Première partie
Quelle analyse fais-tu de la révolution ?
Fatma Ramadan – Deux analyses différentes sont habituellement faites de la révolution égyptienne :
— L’une, majoritaire, est de la décrire comme une révolution de la jeunesse, reposant sur Facebook et Internet. Ceux qui partagent ce point de vue demandent ironiquement : “où est la classe ouvrière” ?
— L’autre, minoritaire mais très présente au sein de la gauche radicale, donne un rôle essentiel à la classe ouvrière. Elle estime que la classe ouvrière a un potentiel énorme et qu’elle est capable de transformer la révolution actuelle en révolution sociale.
Mon analyse est plus nuancée que ces deux analyses. Le processus révolutionnaire n’a pas commencé le 25 janvier. C’est le résultat d’une longue histoire de luttes incluant la campagne de soutien à la deuxième Intifada en Palestine, la campagne contre la guerre en Irak. Cela a débouché sur une confrontation avec le pouvoir de Moubarak et l’opposition à la passation de pouvoir à son fils. Dans ce contexte de montée des luttes, un saut qualitatif a été franchi avec la grève du textile à Mahallah (2006) puis avec celle des collecteurs d’impôts fonciers (2007). Ces grèves, qui ont eu lieu malgré la répression par le patronat, l’Etat et la centrale syndicale officielle (ETUF), ont été le prélude de la révolution actuelle.
Ce processus révolutionnaire, qui a une longue histoire, avait donc une composante ouvrière. Mais celle-ci s’intégrait dans un mouvement plus large incluant la lutte contre la politique néo-libérale et une dimension internationale. Il est pour moi artificiel de vouloir séparer ces différents aspects. Les manifestations sur la place Tahrir ne réclamaient pas seulement la chute de la dictature, mais elles comportaient également un aspect social. C’était également vrai à Mahallah, Suez ou Alexandrie. Mais cette classe ouvrière s’est mobilisée jusqu’à présent essentiellement en tant qu’individus et pas collectivement en tant que classe.
Il est vrai que pendant la dernière semaine où Moubarak était au pouvoir, les sit-in de travailleurs ont joué un rôle décisif, mais le mouvement ne s’est pas généralisé. Il n’existait pas d’organe pouvant unifier le mouvement. Les grèves sont restées éparpillées et il n’y a pas eu d’expression collective de la classe ouvrière. Une grève générale était en préparation, mais pour l’empêcher, l’armée de façon intelligente a transformé Moubarak en bouc émissaire.
Pour toutes ces raisons, la question de l’organisation est pour moi centrale.
Comment vois-tu la situation actuelle ?
Un vieux militant - Fath Allah Mahrous du Parti socialiste Egyptien - aime à dire que nous sommes dans une situation de double pouvoir, avec d’un côté la rue, et de l’autre l’armée. Pour moi, il faut y ajouter un élément : l’organisation de la classe ouvrière. Et il est nécessaire de se focaliser sur cet aspect.
Dans cette situation de double pouvoir limité, il est clair que le Conseil supérieur des forces armées (CSFA) est en alliance avec des éléments issus de l’ancien régime, diverses forces conservatrices, dont les libéraux. Ils agissent énergiquement pour affaiblir l’aspect social de la révolution, par :
– une campagne médiatique et idéologique,
– la répression juridique (arrestations, procès, convocations de civils devant des tribunaux militaires....),
– des lois imposées d’en haut, sans aucune consultation (criminalisation des grèves, entraves à la légalisation de partis, loi électorale restrictive...).
Il est possible que l’armée envisage d’agir comme elle l’avait fait dans les années 1950 :
– donner satisfaction à certaines revendications sociales,
– en contrepartie, limiter les libertés, y compris le droit de grève, voire se lancer dans une répression généralisée des libertés.
Mais nous sommes dans une situation différente, car la révolution actuelle est un processus par en bas, contrairement aux années 1950. Un danger énorme existe, dont le mouvement ouvrier doit être conscient : la volonté de l’isoler du reste du mouvement social.
Deuxième partie
Quels défis principaux le syndicalisme doit-il relever ?
Comme je l’ai dit, un danger énorme existe, dont le mouvement ouvrier doit être conscient : la volonté de l’isoler du reste du mouvement social. Face à cela, les militants syndicaux doivent avoir une vision plus large que la seule lutte sur les revendications immédiates des travailleurs. Je pense par exemple qu’on ne peut pas se limiter au problème du montant du salaire minimum sans poser celui du salaire maximum.
Où en est le mouvement syndical ?
Nous sommes dans une situation contradictoire :
— D’un côté, les mobilisations de ces derniers mois donnent beaucoup d’espoir ;
— Mais de l’autre, nous n’avons pas d’héritage sur lequel nous pouvons nous
baser. Pire, ce dont nous disposons est un mauvais héritage qui fait douter les travailleurs de l’intérêt d’avoir des syndicats : ils ont du mal à voir en quoi les nouveaux syndicats pourraient différer des anciens.
De plus, le Premier ministre se déclare favorable au pluralisme, mais dans le même temps il fait tout ce qui est en son pouvoir pour empêcher de le mettre en œuvre, par exemple en entravant la tenue de réunions de salariés. C’est notamment le cas au sein des services du ministère du Travail où les responsables ont expliqué que le droit de constituer des syndicats avait été annulé.
La faiblesse majeure des nouveaux syndicats est que, dans la plupart des cas, ils ne sont pas le résultat d’un processus long. Le plus souvent, quelques militants politiques organisent des réunions restreintes afin de rassembler les signatures nécessaires à la proclamation d’un syndicat et au dépot de sa demande de légalisation. Ils expliquent que l’organisation minoritaire ainsi créée prendra par la suite un caractère de masse. Je ne suis pas d’accord avec une telle conception, dans laquelle les travailleurs sont passifs et où ce sont des militants qui dirigent. C’est une vision élitiste du syndicalisme qui peut conduire à l’isolement. Le syndicalisme doit se construire à partir de la base et de façon dé- mocratique. Là où je travaille, nous n’avons demandé l‘enregistrement du syndicat qu’après avoir organisé une réunion large.
Ne pas impliquer le maximum de salariés à la construction de nouveaux syndicats peut, par ailleurs, aboutir à la création de plusieurs syndicats indépendants sur le même lieu de travail.
Quel est l’avenir de l’ETUF, la centrale officielle sous l’ancien régime ?
Il ne faut pas se focaliser sur cette question. L’important est que se créent des syndicats de base démocratiques. Dans ce cadre, il y a deux possibilités : soit, grâce à la concurrence avec les syndicats indépendants, l’ETUF fonctionne sur d’autres bases, et ce sera une victoire ; soit l’ETUF disparaîtra.