Visant à nourrir de nouvelles solidarités « transversales », à exprimer la « convergence des terrains de lutte », notre campagne doit contribuer à mieux combiner, à mieux intégrer, exigences sociales et nécessités écologiques. Ouvrons donc brièvement quelques pistes en ce domaine. En commençant par le plus simple…
Une communauté de combat
Dans une large mesure, crise écologique et crise sociale sont alimentées par des mécanismes identiques. Intérêts des grands lobbies économiques, dictature toujours plus exclusive des « marchés », ordre mondial incarné par l’OMC, le FMI, la BM et le G7, etc., contribuent à l’épuisement conjoint des humains et de la nature. Des facteurs communs sont à l’œuvre dans les crises écologique et sociale contemporaines ; des remèdes communs peuvent et doivent donc être avancés : il faut briser l’étau du « libéralisme économique » pour placer au centre des choix besoins humains et contraintes écologiques. D’où cette communauté de combat que l’on retrouve entre l’écologique et le social, ces terrains immédiats de convergences.
Prenons ici cinq exemples :
1. La défense des services publics. La lutte de décembre 1995 contre le contrat de plan SNCF illustre ce premier point. La logique libérale exige la réduction du réseau ferroviaire aux modes et aux lignes « rentables », favorisant pour le reste l’accroissement du « tout routier ». Les exigences sociales (transport public bon marché irriguant le territoire) comme écologiques (réduction des modes de transport les plus polluants et énergétiquement les plus coûteux) nécessitent en revanche le développement de transports en commun dans une logique de service public. Il en va de même en bien d’autres domaines.
Les exigences sociales (transports publics bon marché, réseau complet irriguant le territoire, normes de salaires et de travail acceptables) comme écologiques (réduction des modes de transports les plus polluants, physiquement les plus destructeurs et énergétiquement les plus coûteux) nécessitent le développement des transports en commun dans une logique de service public. Il en va de même en bien d’autres domaines.
Evidemment, ce point ne clôt pas le débat sur comment organiser au mieux un service public. Un monopole d’Etat ne suffit certes pas à garantir sa mise en œuvre : la direction EDF ne donne-t-elle pas, avec le nucléaire notamment, l’exemple d’une gestion non démocratique ? Mais un service public exige une politique publique dont le moteur n’est pas la recherche du profit maximum.
2. La lutte contre les pollutions. On prend de plus en plus conscience du coût humain (atteintes à la santé, hausse des prix, etc.) et naturel (atteintes à la biodiversité) des pollutions, ainsi que du rôle que jouent nombre d’intérêts économiques établis dans leur aggravation. Prépondérance de l’automobile, pollution atmosphérique et problèmes croissants de santé dans les centres urbains. Prépondérance de l’agro-industrie et pollution brutale des eaux en Bretagne, ou pollution difficilement réversible des nappes phréatiques en Île-de-France. Prépondérance du lobby nucléaire et accumulation pour de très longues durées des déchets radioactifs en France. Prépondérance de grands intérêts privés et augmentation socialement insupportable du coût de l’eau potable au Nord — et absence massive d’accès à l’eau potable au Sud... Dans chacun de ces domaines, combat écologique et combat social exigent d’opposer une logique alternative à celle de groupes économiques dominants.
La gravité des problèmes de pollution contribue à faire évoluer les consciences. Il devient plus difficile de présenter les enjeux dits écologiques comme des questions marginales, étrangères aux questions sociales, comme des préoccupations élitaires, un luxe pour petit-bourge. La crise de la vache folle représente probablement ici un point d’inflexion majeur, analogue à Tchernobyl pour le nucléaire : elle a mis en pleine lumière l’acuité du danger intrinsèquement contenu dans le mode de production incarné par l’agro-industrie.
3. En défense de l’emploi. Une politique de protection de l’environnement est porteuse d’emplois dans de nombreux secteurs. Il y a plus. Des logiques économiques dominantes, qui surexploitent la nature, créent aussi le chômage. C’est clairement le cas avec l’agro-industrie qui désertifie les campagnes du double point de vue des espaces (réduction drastique de la variété des paysages et de la biodiversité) et humain (réduction drastique de l’emploi et exode rural). C’est aussi le cas dans l’industrie automobile qui licencie massivement tout en augmentant sa capacité de production et qui impose sa dictature sur les modes de transports, d’aménagement du territoire ou de développement urbain. Des logiques socio-économiques alternatives permettent de définir un mode de production à la fois moins prédateur vis-à-vis de la nature ou du mode de vie, et plus riche en emplois.
Une alternative écologique au modèle dominant permet souvent de mieux répartir (et donc d’augmenter) l’emploi en assurant une décentralisation de la production. C’est évident dans le domaine énergétique, le nucléaire exigeant une concentration extrême, mais c’est aussi vrai d’autres secteurs, comme dans les transports. La prise en compte des multiples facettes de la question écologique élargit l’éventail des « métiers ». L’écologie s’inscrit alors dans une démarche conjointe de réduction du chômage et de redéploiement des activités sur le territoire.
4. Abolir le système de la dette. Le « développement par l’endettement », impulsé à l’origine par les puissances financières du Nord, a débouché sur un système de contrôle de la politique économique des pays débiteurs (surtout du Sud) et le renforcement des pouvoirs du FMI et de la BM (y compris au Nord). Le diktat du service de la dette et les canons ultralibéraux de l’OMC ont des conséquences dramatiques pour les sociétés humaines (destructions des protections sociales, des cultures vivrières...), ainsi que sur la nature (destruction des ressources naturelles pour l’exportation...). Les mécanismes fondamentaux de ce système de domination doivent donc être combattus tant du point de vue social qu’écologique.
Les règles commerciales instaurées par le GATT, puis l’OMC, renforcent la domination des grandes multinationales du Nord. En imposant l’ouverture des marchés locaux à leurs produits, elles accentuent les dépendances (y compris alimentaires), minent les équilibres sociaux et accroissent irrationnellement les échanges internationaux, nourrissant ainsi la crise énergétique et écologique. Le projet d’AMI négocié au sein de l’OCDE illustre a son tour jusqu’où vont ces logiques destructrices et antidémocratiques. Quant aux fameux « marchés financiers », ils s’avèrent incapables de solidarité intragénérationnelle (la Bourse de New York baisse quand les chiffres du chômage sont « trop » bons !) — ils s’avèrent a fortiori incapables de cette solidarité intergénérationnelle dont l’écologie a mis en lumière l’importance.
5. Long terme. La question écologique exige la prise en compte de contraintes à très long terme, les rythmes naturels appartenant à des temps bien différents de celui, nécessairement court, du marché. De nombreux besoins sociaux (éducation, santé, etc.) réclament aussi, pour être correctement traités, un temps plus long que celui du « marché roi » — c’est d’ailleurs l’une des principales raisons d’être du service public au sens vrai. Contraintes écologiques et besoins humains exigent conjointement de nos politiques alternatives qu’elles intègrent ces temps longs et très longs qui relèvent de la solidarité intergénérationnelle.
L’écologie, comme la défense des besoins sociaux, contribue ainsi à renouveler l’exigence d’une forme de planification, car qu’est-ce que prendre en compte le long terme si ce n’est planifier ? Mais il s’agit d’une planification démocratique, car l’écologie a contribué à la critique au fond des expériences bureaucratiques conduites à l’Est.
Des questions nouvelles
La crise écologique nous pose des problèmes radicalement nouveaux. La perception des « limites » de la planète, des dégradations et du risque écologiques, des conséquences humaines dramatiques que ces dégradations ont d’ores et déjà, nous force à repenser les rapports sociétés-nature, à prendre en compte des contraintes longtemps ignorées.
Comment intégrer ces questions nouvelles à nos politiques alternatives ? Indiquons ici quatre pistes, pour commencer :
1. Coopération. Cette intégration n’ira pas toujours de soi. Elle exige la mise en œuvre combinée de réformes écologiques et socio-économiques, donc une coopération constante entre militants « sociaux » et « écologistes » (étant entendu que la même personne ou le même mouvement peut être simultanément social et écologiste...). Les « syndicalistes » doivent travailler avec les « écologistes » pour prendre en compte l’impact sur l’environnement des plans alternatifs qu’ils élaborent (par exemple, dans le domaine de l’énergie). Réciproquement, les « écologistes » doivent travailler avec les « acteurs sociaux » pour prendre en compte l’impact humain de leurs propositions (de la question des « taxes » à la défense d’un site naturel).
Ce type de coopération et d’échange fait partie du renouvellement des pratiques politiques.
2. Réduction des inégalités sociales. Vu l’importance des intérêts en cause, le combat écologique n’a d’avenir que s’il est un combat démocratique, que s’il acquiert la puissance d’un mouvement véritablement « de masse ». Or, il ne pourra jamais le devenir si les « réformes écologiques » ont pour conséquences d’accroître les inégalités sociales. Ces réformes (fiscales, réglementaires, etc.), quand elles sont nécessaires, doivent donc être conçues de façon à réduire et non à accroître les inégalités sociales, afin d’être intégrées à un combat démocratique multiforme. Ceci est essentiel sur le plan national comme international. Le combat écologique doit renforcer la solidarité Nord-Sud et non contribuer à faire payer au Sud le prix du développement au Nord.
La rencontre entre l’écologique et le social n’est pas seulement une affaire de coopération politique pratique. Elle exige de part et d’autre un gros effort de renouvellement théorique. La pensée « sociale » doit intégrer au fond la question des contraintes écologiques. La pensée « écologique » doit faire sienne une compréhension des polarisations et des processus de transformation sociale. Dans un cas comme dans l’autre, cela ne va visiblement pas le cas.
3. Réduction du temps de travail, développement du temps libre. Comment réduire la ponction opérée sur les ressources naturelles sans réduire pour autant les libertés (la liberté individuelle de transport, par exemple) ? Il ne sera pas toujours facile de trancher cette question, mais un élément de réponse se trouve dans la réduction substantielle du temps de travail — c’est-à-dire dans l’augmentation du temps libre. Bien des choses peuvent être faites de façon socialement et écologiquement moins coûteuse en leur consacrant simplement plus de temps...
Au fond, l’exigence écologiste rencontre ici la problématique du temps libre (contribuant notamment à repenser la notion de progrès humain) et le combat pour multiplier les postes d’emploi grâce à la réduction du temps de travail. Le lien se noue entre les combats « défensifs » d’aujourd’hui, contre le chômage, et un projet de société positif, alternatif.
4. Révolution conceptuelle et culturelle. Il nous faut continuer à repenser les rapports entre les notions de « progrès », « croissance », « bien être », « marchandises », etc. Le « modèle occidental » de développement est ingénéralisable à l’ensemble de la planète et ses impasses montrent à quel point il faut rompre avec la conception « productiviste » du progrès — ce qui conforte la critique des « critères de la croissance » utilisés dans le calcul du PIB, par exemple, et des « valeurs » héritées des années de boom économique, typiques de ladite « société (fort marchande) de consommation ». La « question écologique » contribue à renouveler les discussions sur bien des domaines (urbanisme, choix technologiques, positionnement des scientifiques, etc.).
Plus que de simples retouches, il s’agit d’une véritable révolution conceptuelle, y compris pour les courants se réclamant du socialisme. La critique du capitalisme s’enrichit au fond et l’appréhension de la transition se modifie, quand on combine contraintes écologiques et besoins humains. Bien des analogies sont ici possibles entre la portée de la « question écologique » et celle de la « question féministe ». Cette révolution conceptuelle et culturelle ne fait que commencer. Elle prendra son temps...
Sous bien des aspects (qui vont des revendications immédiates aux visions d’avenir), questions écologique et sociale s’interpellent donc. A nous de pousser plus avant ce dialogue fondamental.
Pierre Rousset, Ligue communiste révolutionnaire