Tout se concentrait, depuis le début de l’affaire DSK, sur la crédibilité de la présumée victime. Une enquête minutieuse devait être menée, émanant à la fois des avocats de l’accusé - et de leur légion de détectives - mais également des services du procureur, qui se devaient d’anticiper les découvertes de la défense afin de ne pas être déstabilisés lors d’un futur procès. Dans ce contexte, seul le passé sexuel et sentimental de la victime présumée devait être protégé. Ce sont les lois américaines qui protègent la réputation des victimes de viol : les « Rape Shield Laws » - mises en place depuis le début des années 1980. Tout le reste devait être décortiqué : conditions d’entrée aux Etats-Unis de la présumée victime, nature et diversité de ses revenus, qualité de l’entourage familial et amical, probité morale et professionnalisme. Cette enquête a pris plusieurs semaines, et a nécessité autant d’heures de travail aux enquêteurs que l’établissement et la vérification de ce qui s’est réellement passé le 14 mai 2011.
Dans le pays de la médiatisation judiciaire - il existe même une télévision pour cela : Court TV -, cette enquête s’est faite dans le secret, et à l’inverse de la démarche des médias. Privés du nom même de cette victime, protégée de l’extérieur, ces derniers n’avaient en effet d’autre choix que de se polariser sur la personnalité, le passé et l’avenir du célèbre accusé...
Mais depuis le 1er juillet, l’« affaire » est entrée dans une zone grise, difficile à comprendre de notre côté de l’Atlantique. La confusion est née, dans l’esprit du public, de la rencontre entre une victime discréditée (suite aux révélations très dures du New York Times) et d’un accusé sur lequel continue à peser les mêmes - très lourdes - charges (sept chefs d’accusations pouvant toujours aboutir à une peine de soixante-quatorze ans de prison). Comment expliquer cet apparent paradoxe ?
C’est qu’en droit américain, un mauvais « témoin » n’en demeure pas moins une éventuelle victime, et qui peut être reconnu comme tel lors d’un procès. Car vous pouvez avoir menti pour entrer dans un pays, comme cela semble avoir été le cas de Nafissatou Diallo, et avoir réellement subi une agression. Car vous pouvez entretenir des relations avec des délinquants, comme cela semble être le cas de Nafissatou Diallo, et être bien la victime d’un viol.
Car vous pouvez même avoir cherché à profiter financièrement d’une odieuse agression - c’est ce que laisserait penser un appel téléphonique passé au lendemain des faits - et avoir réellement subi cette agression. Cette série de questions en amène une, plus fondamentale, qui touche au fonctionnement de l’institution judiciaire américaine.
Faut-il être nécessairement vertueux pour être reconnu comme victime ?
A l’inverse, si l’on s’intéresse au cas de DSK, ne faut-il pas aussi souligner que ne pas être vertueux ne suffit pas à faire de vous un coupable ? C’est qu’une justice réellement juste ne doit pas juger la probité morale des individus, mais seulement des faits. Elle ne sonde pas les âmes, elle sanctionne des actes.
Juger sans parti pris, c’est savoir que toutes les victimes ne sont pas nécessairement des saintes, et que même un délinquant doit pouvoir être reconnu comme victime. Oui, une prostituée peut avoir été violée...
En revanche, ce qui pose problème au procureur, dans l’« affaire DSK », ce sont les mensonges de la présumée victime sur le déroulé des événements, sur ce qui s’est passé ce 14 mai. Ce sont bien les mensonges devant le Grand Jury, et son récit de la journée, heure par heure.
D’où la décision du juge, vendredi 1er juillet, d’abandonner la surveillance de Dominique Strauss Kahn (la « libération sur parole »).
Une dernière question se pose alors, la dernière de cette affaire : le procureur a-t-il suffisamment de preuves hors le témoignage discrédité de Nafissatou Diallo ? Au-delà de sa parole, est-il en mesure de produire lors d’un éventuel procès des traces ADN, des photos du corps éventuellement meurtri de la présumée victime, ou d’autres témoignages ?
Si tel n’était pas le cas, Cyrus Vance Jr. n’irait pas au-devant d’un procès qu’il saurait ne pas pouvoir être gagné. Car au-delà de l’innocence ou de la culpabilité réelle de Dominique Strauss Kahn, la question est bien celle de la capacité du procureur à pouvoir obtenir un verdict de culpabilité de la part d’un jury populaire (et « au-delà de tout doute raisonnable »). Contrairement au procès civil, où l’on peut gagner avec une quantité de preuves simplement supérieure à la partie adverse, le procès pénal américain nécessite une conviction totale et unanime de la part de douze jurés. S’il sait ne pas pouvoir l’obtenir, il est certain que le procureur, après avoir lâché Nafissatou Diallo comme « témoin », finira par l’abandonner en tant que « victime ».
La justice américaine ne manquerait pas alors de nous surprendre une nouvelle fois. Après avoir dénoncé le lynchage d’un présumé innocent (le fameux « perp walk » d’un homme condamné avant d’avoir été jugé) - et donc un système faisant la part trop belle à la parole de la victime -, nous critiquerions alors le fait que la quête de vérité puisse s’interrompre au motif que cette parole est discréditée.
En 1959, l’album Le Juge, de la série des Lucky Luke, mettait en scène un juge américain - Roy Bean - rendant, parfois de son saloon, des jugements arbitraires. Au-delà du propre scepticisme de René Goscinny, cet album, très populaire, témoignait déjà de notre doute collectif à l’encontre d’une justice américaine nous apparaissant, à l’aune de notre propre système juridique, comme totalement exotique…
François Durpaire, historien des Etats-Unis (université Paris-I-Panthéon-Sorbonne)