention et du traitement de charges lourdes sont traditionnellement des tâches masculines. De plus, les horaires coupés, l’obligation de travailler les week-ends et les jours fériés, parfois de nuit, ne sont pas les caractéristiques d’une tâche « peu accaparante ». Les aides-soignantes se retrouvent ainsi dans une situation de « contradiction de statut ». Elles appartiennent à une sphère socioprofessionnelle féminine, mais leur travail effectif n’y correspond pas. Cette situation peut devenir très complexe puisque les personnes qui la vivent ne peuvent pas revendiquer des droits propres à un statut social (mère célibataire, par exemple, qui aurait droit à un congé ou à un soutien du fait de sa situation). Ainsi ces femmes travaillent à la fois dans un secteur féminin bénéficiant d’une faible reconnaissance sociale et salariale et « comme des hommes », avec des tâches physiquement pénibles, sans facilitation d’horaires pour concilier vie de famille et vie professionnelle. Elles héritent des désavantages sociaux cumulés des hommes et des femmes. […]
Femme « de couleur » : un rôle bien particulier
L’autre forme de domination sociale présente dans les métiers peu qualifiés des soins concerne la « race ». Cette notion, souvent étudiée en parallèle avec celle de genre, permet de mettre en évidence d’autres caractéristiques prétendues « naturelles ». Les femmes suisses s’écartent des lieux de travail où elles risquent d’être particulièrement dominées et se dirigent plus volontiers vers les grands hôpitaux reconnus pour la qualité des soins ou pour l’importance donnée au rôle soignant. A l’inverse, dans les EMS, lieux dévalorisés dans l’univers médical, se trouve une forte proportion de femmes étrangères. […]
Les dominations ne se croisent pas seulement, elles s’imbriquent pour créer de nouvelles formes de dominations propres à chacune de ces combinaisons. Prenons le cas d’une aide-soignante camerounaise, donc francophone, Noire et femme. Elle n’est pas dans la même situation qu’une aide-soignante portugaise, blanche, mais non francophone. La couleur de peau crée un type de domination plus fort que la non-maîtrise de la langue d’une personne blanche et européenne. Pour bien comprendre les processus de racialisation menant à la domination, il importe de remonter à l’époque des grandes dominations raciales – l’esclavage et le colonialisme – et de rappeler que, depuis ces temps-là, il est inscrit dans les mentalités que la femme « de couleur » a un rôle social particulier : celui de s’occuper du bon fonctionnement de la vie des Blancs. Ces époques ne semblent pas complètement révolues. Un témoignage recueilli sur le terrain éclaircit ce concept :
« Tu vois, nous, on a un métier, mais ici, tout le monde s’en fiche. Ce qu’ils veulent (l’ORP), c’est qu’on travaille, ils ne veulent pas qu’on coûte aux Suisses. Alors à mon premier rendez-vous, la dame me dit : « Mais en dehors de votre métier (secrétaire), vous avez dû vous occuper de vos parents en Afrique, non ? » Alors moi je dis que oui, chez nous, c’est comme ça, depuis tout jeune, on s’occupe des aînés. Alors elle me dit : « Parfait, vous pourriez travailler en EMS, il y a beaucoup de personnes âgées dans des maisons ici, et vous, vous savez déjà vous en occuper, alors ça ira bien, vous avez l’habitude. » J’étais contente, c’est vrai que j’avais l’habitude, mais ici, ce n’est pas du tout comme lorsque je m’occupais de mes grands-parents ! Il y a plein de machines, de médicaments, de règlements. Moi je ne connaissais rien de tout ça. Au début, ça a été très difficile. »
Lors de ce rendez-vous, une racialisation du rapport social s’est effectuée. La future aide-soignante n’est pas une personne sans emploi qu’il faut aider à s’insérer professionnellement dans son domaine de compétences, mais une femme africaine avec des qualités innées, propres à sa « race » et à son sexe. Les soins dans lesquels elle a été orientée ne correspondent pas du tout à ses prétendues « qualités naturelles ». Elle a très concrètement dû apprendre un nouveau métier, mettant définitivement de côté ses compétences professionnelles antérieures.
Les tâches de care semblent « encore plus naturelles » chez les femmes d’origine africaine que chez les Occidentales. Ceci explique en partie la forte proportion de femmes d’origine africaine au sein des équipes soignantes « peu qualifiées ».
Claire Ansermet, chargée de recherche EESP