Dégager sept tâches pour une stratégie de transition :
1/ Unifier le salariat, la centralité du front unique
2/ Intégrer les luttes contre les différentes oppressions
3/ Mettre l’économie sous contrôle social
4/ Subvertir les institutions de représentation
5/ Construire des espaces d’utopie dans la société
6/ Soutenir les luttes démocratiques
7/ Bâtir un parti large porteur de ces tâches
Introduction
Qu‘est-ce qu’une stratégie révolutionnaire pour notre époque ? Ce débat concerne toute la gauche radicale, dans ses composantes dispersées. Au sein du NPA, cette question du rôle du parti dans le cadre d’un projet d’émancipation sociale est au centre des discussions. A quoi sert le parti, autour de quoi le construit-on, quel projet porte ce parti, donc quelle image forte veut-il donner de lui-même. Ce débat stratégique affleure dans les débats entre nous sans que les termes en soient clairement définis. La LCR, en son temps, avait lancé un tel débat dans sa revue Critique Communiste. Quelques textes du NPA reprennent ce débat [1]. Mais celui-ci doit devenir le débat de toutes et tous, y compris en le partageant avec les autres courants qui composent le champ des recompositions politiques en cours.
Comment œuvrer à « la transformation révolutionnaire de la société » ? Le texte exposé ici propose quelques pistes. Les sept « tâches » se présentent comme un enrichissement des aspects théorique antérieurs plutôt que comme leur remplacement. Il s’agit de repenser le projet stratégique à partir d’une pratique anticapitaliste, des débats dans la société actuelle (pas celle d’il y a 50 ans, pas celle d’une situation prérévolutionnaire) avec l’apport du mouvement syndical, associatif, altermondialiste, écologique.
Ce texte insiste sur quelques grandes idées qui reflètent le projet d’origine du NPA : la préparation de la révolution ne relève pas fondamentalement de l’élévation du niveau de conscience, mais de la construction du mouvement ouvrier (et du salariat) autour de son projet et d’un rapport de force ; cette approche doit intégrer les luttes contre toutes les oppressions et la question écologique comme deux questions structurantes de notre projet et donc de notre démarche stratégique ; la construction d’un parti pluraliste devient un élément stratégique en soi.
De la « Grève générale »
On peut partir d’un thème tel que celui de la Grève générale pour mieux définir notre propre vision stratégique. Isoler la grève générale (GG) comme élément déterminant relève d’un raisonnement que l’on peut résumer ainsi :
➢ Les ouvriers sont dominés dans le cadre de l’entreprise et dans la société
➢ Participent de cette domination les diverses institutions, dans le cadre du travail (syndicalisme) comme de la vie sociale (institutions « bourgeoises »).
➢ Seul un fait politique fort tel que la grève générale permet de sortir de cet état de domination et de reprendre en main politiquement son devenir.
➢ C’est donc le niveau de conscience des masses qui représente l’enjeu principal, la question centrale au moment de la révolution : « Quand la crise économique finale du capitalisme a commencé, le destin de la révolution (et avec elle celui de l’humanité) dépendent de la maturation idéologique du prolétariat, de son niveau de conscience » G. Lukacs, 1922 [2].
➢ le rôle du parti est d’élever le niveau de conscience en agissant dès maintenant dans tous les domaines, par exemple dans les syndicats : « Ne pas travailler dans les syndicats réactionnaires, c’est abandonner les masses ouvrières insuffisamment développées ou arriérées à l’influence des leaders réactionnaires » (Lénine, 1920) [3].
Disons clairement que cette notion abstraite et a-historique d’un « niveau de conscience » contourne toutes les questions stratégiques ainsi que celle du type d’intervention politique actuelle. Le mouvement trotskyste a été élevé dans cette idée de la révolution comme moment où bascule le pouvoir, et que la GG (ou même grève générale insurrectionnelle) concentre, ce que Cédric Durand nomme le « modèle stratégique par défaut » de la LCR [4]. Cédric Durand note avec justesse les limites de cette hypothèse : d’une part, la classe ouvrière n’est pas totalement dominée, comme en témoignent par exemple les services publics ou le salaire socialisé ; d’autre part, le moment de la grève générale ne se traduit pas par une libération instantanée. Cette approche par la grève générale est donc totalement insuffisante dans un pays tel que le notre et à notre époque.
Tout le monde s’accorde sur quelques « hypothèses stratégiques », c’est-à-dire les éléments d’une période révolutionnaire à laquelle nous pourrions être confrontés. On ne revivra pas la prise du palais d’hiver (schéma de la révolution russe), le pouvoir ne va pas basculer d’un seul coup. Les périodes d’affrontement vont être longues, compliquées, on aura forcément des aspects inédits (heureusement pour le plaisir militant), peut-être aussi des retours en arrière sur certains aspects. En plus, tous ces processus seront différents suivant le temps et l’espace : à la fois des processus éparses et avec les modalités différentes, et un entrecroisement de plus en plus important des débats et mobilisations au niveau mondial comme le prouve l’existence du mouvement altermondialiste. Ces longues périodes d’affrontement, avec des victoires partielles, des territoires libérés (sans doute avec des institutions actuelles changeant de nature et jouant un rôle différents), seront marquées par des moments où le pouvoir bascule… Et le moment central reste celui du basculement de l’Etat, qui concentre le pouvoir de domination de la classe capitaliste.
Mais tout ceci ne se résume pas à la grève générale, comme moment de basculement. Ni à la sacralisation d’un « niveau de conscience », dont le parti serait le porteur du niveau le plus avancé.
Enrichir notre passé
On peut aussi reprendre le débat stratégique à partir d’une présentation de sept éléments sur la stratégie révolutionnaire [5], exposés synthétiquement lors des derniers stages de formations de la LCR et qui présentent la matrice structurant la pensée stratégique de beaucoup de camarades. L’exposé se centre sur 7 propositions issues de l’histoire du mouvement ouvrier, qu’il faut décomposer et expliciter afin d’avoir un langage commun :
Suivons la présentation de F. Sabado, les révolutionnaires ont donc à leur disposition 7 outils :
1/ La démarche transitoire : comment aller des revendications immédiate à un changement de société ? « La démarche transitoire intègre les revendications immédiates – compatibles avec la logique capitaliste – et les revendications intermédiaires, contradictoires avec cette logique. Elle combine les formes de lutte quotidienne, qui respectent la légalité bourgeoise, et les actions de masses anticapitalistes, qui transgressent la légalité. Elle rejette la séparation entre programme minimum et programme maximum. Une stratégie révolutionnaire est simultanément stratégie d’usure et d’affrontement. Elle comporte des périodes offensives et défensives, des phases de repli et d’assaut, en fonction de la lutte de classes. » (Sabado 2006). Comme disait Pierre Franck en 1965 : « il s’agit d’incorporer dans le programme fondamental une partie dont le point de départ est constitué par des besoins et les revendications immédiates des masses, (…) destinées à mobiliser les masses dans des luttes qui débordent le cadre du système capitaliste, en vue d’instaurer un pouvoir ouvrier ».
2 / le Front unique : « La politique de front unique a une double dimension : stratégique et tactique. Stratégique, car si la révolution est un processus majoritaire et « l’émancipation des travailleurs, l’œuvre des travailleurs, eux-mêmes », les classes populaires doivent surmonter leurs différenciations et divisions internes. Différenciations sociales liées à la place spécifique dans le processus de production et plus généralement dans la vie sociale, mais aussi divisions politiques liées à l’histoire du mouvement ouvrier, à la cristallisation de courants et d’organisations. Leur unification sociale et politique est une des conditions d’une transformation révolutionnaire » (Sabado 2006).
3/ La grève générale, pour « créer les conditions de l’intervention directe des salariés, des classes populaires sur la scène politique et sociale. Pour réaliser cet objectif la grève générale représente une figure centrale dans notre stratégie (…) Enfin, la ‘grève générale’ seule ne résout pas en soi la question de la stratégie de conquête du pouvoir. « Elle pose la question du pouvoir, elle ne le résout pas », dira Lénine. Pour cela, il faut l’accompagner de formes d’organisation et d’une perspective de pouvoir gouvernemental. » (Sabado 2006).
4/ l’auto-organisation, « les formes d’auto-organisation peuvent être diverses et les révolutionnaires ne fétichisent pas telle ou telle forme. L’essentiel, c’est l’expression unitaire démocratique de la dynamique du mouvement des masses avec un objectif : mettre en place des mécanismes de représentation les plus directs du mouvement de masses. » (Sabado 2006).
5/ la dualité de pouvoirs : « lorsqu’un processus révolutionnaire s’approfondit, de nouvelles structures de représentation populaires apparaissent, de nouvelles légitimités contre le vieil appareil d’État central se créent : comités mais aussi structures communales ou locales du type « municipalités rouges » ou « zones libérées ». Un processus de confrontation et de dualité de pouvoirs se développe qui passe aussi par des crises, des fractures des vieilles structures institutionnelles existantes. Les vieilles coquilles peuvent même devenir l’enveloppe de nouveaux pouvoirs. (…) C’est là que se pose le problème de la confrontation avec l’État. » (Sabado 2006).
6/ L’auto-organisation, la démocratie : « L’axe, c’est l’auto-organisation, l’émergence, et la centralisation des structures de démocratie directe, au sens large : pas uniquement les ‘conseils d’usine’ au sens ‘opéraïste’, mais l’autogestion sociale et politique constituée en pouvoir politique. Dans la perspective d’un nouveau pouvoir pour les travailleurs et les citoyens, il y a aussi place pour une logique de démocratie radicale appuyée sur des propositions de transformation des assemblées parlementaires : assemblée constituante unique, champ de compétences, proportionnelle, contrôle des élus, création de structure de démocratie directe, subsidiarité du local à l’échelle européenne dans le cadre de processus constituant. Bref, le but poursuivi est la généralisation d’une démocratie radicale qui, à partir d’une transformation radicale de l’assemblée, ouvre la perspective de structures pour un nouveau pouvoir. (…) Mais dans une situation révolutionnaire, l’efficacité démocratique de l’auto-organisation se heurte à l’appareil d’État. (…) Nous ne pensons toujours pas - à la différence de certaines thèses austro-marxistes, ‘eurocommunistes’ ou ‘réformistes de gauche’ - que l’on peut conquérir le pouvoir en combinant ‘pouvoir populaire’ et ‘conquête graduelle d’une majorité révolutionnaire dans le vieux parlement’. La prise du pouvoir politique nécessite de se débarrasser des vieilles institutions et à en construire de nouvelles. » (Sabado 2006)
7/ la formule de gouvernement : gouvernement ouvrier ou des travailleurs « C’est une possibilité de gouvernement intermédiaire vers la conquête du pouvoir par les travailleurs. » (Sabado 2006).
Il ne s’agit pas de jeter aux oubliettes ces propositions qui représentent une partie de la richesse du mouvement ouvrier. Mais elles sont orientées vers la préparation du « grand soir » et fait donc fi de nos tâches dans la période actuelle ; elles n’intègrent pas les luttes contre les oppressions [6] ; elles oublient ce qui relève des guerres de position de Gramsci, la conquête de l’hégémonie, l’accumulation de forces, le rôle des institutions, tout ce qui relève de la recomposition politique [7]. D’autre part elles reposent largement sur l’illusion d’une progression du « niveau de conscience des masses », avec des verrous qui freinent cette progression et qu’il faudrait faire sauter les uns après les autres, notamment le poids des appareils réformistes.
Car cette approche stratégique prépare la révolution, mais fait l’impasse sur la préparation de la préparation de la révolution (la période avant la période dite « révolutionnaire »… Elle est très axée sur le niveau de conscience (revendications transitoires, front unique, syndicalisme conçu comme un premier niveau de conscience). Il s’agit donc de repenser un cadre stratégique, qui intègrerait ces outils tout en leur donnant un sens plus actualisé…
Gagner l’hégémonie
Une des idées avancées par Gramsci est que les idées doivent devenir dominantes, avant qu’un basculement du pouvoir s’opère. Il met l’accent sur le travail préparatoire, très long, permettant que peu à peu s’impose la nécessité d’autres rapports sociaux. Toute cette partie de son œuvre (pendant ses années de prison) est consacrée à l’étude de cette « guerre de tranchée » que doit mener le mouvement ouvrier, qui complète pour lui le processus révolutionnaire. Il ne s’agit donc pas seulement de convaincre autour de soi, mais de trouver les vecteurs pour que ces idées soient largement portées dans la société. Cette hégémonie « doit s’étendre aussi à des pratiques alternatives de tous ordres. Politiques, sociales, associatives, micro-institutionnelles. » [8] Pour convaincre de leur pertinence, les ajuster, et vérifier (pour nous même) leur viabilité, nous devons en obtenir une première application. C’est vrai dans les domaines social, économique, politique [9].
Dans le domaine social, notre projet de société repose sur des individus libres, égaux, dont les échanges sont basés sur la solidarité et non sur la concurrence. Le salaire socialisé en donne une bonne démonstration : la moitié du salaire dans le secteur privé [10] est redistribué en fonction des besoins par le biais des prestations de la Sécurité sociale, des retraites, etc. L’autre partie est elle-même soumise au SMIC, aux règles des conventions collectives, tous ces processus qui mettent en avant la solidarité. Autant d’éléments qui réduisent la concurrence des salariés entre eux mais qui construisent aussi d’autres rapports sociaux.
Dans le domaine économique, nous devons dès maintenant discuter les choix des employeurs et possédants, et proposer/imposer des choix alternatifs. C’est évidemment un axe central de la dimension écologique de notre projet, qui complète l’intervention sur les choix gouvernementaux. Nous pouvons même obtenir par le rapport de force d’autre orientations, des choix d’organisation du travail plus respectueux des salariés et permettant mieux de s’organiser, ou des types de production plus écologiques. Dans notre courant, on délaisse souvent cette démonstration, en pensant que les employeurs dirigent toute la fonction économique en s’appuyant sur l’Etat capitaliste, et que rien ne pourrait changer tant que cet Etat n’a pas changé en tant qu’Etat capitaliste.
A l’opposé, nous devons réfléchir à des choix alternatifs. Notre objectif écologique ne peut attendre une révolution future, sous peine d’avoir la planète détruite avant la révolution. Il doit se traduire par des objectifs immédiats, s’intégrant dans un projet de société différent. Mais c’est aussi par ces choix alternatifs, que l’on démontre que le système peut fonctionner autrement, sur d’autres bases. Il faut aussi réfléchir et expérimenter, dès maintenant, le mode de contrôle sur l’économie. Dans une période transitoire, de ces périodes de double pouvoir dont il était question, le secteur productif ne sera pas immédiatement privatisé (et d’ailleurs, il n’est pas sûr que dans une société socialiste, ne subsiste pas un secteur avec des formes privatisées…). Nous devons donc avancer des moyens de contrôle dans la sphère de la production (contrôle par les salariés, par les territoires de ce qui est produit et de la dimension écologique de la production, imposer une organisation du travail différente, imposer des normes d’emploi) ; dans la sphère de la circulation et de l’échange des marchandises (contrôle des prix), dans la sphère du crédit (nationalisation, contrôle par le crédit des investissements destinés à des productions écologiques ou à des produits « utiles socialement »).
Dans la sphère de la production, le Code du Travail recèle déjà des trésors d’imagination dans le sens d’un contrôle social : le CDI comme norme d’emploi, l’Autorisation administrative de licenciement,… De nombreuses propositions existent aussi pour augmenter le pouvoir de contrôle des salariés, par les droits des Comités d’entreprise, par le pouvoir de s’organiser [11]. Le contrôle de la production doit aussi s’opérer à partir du territoire : la défense de l’emploi, le contrôle des effets néfastes pour l’écologie, sont autant de sujets où les institutions territoriales et les lieux de mobilisation doivent se combiner en lien avec les salariés concernés. Mais on ne peut se contenter de l’utopie d’un socialisme des producteurs à partir du seul lieu de production [12]. Le contrôle du marché est délaissé largement car les libéraux en font un principe (mais il n’y a pas si longtemps, le prix de la baguette et du café étaient réglementés). Le contrôle de la sphère du crédit est largement abordé, avec des propositions concrètes déjà opérationnelles.
Cette idée d’une « hégémonie émancipatrice » [13] se substitue à l’idée d’une hégémonie du parti et de ses idées. Cette approche permet non seulement d’augmenter le rapport de force, mais aussi d’amener des preuves de la possibilité d’un fonctionnement différent de la société, donc de construire une « hégémonie » de nos idées.
Subvertir les institutions (du moins certaines)
Dans le projet de texte de création du NPA figurait une idée : « Il n’est pas possible de mettre l’Etat et les institutions actuelles au service d’une transformation politique et sociale. Ces organismes, rodés à la défense des intérêts de la bourgeoisie, doivent être renversés pour fonder de nouvelle institutions au service et sous contrôle des travailleurs et de la population ». Cette position relève sans doute pour une part d’une posture liée à la situation actuelle : l’extériorité des institutions de représentation (parlement, conseils généraux, conseils municipaux dans une large mesure) crée le refus voire la dénonciation. Pourtant la progression d’un parti se traduit mécaniquement par le nombre de ses élus. Contribue aussi une analyse sommaire de l’Etat, et notamment un manque de références à l’apport de Gramsci dans notre courant. La question des institutions n’est donc pas réglée. Y réfléchir revient à se pencher sur les mécanismes de domination de la bourgeoisie, et les résultats contrastés de deux cents ans d’histoire de lutte de classe.
Par institution, nous entendons toute cristallisation des formes sociales collectives. Elles s’inscrivent dans une société donnée, à un moment donné. Elles peuvent relever de la religion (les églises), du mouvement ouvrier (les syndicats), de l’Etat (le parlement), etc. Notre hypothèse est que les institutions relèvent de plusieurs mécanismes différents et contradictoires, l’expression des classes sociales dans un contexte de lutte de classe, mais aussi une tentative permanente pour intégrer cette lutte de classe, la pacifier, dans un fonctionnement normal d’une société qui voudrait se présenter sans contradictions. Il faut donc en détruire certaines (l’armée, la police), mais subvertir celles où s’exprime la lutte des classes. Les institutions sont en effet nombreuses qui marquent des avancées de la lutte de classe : justice, droit, inspection du travail, sans compter les institutions représentatives.
Il faut donc saisir la dialectique entre luttes et institutions.
➢ « La dialectique du maître et de l’esclave »
Première idée : la classe ouvrière se construit dans l’affrontement avec la bourgeoisie, mais dans le cadre fixé par elle et que la classe ouvrière tend constamment à dépasser.
Les institutions sont un des cadres où se construit la classe ouvrière dans la confrontation autour du rapport social de travail.
1/ Les classes sociales se construisent dans la confrontation. Au commencement était la lutte de classe, comme débute le « Manifeste du parti communiste ». C’est par la compréhension d’un intérêt antagonique à celui des employeurs, que les salariés s’engagent dans le syndicalisme. Les luttes représentent le meilleur cadre de prise de conscience de ces intérêts opposés.
2/ La lutte de classe s’exprime dans des cadres d’auto-organisation qui tendent systématiquement à être institutionnalisés en l’absence de progression de la lutte de classe.
3/ La lutte de classe s’exprime aussi dans des cadres institutionnels. C’est par exemple la présentation de listes politiques aux élections… ou des listes syndicales aux élections professionnelles.
4/ dans ces cadres institutionnels, la bourgeoisie impose, en partie, sa propre conception de la représentation. Les formes d’auto-organisation tentent sans cesse de les dépasser.
5/ la représentation institutionnelle comporte une part de reconnaissance de la part de l’adversaire.
6/ C’est par cette intégration institutionnelle que la classe ouvrière peut prétendre représenter « l’intérêt général ». Ce qui permet de mener le changement de société, la révolution, au nom de tout le monde.
Prenons l’exemple du syndicalisme comme institution pour bien saisir ce lien dialectique. L’institution syndicale exprime un éternel recommencement : les salariés se sont organisés à chaque étape de leur histoire, ils ont cherché à légaliser ces formes de représentation. Les employeurs y ont répondu par l’institutionnalisation des relations dans des institutions représentatives (DP, CE, CHS-CT…) [14]. Ils visent à inscrire le syndicalisme dans le cadre d’une régulation (un compromis en fonction du rapport de force autour du paiement du travail) plutôt que dans un rapport antagonique. L’autoorganisation permet de dépasser ce cadre figé et contrôlé dans lequel les employeurs voudraient inscrire la lutte de classe. Car cette institutionnalisation, et c’est son but de la part de la bourgeoisie, produit une couche de dirigeants coupés de la base et qui se guident à son propre intérêt. Mais les luttes sont là. Les animateurs des comités ou coordinations deviennent les délégués de la période suivante. Comme les Délégués du personnel de 1914 – 1918 ont été institutionnalisés par la suite. On peut donc dire que le syndicalisme représente une combinaison de formes permanentes d’auto-organisation, confrontées à un processus tout aussi constant d’institutionnalisation pour en supprimer la portée subversive mais qui traduit le rapport de force.
Comprendre cet exemple des organisations syndicales permet de mieux appréhender la nature des institutions dans une société capitaliste. Celles-ci, qu’elles relèvent du fonctionnement démocratique de l’Etat ou d’autres domaines, sont des cadres dans lesquelles s’opère l’alchimie du « maître et de l’esclave », cette double construction dialectique des deux sujets dans leur confrontation.
➢ Les deux formes de démocratie sociale
Deuxième idée : les formes de représentation combinent simultanément la représentation des idées et celle des collectifs.
Une des difficultés pour aborder les institutions représentatives, est qu’elles combinent deux formes de représentation.
Démocratie représentative : le mouvement ouvrier est traversé par des courants de pensée différents, qui sont caractérisés par des options stratégiques différentes. Il ne peut donc y avoir un parti qui représente toute la classe ouvrière.
Cette approche repose fondamentalement sur une conception de la société issue de l’apport de la révolution française : des idées peuvent changer le monde. Pour E. Hobsbawm, il y a dans le mouvement ouvrier du début du XIXe siècle « une conscience de classe et une ambition de classe ». « La révolution français a donné à cette classe nouvelle la confiance en soit. La révolution industrielle l’a marquée du besoin d’une mobilisation permanente » [15]. C’est la combinaison d’une conscience prolétarienne et d’une conscience jacobine, à travers les exigences de respect, d’égalité, et volonté de participer aux choix qui les concernent, qui s’expriment dans des exigences démocratiques.
Représentation organique : le mouvement ouvrier porte aussi une autre vision de la démocratie : la représentation sui generis, de la classe ouvrière à travers par exemple un syndicat, le représentant face à l’interlocuteur patronal (voir la Charte d’Amiens). Les formes d’auto-organisation portent cette même vision : un collectif élit ses représentants. Cette conception ignore délibérément les contradictions internes à la classe ouvrière, créées notamment par les processus de mise en concurrence entre des salariés, et conjointement par les formes d’oppression qui divisent la classe ouvrière : femme / homme, intellectuel / manuel, sale / propre, immigrés / française de souche, jeunes / anciens, handicapés / bien portant, etc… Notons en passant que les formes d’autoorganisation des salariés tiennent rarement compte de ces questions.
Les groupes opprimés génèrent eux mêmes des formes d’auto-organisation, qui leur permettent d’élaborer, à partir des luttes menées par ces groupes, des alternatives puisées dans la résistance à leur oppression [16]. Dans ce sens, l’auto-organisation doit être comprise comme un processus multiple des différentes identités, pas simplement l’auto-organisation de la classe ouvrière.
Rappelons juste sur ce point que notre tradition soutient les deux formes de représentation, dans une combinaison à inventer à chaque moment de l’histoire. La défense d’idées politiques est la base de la constitution d’un parti politique. Simultanément, nous défendons l’auto-organisation. Suivant ce principe, chaque atelier, service, usine, défend un point de vue à partir de son rôle social, de la compréhension qu’il en a. De même, les groupes confrontés à des formes spécifiques d’oppression doivent pouvoir participer au débat collectif… Plusieurs options représentant ces deux mouvements ont été avancées : une chambre du mouvement social ? Des représentants du mouvement social au parlement (c’est ce qui s’est fait au Nicaragua en 1978) ? Certains réfléchissent à l’intégration de formes de représentation des groupes sociaux au sein des structures de représentation : « Dans une telle république, ‘les faits de conscience réellement existants’, c’est-à-dire le ‘sentiment d’appartenance’ à un groupe social de type ‘communautaire’, doivent pouvoir trouver une expression démocratique » [17].
La dimension subversive de la citoyenneté ne se résume pas à un résultat arithmétique du poids de la classe ouvrière, mais repose sur la disjonction entre le statut de salarié, et les choix de société [18]. C’est par ses propositions politiques que la classe ouvrière tend à représenter l’intérêt général, la majorité de la population, au niveau local comme au niveau national [19].
➢ L’Etat
Troisième idée : l’Etat ne se résume pas à un appareil répressif qu’il faudrait éliminer. La domination de la bourgeoisie n’est pas qu’une domination passant par la force, la coercition. L’Etat représente des formes d’expression et d’intégration du rapport de classe, qui lui donnent sa légitimité.
Il faut revenir à ce qu’est l’Etat. Rappel en trois idées :
1/ Il est instrument de la domination de la bourgeoisie (fonction répressive)
2/ Il masque cette domination sous un système parlementaire qui lui donne légitimité (fonction idéologique) : « Pour la bourgeoisie, le système parlementaire vise à fournir une légitimité à l’Etat, à asseoir un pouvoir qui, placé en apparence au-dessus de la société, doit masquer le conflit entre classes antagoniques. Mais cette classe minoritaire et exploiteuse ne peut laisser à la population l’accès direct aux décisions politiques : elle doit donc limiter au maximum l’impact de la représentation populaire et la stériliser » [20]. Comment imaginer aussi que « le rapport de force qui permit en 36 de conquérir les congés payés aurait permis de les appliquer durablement et partout sans l’existence d’une loi elle même imbriquée dans des institutions juridiques et politiques ? » [21]
➢ Subvertir les institutions démocratiques
Quatrième idée : nous devons investir les institutions représentatives en leur faisant jouer un rôle opposé à celui attribué par la bourgeoisie.
On peut maintenant reprendre une approche des institutions dites bourgeoises, autour de trois points :
1/ Fondamentalement, les institutions (hors la partie coercitive, répressive) sont là pour pacifier la lutte des classes, pour les intégrer dans un système social dont sont rayés les antagonismes de classe.
2/ Dans les institutions se structurent les groupes sociaux, parce qu’ils s’y expriment et s’y opposent. On ne peut donc ignorer leur rôle dans la lutte des classes, ni les contourner. On ne peut seulement dire que « le processus révolutionnaire traversera aussi certaines institutions bourgeoises » [22], ces institutions leur donnent aussi une forme sociale.
3/ Il faut donc leur faire jouer un rôle différent, opposé : les institutions doivent devenir des soutiens à la lutte des classes, des vecteurs de luttes, des lieux de construction des collectifs qui se structurent. Il faut y mettre « l’action politique institutionnelle au service des mouvements et d’une pédagogie politique auprès de la population » [23].
« C’est le double piège de l’indifférence et de la déférence à l’égard des institutions que le renouvellement des formes démocratiques doit dépasser » [24]. Pour Claire Villiers, prenant l’exemple du Conseil régional, on ne peut pas exercer le pouvoir au nom de la population, il faut donc donner un autre sens à la participation au Conseil régional : « On a le pouvoir, que nous donne l’institution, de mobiliser la population » [25]. Elle proposait d’aider à créer « de la capacité collective pour exercer des morceaux de pouvoir ». Il existe au lendemain de 1945 un « désir de reconnaissance » [26] de la classe ouvrière. Ce désir légitime, qui s’est construit à travers la sphère communiste et l’alliance avec le gaullisme, représente simultanément une expression de l’intégration sociale.
Cette réflexion n’est qu’un cadre général, qu’il faudrait enrichir avec l’exigence démocratique portée par les révolutions récentes des pays du Maghreb ou d’Amérique latine.
Et le parti ?
Faire intervenir le parti comme un élément stratégique mérite une explication.
La conception léniniste du parti, telle que présente en 1965 dans les rangs de la IVe internationale, est celle d’un « parti d’avant-garde marxiste révolutionnaire, indispensable pour conduire la classe ouvrière et les masses laborieuses à la conquête révolutionnaire du pouvoir » [27]. Un parti est en premier lieu un programme, signifiant « l’intégration des enseignements des grandes luttes de masse » qui « ne cessent d’enrichir ce programme ». « Dans la construction du parti révolutionnaire (…) il s’agit d’intervenir pour hâter et clarifier la reconstruction du programme révolutionnaire » (Pierre Franck 1965).
Cette tradition met donc en avant donc deux éléments distincts, le parti et son programme. Nous en proposons au contraire une lecture qui ouvre le parti comme un élément stratégique en lui-même. Le parti propose une mise en cohérence de la démarche, en fonction de l’objectif :
• Il apporte une compréhension de la cohérence du capitalisme, et donc de la cohérence d’une alternative anticapitaliste, par rapport aux multiples éléments de luttes.
• Il met en avant l’obstacle que représente le pouvoir capitaliste, et donc la nécessité de la centralisation du rapport de force.
Tout le reste du programme est donc largement ouvert à la discussion, au partage dans le cadre des luttes. Mais il ne peut être une fin en soit, qu’il faudrait protéger du reste du monde. Il doit être au contraire sans cesse trempé dans l’engagement militant, dans les propositions alternatives qui surgissent, dans les débats stratégiques communs avec les autres courants.
C’est pour ces raisons qu’en inscrivant sa construction comme un élément stratégique, on choisit de travailler avec d’autres courants politiques, qui n’ont pas la même histoire, mais avec qui, à travers les luttes menées en commun et l’élaboration, un projet commun peut se définir. « Une stratégie dans les pays capitalistes développés doit combiner problèmes de direction, de programme et de transformation du mouvement ouvrier dans sa texture même » [28].
Essai de définition de quelques tâches
Dans cette dernière partie, nous essaierons de reprendre de façon synthétique cette approche. Il ne s’agit pas de remplacer les 7 propositions émises, mais de les compléter en tentant de poser une cohérence entre les multiples facettes de notre intervention, et la perspective stratégique.
L’axe directeur est la construction du rapport de force dans la perspective d’un bouleversement nécessaire de la société. Ceci s’inscrit dans l’exigence d’un gouvernement au service des travailleurs, mais sans le poser abstraitement aujourd’hui. Mais tous ces points sont autant de pistes à approfondir collectivement.
1/ Unifier le salariat, la centralité du front unique
Le Manifeste de la LCR (2006) nous dit que par rapport à 1917, aujourd’hui « la question centrale devient celle de la jonction des combats au sein du prolétariat lui-même. Faire que les différences en son sein deviennent constructives et non destructrices nécessite un combat multiforme, des convergences stratégiques à construire » (version longue p 23). Œuvrer à l’unité des travailleurs au sens large – hommes et femmes de toutes qualification, manuels, intellectuels, travail des villes et des campagnes, des services de l’industrie et de l’agriculture – tous acteurs sociaux potentiels et nécessaires de la révolution démocratique de masse.
Le capitalisme opère sans cesse un travail de division et de mise en concurrence des salariés entre eux (statuts précaires, PME, division du travail, etc). Il « externalise » hors des entreprises et des statuts protégés tout une série d’activités de production ; il asphyxie la petite paysannerie en concentrant ses aides vers les secteurs agro-exportateurs ; il soumet les activités de services, comme de recherche et d’enseignement à une logique de « rendement » chiffrable et d’efficacité marchande ; il cherche à promouvoir des promotions « au mérite » clientélistes et diviseuses... Il précarise et développe des statuts de « travailleurs pauvres », souvent au chômage ou tournés vers de petits boulots dont l’acceptation conditionne la perception de misérables allocations – notamment parmi les jeunes, les femmes, les immigrés. Le salariat porte donc en lui ces contradictions, où reconnaissance et égalité ne vont pas toujours de paire…
Nous devons intégrer comme une dimension stratégique l’unification non seulement du salariat – autour de campagnes comme celle sur les retraites-, mais de tous « les exclus » et marginaux qui deviennent une composante majeure des travailleurs dans nos sociétés : ceux et celles qui ne votent pas aux élections, qui ne sont pas organisé-e-s par les syndicats, qui vivent dans des ghettos sociaux s’ils ont des logements, et dont les enfants subissent désormais l’échec scolaire comme une fatalité. Il faut trouver des moyens d’expression de besoins et de droits sociaux fondamentaux (sur les logements, l’éducation, la santé, les transports... les loisirs) et de développement de tissus associatifs porteurs de nouveaux liens solidaires, dans les cités, les quartiers populaires... Un axe de convergence doit être l’éradication de la pauvreté et de la précarité, donc l’exigence de revenus dignes, de droits universels. Il faut de même intégrer la remise en cause de toutes les discriminations et de luttes contre les oppressions croisées et tous les racismes qui pénètrent le monde ouvrier et même le « mouvement ouvrier »...
A cette division sociale se conjugue une division politique. Nul lien automatique entre les deux, comme des lectures simplistes du marxisme nous y invitent parfois. Mais ces deux divisions, sociales et politiques, reçoivent une réponse commune, l’unification par les mobilisations portant un projet commun et égalitaire. Les associations, le syndicalisme représentent des intérêts particuliers ou des luttes contre des formes d’oppression, et aident à structurer ces groupes sociaux (porteurs des identités multiples) qui portent ces intérêts et ces luttes. C’est sans doute un des rôles centraux du syndicalisme, qui génère sans cesse l’exigence essentielle de l’unité syndicale [29].
Tel est le mécanisme porté par le front unique [30].
2/ Bâtir dès maintenant de nouveaux rapports sociaux
La lutte de classes ne se résume pas à la lutte contre l’exploitation, dont il faut noter le caractère fondamental et structurant. Pour devenir classe dirigeante, la classe ouvrière doit dépasser son statut d’opprimée, luttant contre son oppression. Cette résistance ne se réduit pas à la lutte contre l’exploitation, ou à la lutte sur les lieux d’exploitation : les formes d’oppression liées à la ségrégation sociale dans les quartiers, à l’accès au système scolaire, à la santé définissent autant de champ où l’auto-organisation des luttes complète une expérience sociale collective de la classe ouvrière. Nous intégrons donc dans notre vision stratégique l’oppression spécifique que subissent des populations cloisonnées dans des quartiers, car le territoire est un lien à se réapproprier politiquement. De même la réflexion autour de l’éducation populaire nous aiderait à penser le rapport à l’éducation de la classe ouvrière. Cette oppression de la classe ouvrière s’articule avec d’autres formes d’oppressions, racistes, sexistes, etc.
L’unification du salariat intègre la lutte contre les oppressions qui traversent et divisent celui-ci. Mais d’un point de vue stratégique, les différents mouvements sociaux sont d’un apport beaucoup plus important : ils permettent de définir de nouveaux rapports sociaux. Les formes d’auto-organisation, qui constituent cette intervention essentielle de la population organisée dans un projet d’émancipation, expriment ces luttes diverses contre les oppressions. Par leur dynamique, leur pratique sociale, ils peuvent (et doivent) s’inscrire dans une perspective de changement de la société, en enrichissant même le projet collectif de leurs réflexions et propositions. Notre perspective stratégique doit donc intégrer les multiples associations, ces liens collectifs qui reposent sur l’engagement de nombreux militants.
Le projet stratégique porte cette « émancipation intégrale » [31] et l’intègre dans son mouvement.
3/ Mettre l’économie sous contrôle social
La contestation du rapport salarial capitaliste doit se faire dès maintenant, en réduisant la liberté de licencier des employeurs. L’Etat ni le société ne peuvent s’arrêter à la porte de l’entreprise.
Ce contrôle social doit aussi porter sur les choix de production, dans une perspective écologique [32]. Le contrôle ressort aussi d’une démarche territoriale ouvrant les mobilisations sociales internes à l’entreprise aux mobilisations sociales autour de l’entreprise – et entre entreprises d’une même branche, ou articulées entre elles, à différentes échelles territoriales. Il pourrait même ne pas être contradictoire avec des subventions, dès lors que celles-ci deviennent une exigence de contrôle dont la dynamique est l’expropriation du propriétaire privée qui ne permet pas ou ne respecte pas ce contrôle : autrement dit, il ne peut être question d’une « socialisation des pertes » laissant intacts les profits et la propriété du capital.
Ce contrôle social passe donc à la fois par l’Etat et par des formes de mobilisation, territoriales et dans l’entreprise.
4/ Subvertir les institutions représentatives.
Les institutions représentatives existantes (assemblées communales, départementales, régionales, parlementaires) sont donc à contester en ce qu’elles éloignent de ces objectifs et consolident au contraire un pouvoir profondément inégalitaire et « censitaire », et souvent de plus en plus éloigné de tout contrôle démocratique. L’invention d’une nouvelle démocratie suppose au contraire le contrôle des élus et leur révocabilité, ainsi que l’exigence de soumettre au choix pluraliste et politique tous les grands enjeux économiques, écologiques et sociaux. Dans les institutions mises au service de l’extension de la concurrence par le néo-libéralisme, il nous faut « modifier le fonctionnement de ces institutions du capitalisme néolibéral en sorte que les pratiques de coopération, d’échange, de solidarités prennent le dessus. » [33]
Les institutions démocratiques nées dans les luttes dans/contre le système, et la participation aux institutions existantes liées au suffrage universel, doivent aller conjointement dans le sens de la construction de rapports de force, de l’émergence d‘un sujet collectif portant les différentes luttes, représentant « l’intérêt général » - et soulignant l’écart entre la démocratie que nous voulons et celle qui existe. La « subversion » des institutions représentatives actuelles vise à leur faire jouer ce rôle, contraire à la fonction de maintien de l’ordre social que leur affecte le capitalisme.
5/ Construire des espaces d’utopie concrètes dans la société
Services publics, sécurité sociale : c’est aujourd’hui la moitié des dépenses quotidiennes du monde du travail qui relèvent d’un fonctionnement lié au besoin et non au profit. Un tel espace non marchand dans la société représente le résultat de rapports de force précaires. Le statut de fonctionnaire ou la sécurité sociale, et toutes les tendances vers une mutualisation des risques, sont frontalement remis en cause actuellement. Les expériences d’ ’économie solidaire » ou d’échange libre de travail, peuvent à la fois être des bouées de secours, des illustrations d’autres possibles, et des enlisements... Mais il faut, alors que le capitalisme devient de plus en plus intolérant aux résistances collectives et non marchandes, valoriser au contraire et appuyer tout ce qui ouvre la perspective d’une société fonctionnant différemment…
Il faut faire connaître les expériences d’autogestion de lutte (comme celles des entreprises récupérées en Argentine depuis la crise du début des années 2000, ou autrefois les LIP, ou encore les enjeux de démocratie des budgets participatifs de Porto Alegre) : il faut analyser à la fois leurs forces et leurs limites, le pourquoi des difficultés à les reproduire, l’invention nécessaire de réponses autogestionnaires « territoriales », rapprochant travailleurs, usagers, syndicats, associations, organisations politiques soutenant ces logiques d’auto-organisation, élus, banques mutualistes... et établir des liens internationaux et soutiens des expériences exprimant des résistances solidaires et alternatives au capitalisme. Nous savons, comme l’expérience des LIP l’avait montré, que la bourgeoisie et ses institutions s’efforceront se briser ces expériences si elles sont effectivement susceptibles de faire tâche d’huile et d’être porteuses d’un autre pouvoir de production de distribution, de décision... de propriété. Mais de telles expériences – y compris dans leurs limites et échecs – font partie de « l’école du communisme », de l’accumulation d’expériences et prise de confiance sur d’autres possibles, de la bataille pour gagner une hégémonie idéologique contre tous les défenseurs d’un horizon capitaliste indépassable.
On pourrait voir aussi comment le mouvement ouvrier utilise le système institutionnel pour créer des espaces alternatifs. De même que le syndicalisme relève d’un espace d’autonomie au sein de la relation de travail, de même il s’empare des institutions pour créer des espaces qui échappent (non sans combat) à la marchandisation, comme la sécurité sociale. La formation professionnelle continue pourrait relever de tels espaces [34].
Ces éléments participent de la conquête de cette « hégémonie émancipatrice » [35].
6/ Soutenir les luttes démocratiques
Le principe de citoyenneté, de représentation de chaque individu (hommes et femmes) avec une voix égale à celle des autres, et des droits égaux, est un principe fondamental qui structure notre projet d’émancipation. A la base de notre travail de délégitimation du système doit se déployer l’analyse concrète des mécanismes qui produisent de gigantesques écarts entre ces droits « républicains » reconnus et la réalité (rapports de classe, de genre, oppressions croisées, discriminations selon les origines, les religions, inégalités culturelles – et analyse critique des institutions et de leur fonctionnement). Il faut intégrer dans notre vision stratégique la volonté démocratique : l’idée que les groupes particuliers doivent être reconnus, que toute idée doit être débattue, que les mouvements représentant des idées ont le droit fondamental de les défendre et de se structurer autour.
Les formes démocratiques sont à débattre et à redéfinir en permanence en fonction de l’aspiration et du droit à décider là où on vit, milite ou travaille – mais aussi du droit de chacun-e à discuter et contrôler ce qui affecte toutes ses conditions d’existence (droit à la formation tout au long du cycle de vie, droit au logement, à la santé, aux transports...).
7/ Bâtir un parti large porteur de ces tâches
Bâtir le parti qui portera ces tâches est la dernière des tâches stratégiques. Le lien entre insertion dans les luttes et élaboration programmatique est un lien dialectique. Il s’agit donc d’une remise en cause de cette coupure historique construite entre le parti comme « conscience supérieur » et son intervention. Le parti doit donner sens aux luttes, permettre leur coordinations dans un sens anticapitaliste, mais ceci ne peut se faire qu’en s’y inscrivant pleinement. Ce n’est pas seulement le programme qui porte le projet, mais aussi la pratique commune : celle-ci doit être en cohérence avec le but stratégique (programmatique) qui nous porte : la lutte (d’abord dans nos rangs...) contre tous les rapports d’oppression, d’exploitation de discrimination... La stratégie de résistance et de remise en cause d’un tel système doit être repensée, plus que jamais, à l’échelle où les décisions se prennent – du local au planétaire, en passant par les échelons politiques nationaux et européens...
La démocratie interne à inventer pour notre propre organisation, doit prendre en compte ce que nous combattons dans la société : les inégalités, les oppressions, les discriminations, le bureaucratisme du mouvement ouvrier... Elle doit permettre d’être à l’écoute des expériences nouvelles associées à une période et une société en profonde mutation – notamment marquée par la précarisation, les travailleurs pauvres et la montée de la criminalisation des résistances, ainsi que des idéologies d’extrêmes droites racistes. Notre parti doit intégrer pleinement la tâche de faire émerger un « intellectuel collectif » organiquement lié à toutes les résistances et les « mutualisant » : cette notion de mutualisation des expériences et connaissances est plus riche dans la recherche d’une cohérence (contre l’éparpillement éclectique) que celle de « centralisme ». De même, « l’esprit de parti », la loyauté que nous cherchons, doit être le produit d’une conviction : à savoir que l’organisation que nous construisons permet à la fois une très grande diversité de point de vue, de cheminement– sur les bases stratégiques évoquées - et une aide, un enrichissement des horizons, un « bien commun ».
Conclusion
Ce sont ces « indispensables médiations entre le parti et les masses » [36], des médiations politiques, organisationnelles, que nous devons intégrer dans notre vision stratégique. De nombreux éléments de cette démarche sont déjà présents dans les textes du NPA.
• La prise en compte des différentes oppressions : texte fondateur 2009
• Imposer d’autres choix écologiques, économiques dès maintenant : Nos réponses à la crise 2011
• Construire des rapports de force sur le long terme Nos réponses à la crise 2011
• Le basculement ne se fera pas en un jour : texte fondateur 2009
Pour autant, et comme le démontrent les récents événements (juin 2011), plusieurs options stratégiques coexistent dans le NPA. Seul l’approfondissement de ces questions soulevées ici, dans un débat commun à toute la gauche radicale, permettra que cette histoire récente perdure avec son apport d’une réflexion stratégique anticapitaliste ouverte sur la société, ancrée dans le monde actuel, porteuse d’une orientation politique unitaire.
Louis-Marie Barnier
Juillet 2011