Buenos Aires,
Initié à Doha (Qatar) en 2001, le cycle de négociations de l’Organisation du commerce mondial pompeusement baptisé « Agenda de Doha pour le Développement » vient de se conclure à Hong Kong le 18 décembre 2005. Les représentants de 150 pays s’étaient réunis pour la VIe Conférence ministérielle dans une ville militarisée et secouée par les mobilisations populaires. Les résultats de ces négociations sont très modestes. Mais avant de les analyser, il convient de rappeler même brièvement les antécédents.
OIC morte-née et le GATT
Les origines des actuelles tendances à ordonner les transactions commerciales peuvent être recherchées en 1948, lors de la réunion à La Havane sur l’île de Cuba, lorsque les principaux pays dominant le commerce mondial ont cherché à imposer un ordre qui, décidé par les grandes puissances, éviterait au capitalisme mondial une nouvelle onde dépressive similaire à celle qui a commencé au début des années 1930. Ils ont ainsi donné naissance à l’Organisation internationale de commerce (OIC).
Toutefois, bien que les États-Unis étaient une des puissance qui prirent part à la réunion constitutive et certainement l’une de celles qui tireraient le plus grand profit du nouvel ordre, le Congrès de ce pays, sous pression des secteurs nationalistes qui craignaient de perdre des positions sur le marché intérieur, a refusé de ratifier les accords conclus.
C’est ainsi qu’est né l’Accords général sur les tarifs et le commerce (GATT), surgissant comme une solution de caractère transitoire. Ce caractère s’est étendu dans le temps et a régit les relations commerciales durant près d’un demi-siècle.
Le GATT a été l’expression et à son tour il a accompagné l’évolution économique et sociale des dites trente années glorieuses du capitalisme (1945-1975), considérées comme uniques et ne pouvant se répéter par les principaux historiens et économistes du monde. Au cours de ces années la préservation des marchés intérieurs, la limitation des mouvements des capitaux et celle des grandes multinationales, le quasi plein emploi et l’établissement des législations du travail progressistes ont été au centre des accords qui réglaient les échanges. Plusieurs de ces conditions ainsi que la capacité technologique et financière déterminaient les avantages comparatifs qui orientaient l’intervention des États sur le marché mondial.
La chute du taux moyen du profit à la fin des années 1960 et l’irruption des pétrodollars au début de la décennie 1970 ont mis fin au cycle glorieux de l’après-guerre. Ce cycle - il convient de le rappeler pour éviter les malentendus - ne fut cependant pas un lit fleuri, car les termes de l’échange se détérioraient régulièrement au détriment des pays dit du Tiers-Monde. Cela fut à l’origine des revendications d’un nouvel ordre international qui se sont développées au cours des années 1960 et 1970.
La nouvelle période, d’une durée de près d’un quart de siècle, caractérisée par la restructuration du capital, l’offensive contre le travail, la vulnérabilité des États nations et la récupération par le capital des marchés des dits pays du Socialisme réel, a fini par dévoiler les tendances favorables au libre commerce dans toute leur intensité, faisant émerger une nouvelle institution : l’Organisation mondiale du commerce (OMC), créée en 1995.
Ses fondements constitutifs sont aux antipodes de ce qui devait être l’OIC. Ils expriment les changements et les transformations opérés par la phase néolibérale du capital. L’OMC essaye d’imposer la libéralisation commerciale des marchés, prétendant contribuer ainsi au développement et à l’accroissement du niveau de vie des pays maintenant appelés « émergents ».
Néanmoins, dès la première réunion de l’OMC, en 1996 à Singapour, les questions relatives au droit du travail et à la protection de l’environnement ont été écartées de l’ordre du jour, avec l’argument qu’il ne s’agissait pas de sujets commerciaux. De même les définitions permettant de garantir l’équité des conditions de la concurrence sur le marché et dans les échanges ont brillé par leur absence.
Ce qu’en réalité on tente de dissimuler, c’est que toute cette architecture normative n’a pour but que de garantir l’intégration des affaires des entreprises multinationales et de soumettre à leurs intérêts tant la possibilité de développer des politiques nationales que la souveraineté même des États nations. C’est dans ce but que l’accent est mis sur la dérégulation des marchés, la liberté des mouvements des capitaux, la libre concurrence et la sécurité juridique garantie pour les capitaux.
L’articulation des relations commerciales sur la base des États nationaux qui les réglaient au moyen de traités a été remplacée par le soi-disant « système mondial » au sein duquel les questions commerciales ont la prépondérance. Ainsi, dans les conditions imposées par l’économie mondiale, une politique exportatrice permanente devient une nécessité pour les nations et, par conséquent, la compétitivité sur le marché mondial acquiert une signification chaque jour plus grande. Les « avantages comparatifs » du passé ont été remplacés par les « avantages compétitifs » d’aujourd’hui.
Une existence compliquée
Depuis sa naissance l’OMC a connu des contradictions internes profondes, exprimant d’une part le conflit inter-impérialiste entre les États-Unis, le bloc du Sud-est asiatique et l’Union européenne, et d’autre part la résistance, exprimée à divers moments et avec une intensité variable, aussi bien des pays du Sud que plus fondamentalement des organisations de la dite société civile mondiale.
Les fait les plus marquants de cette résistance peuvent être brièvement énumérés : le blocage français de l’Accord multilatéral d’investissements (AMI) ; l’échec initial du dit « cycle du millénaire » à Seattle en 1998, produit de la formidable mobilisation des syndicats états-uniens et canadiens et des mouvements sociaux de divers types, mais aussi des fortes contradictions entre les signataires de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA ou NAFTA) et l’Union européenne ; le dit « déraillement » de l’OMC à Cancún en 2003, c’est-à-dire le rejet de la proposition commune des États-Unis et de l’Union européenne concernant les subventions agricoles, l’apparition du regroupement « G20 », conduit par l’Inde et le Brésil et l’émergence d’un nombreux groupe de pays pauvres aux intérêts communs.
Après Cancún les grandes puissances ont redoublé leurs efforts pour parvenir à des accords régionaux, en particulier en Amérique latine. Mais la stagnation virtuelle des négociations se manifeste tant en ce qui concerne la ZLÉA (Zone de libre échange des Amériques) que les Accords entre l’Union européenne et le Mercosur - qui ne progressent pas -, ce à quoi il faut ajouter l’échec du récent Sommet des Amériques à Mar del Plata. Toutes ces instances de négociations, si elles sont hors du cadre de l’OMC, ne peuvent être analysées sans cette référence, comme à son tour l’OMC ne peut pas ne pas tenir compte de leurs résultats.
Malgré ces échecs cependant, les grandes puissances et en particulier les États-Unis ont avancé sur le terrain des accords bilatéraux, pays par pays, sans toutefois parvenir à obtenir un accord cadre qui généraliserait l’actuelle mosaïque des accords déjà tissés.
Le cycle de Hong Kong
Une fois de plus dans ce nouveau cycle - supposé être en faveur du « développement » - ce sont les subventions (1) que les pays développés (surtout les États-Unis, le Canada, l’Union européenne et le Japon) versent à leur agriculture qui ont été au centre des discussions. Il s’agit là d’aides financières directes à la production et des subsides aux exportations. Il faut y ajouter les barrières tarifaires et para-tarifaires opposées aux importations.
Mais ils ont également obtenu d’ajouter à l’ordre du jour les thèmes de la libéralisation du commerce et des facilités d’accès aux marchés non agricoles, celui des investissements, des commandes étatiques et la question des services.
Les subventions des grandes puissance ont pour but le soutien des prix sur leurs marchés intérieurs et génèrent une surproduction des céréales qui maintient des bas prix sur le marché mondial, nuisant aux autres pays exportateurs comme l’Argentine ou le Brésil. Bien sûr, le terme « surproduction » est un terme technique, socialement surdéterminé, alors qu’une importante frange de l’humanité souffre de malnutrition...
Cette question n’est pas simple. Sont en jeu des intérêts concrets et contradictoires, et non seulement ceux de l’agro-business états-unien et européen. Les grands pays exportateurs comme l’Argentine et le Brésil sont concernés. Et même la Chine, qui fait partie du G20, et qui est importatrice nette des céréales et en tant que telle profite des subventions qui maintiennent les bas prix internationaux, et aussi à son tour exportatrice vers les pays de sa zone d’influence, étouffant ces économies régionales.
En face, on trouve les agriculteurs européens, les « farmers » américains, les paysans coréens, indiens, colombiens, mexicains... regroupés dans Via Campesina. Cette organisation internationale s’est renforcée ces dernières années et est apparue publiquement au travers des Forums sociaux mondiaux de Porto Alegre. Pour ceux-là « Aucun accord n’est meilleur qu’un accord mauvais » - comme le dit le slogan de Cancún.
L’enjeu, c’est l’agriculture familiale et la souveraineté alimentaire de nombreux pays. Même pour un pays comme l’Argentine, qui profiterait largement de l’élimination des subventions, car il pourrait placer ses excédents à un meilleur prix, le résultat final serait le renforcement du modèle économique d’exportateur des matières premières, l’aggravation des tendances actuelles qui poussent vers la monoculture et finalement l’augmentation du poids du revenu agricole avec les conséquences politiques qui en résulteraient.
Les délégations des pays du Sud sont arrivées à Hong Kong avec la proposition que les subventions agricoles soient éradiquées dès l’année 2006. En échange elles acceptaient de discuter sur les accords d’ouverture des marchés non agricoles, de la mercantilisation des services, des investissements, des achats gouvernementaux. Il s’agissait là d’une attitude pour le moins irresponsable, livrant les marchés industriels, cédant la souveraineté et contribuant ainsi au renforcement du caractère « primaire » de leurs économies. Pour sa part, l’Union européenne soutenait une position inverse : elle mettait en avant ce dernier point pour ne discuter qu’ensuite des subventions agricoles.
Le débat ne pouvait avancer. A l’intransigeance du G20 s’est ajouté le G90 - un groupe de pays pauvres (il serait plus correct de dire appauvris) d’Afrique, d’Asie et des Caraïbes - qui a pris ses distances envers le projet du document final, alors que le Venezuela a menacé de ne pas le signer. Finalement, et pour éviter un nouvel échec retentissant, le G20 (2) a cédé devant les pressions des États-Unis, acceptant la proposition d’une diminution des subventions à l’exportation (un pourcentage insignifiant du total des subventions agricoles) à l’horizon de l’an 2013.
Cette décision constitue en pratique un retour des rapports entre les États-Unis et l’Union européenne à l’état d’avant Cancún sur ce sujet très sensible. C’est que pour les Européens la question des subventions agricoles dépasse ce qui relève de la seule production. Elles constituent le fondement de l’équilibre socio-politique de ces sociétés. Les éliminer pourrait conduire à des convulsions sociales d’envergure.
L’impossibilité de décoincer ce débat a rendu impossible (heureusement) les avancées sur les autres questions - les marchés non agricoles, les investissements et les services - et cela bien que les pays dominants aient offert des « appâts » sous la forme d’aide économiques visant à soutenir l’ouverture des marchés du Sud et faciliter ainsi la signature des accords. Il s’en est failli de peu que Cuba, les Philippines et le Venezuela ne rejettent même les termes d’un projet qui est resté inachevé sur ce terrain.
Les seules « avancées » concernent les brevets médicaux dans des situations critiques et la libéralisation du commerce de quelque 100 produits des 50 pays les plus pauvres de la planète, ce qui est peu.
Une nouvelle situation
Si à l’issue de Seattle, Cancún et Hong Kong il est possible de tirer un bilan, c’est que la résistance réelle, incarnée par la dite société civile mondiale, s’est développée de manière qualitative. Il ne s’agit plus d’une force multiforme déambulant de réunion en réunion, mais bien de l’expression de mouvements de résistance multiples, structurés et coordonnés dans chaque région. Il s’agit d’un ensemble pluriel d’organisations sociales, syndicales et juvéniles qui, depuis Seattle, ont conditionné toutes les négociations en les entourant d’actions militantes : mobilisations, contre-sommets, forums alternatifs, actions culturelles et affrontements avec les barrages de sécurité, de plus en plus militarisés, qui constituent le cadre des délibérations sur le libre commerce.
L’Amérique latine constitue une scène privilégiée de ces mobilisations. Son Alliance sociale continentale (ASC) agit comme un lien, cordonne et prépare les actions. Les consultations populaires menées dans divers pays, qui ont permis que s’exprime de manière ferme le rejet du libre-échange, de la militarisation de nos sociétés et du payement de la dette, en sont la preuve.
Les slogans « Cesser de contrôler le monde », « Le monde n’est pas une marchandise » (Seattle) et « Aucun accord n’est meilleur qu’un accord mauvais » (Cancún), ont été complétés à Hong Kong par « Dehors l’OMC », « l’OMC tue les paysans » et surtout « Arrêtons l’OMC ».
L’ensemble des contradictions et d’intérêts opposés a transformé cette VIe Conférence ministérielle qui devait être une pompeuse « célébration du dixième anniversaire de l’OMC » en un accord à minima, qui n’a même pas atteint le niveau de ce qui avait été discuté durant quatre mois à Genève. C’est l’unique réalisation dont a pu se prévaloir celui qui fut le délégué de l’Union européenne face au Mercosur, devenu depuis directeur de l’OMC, Pascal Lamy. Son « J’obtiens » sonne comme une solution de compromis pour éviter un nouvel échec après ceux de Seattle et de Cancún.
Le futur de l’OMC plonge ainsi dans une mer obscure. L’OMC est affaiblie et semble ne pas avoir assez de forces pour imposer son ordre. Cette impression - toute provisoire qu’elle soit - se fonde sur un triple constat :
– pour les pays qui dominent les échanges mondiaux l’OMC n’apparaît plus comme l’outil qu’elle était supposée être pour imposer leurs intérêts et ceux de leurs entreprises ;
– pour les pays du Sud le fait de l’avoir intégrée en tant que membres de plein droit, acceptant ses normes de fonctionnement, ne leur a pas servi à améliorer l’équité de leurs échanges ni pour se préserver devant les asymétries des économies les plus avancées ;
– pour les mouvements sociaux le libre-échange augmente les inégalités, détruit l’équilibre écologique et conduit aux guerres.
Ce qui est réellement sous-jacent à ce processus, c’est l’épuisement de la phase néolibérale du capital, dont l’OMC est une expression concrète. Les armes du néolibéralisme sont ébréchées. On le constate aussi en observant la situation sans issue de la guerre en Irak, ainsi que les tendances croissantes au sein même des États-Unis en faveur du retrait de leurs troupes. Et aujourd’hui plus que jamais la politique du libre-échange apparaît comme liée aux tendances militaristes et à l’unilatéralisme dans les relations internationales.
Dans ce contexte l’élan des pays qui pensaient pouvoir réformer l’OMC s’amoindrit et cède du terrain à ceux qui, comme les organisations de la société civile mondiale, questionnent son existence même. Cela crée les conditions pour un front autour d’une plate-forme commune. Une plate-forme qui ne pourrait que mettre en cause le libre-échange.
Cela ne veut pas dire que l’OMC va disparaître en un jour, au contraire sa mise en question est latente. Mais cela signifie que l’OMC, à l’image de tant d’autres institutions internationales, peut survivre sans plus s’avérer capable de réaliser des résultats concrets.
Bien sûr, tout va dépendre, comme toujours, de ce que les mouvements sociaux ne baissent pas les bras, qu’ils redoublent au contraire d’efforts et renforcent les mobilisations, qu’ils soient capables de conditionner aussi le G20 et de réaliser des alliances qui permettront de tirer profit des nouveaux rapports de forces qui s’annoncent.
Notes
1. Ces subventions sont estimées à plus de 300 000 millions de dollars par an.
2. Il faut remarquer que le G20 n’est pas complètement homogène et qu’il ne s’oppose pas au libre-échange, se limitant à vouloir le perfectionner et le rendre plus équitable (surtout au profit des grands exportateurs).