Un rude débat traverse la gauche de gauche. Face à la mondialisation libérale et à l’enlisement de l’Union européenne, il n’y a pas d’autre choix que de dé-mondialiser et de revenir à la régulation par la souveraineté nationale, disent les uns. La « dé-mondialisation » est un concept simpliste et une impasse dangereuse, disent les autres. Une autre mondialisation ou pas de mondialisation du tout ? Un seul monde ou un archipel de nations ? Et si les termes « vrais » du débat n’étaient pas ceux-là ?
La toute-puissance des marchés et la mondialisation forment un tout inextricable. La « globalisation » concrète est l’effet d’une double universalisation : celle de la marchandise et celle de la finance. L’intuition de Marx, formulée en 1848, s’est réalisée : le capital est devenu monde. C’est sa force : partout, ses normes sont devenues des impératifs catégoriques, au point de laisser croire que l’histoire et finie. C’est sa faiblesse : ses limites et ses crises ne sont plus celles d’un pays ou d’un groupe de pays (les « maillons faibles ») mais celle du système tout entier.
Nul, en aucun point du globe, ne peut échapper aux dilemmes fondamentaux : faut-il maintenir et développer le système dominant, l’adapter à la marge ou penser le processus de son dépassement ? Aucune autre question ne saurait se substituer à celles-là. Revenir à la situation antérieure ? Laquelle ? Nous avons connu le temps des impérialismes, puis celui des blocs ; le monde des nations séparées n’a jamais existé. En fait, le processus d’humanisation est tendanciellement un mouvement d’universalisation. Le problème est que, à ce jour, cette universalisation n’a été jugée pensable que sous deux formes enchevêtrées : le rapport des forces entre puissances et la régulation marchande. La canonnière et le comptoir… Il est temps de s’en sortir enfin.
« Le » politique est le lieu où des actions se tissent qui visent le maintien ou la modification de l’ordre établi. « La » politique est l’ensemble des pratiques organisées qui orientent ces actions dans un sens ou dans un autre. La politique doit-elle reprendre le pas sur la loi d’airain des marchés ? Voilà l’enjeu majeur de notre époque. Comment gérer la mondialisation ? Les dominants nous disent : par la conjonction de la concurrence libre et non faussée et de la « bonne gouvernance ». Les marchés financiers définissent les cadres généraux de l’action ; les « compétences » (les technocraties publiques et privées) mettent en notes la symphonie.
Toutes les structures territorialisées concourent à ce fonctionnement d’ensemble. Toutes : aucune n’est à l’abri de ce mécanisme ; aucune n’est à proprement parler plus responsable que d’autres ; aucune ne peut plaider non coupable. L’ONU qui accepte les diktats de puissance, l’OMC qui impose ses normes concurrentielles, les organismes financiers internationaux qui dictent leurs conditions aux Etats, la Banque centrale européenne qui régente les choix, la Commission et le Conseil européens qui ergotent sur leurs attributions, les Etats nationaux qui dérégulent opiniâtrement : toutes et tous sont responsables de ce que « l’inter-nations » n’est aujourd’hui rien d’autre que l’espace planétaire de valorisation du capital. Si le développement des capacités humaines est bridé, si l’équilibre écologique est menacé, si les inégalités explosent, toutes et tous en portent la responsabilité. Acteurs économiques et institutions, Union européenne et Etats-nations…
Comment s’en sortir ? En rétablissant l’idée que l’action humaine n’est soumise à aucune fatalité, mais repose sur la délibération, la décision et l’évaluation collective. La délibération suppose des choix libres et scrupuleusement informés ; la décision implique une souveraineté populaire, active et donc citoyenne ; l’évaluation doit être permanente et interactive. En bref, les maîtres-mots sont citoyenneté et démocratie ; ils ne relèvent pas d’un seul territoire. Or, sur ce plan, nous sommes un peu au milieu du gué. Pour l’instant, le cadre national reste le plus pertinent pour penser la politisation démocratique ; mais sa crise politique révèle son essoufflement. En sens inverse, le cadre supranational, continental et planétaire, est aujourd’hui le plus structurant pour la dynamique des relations économiques et des rapports sociaux ; mais il n’est pas un espace de politisation démocratique. La nation fut naguère la médiation la plus efficace entre un monde trop abstrait et des appartenances locales trop étroites ; elle reste un cadre fort, mais pour une part trop étroit. En respecter l’existence est nécessaire, mais ce n’est plus suffisant pour agir.
Dès lors, il devient dérisoire de disputer du lieu « premier ». Si nous renonçons à faire du supranational un enjeu de citoyenneté, nous le laissons au libre jeu des puissances et des marchés financiers. Si nous négligeons les potentialités démocratiques persistantes du cadre national, nous perdons un moyen d’agir dans le monde. Le plus raisonnable est de s’appuyer sur la nation en subvertissant les cadres économiques, sociaux et institutionnels de son existence, tout en s’attachant à politiser démocratiquement les espaces supranationaux.
Au fond, partout, il s’agit d’agir en même temps dans la même direction. Contredire une flexibilité qui gaspille les ressources par une délocalisation débridée et détruit les instruments de régulation du social. Casser la déréglementation qui empêche le choix démocratique de prendre la main sur les « forces obscures » du marché. Contrecarrer la logique privative, revaloriser la méthode publique et le service public, promouvoir la redistribution par l’impôt. Inverser la logique de concentration du pouvoir entre les mains des propriétaires et des supposées compétences, améliorer la représentation et favoriser l’implication citoyenne directe. Penser simultanément et de façon cohérente la transformation du cadre national, continental et planétaire : si nous ne le faisons pas, nous laissons aux forces dominantes le soin de fixer les règles. Nous renonçons à changer la société ; au mieux nous nous attachons désespérément à en contenir les pires dérives. Mais avec quelle efficacité et pour combien de temps ?
Ne nous divisons donc pas sur le subalterne. Ce que nous pouvons vouloir en commun, c’est libérer l’humaine condition des diktats des marchés, affirmer les mérites du partage contre ceux de la concurrence, prôner le bien commun contre l’esprit de lucre, la norme publique contre la norme marchande. Ce combat n’est pas celui d’un territoire, mais de tous. La nation n’est pas morte mais « l’inter-nations » ne suffit plus. Constituer le supranational en espace de politisation démocratique et en lieu de souveraineté : que nous le voulions ou non, que cela soit difficile ou non, nous sommes tenus d’y parvenir. Nous y mettrons le temps qu’il faut ; ne tardons pas à nous y atteler. Ensemble.
Roger Martelli, historien