DSK, « un homme des cavernes doublé d’un crétin » [1] ? Les commentateurs n’en reviennent pas. Mais l’instant de stupeur passé, le désarroi ne fait qu’empirer. DSK était l’homme de la situation, un héros, un cadeau de la Providence ! Face à une situation qui se dégrade à grande vitesse en Europe, ils le pleurent à chaudes larmes.
Dans les colonnes du Monde, Gérard Courtois, le cœur serré, évoque « un vide difficile à combler ». « De par son parcours, de par son action, même contestée, au cœur de l’actuelle crise économique et financière, il paraissait en mesure de réconcilier la gauche et la mondialisation, d’expliquer aux français la place que le pays et l’Europe pouvait s’inventer dans le grand basculement du monde à l’œuvre depuis une décennie. [...] On voit mal à ce stade qui pourrait le suppléer. » [2] L’économiste en chef du Financial Times, Martin Wolf, n’est pas moins marri. « Dominique Strauss-Kahn a été l’homme qu’il fallait au poste qu’il fallait et au moment où il le fallait. [...] M. Strauss-Kahn s’est révélé un décideur audacieux, un politicien efficace et un économiste compétent. Cette combinaison est extrêmement rare. Il est probable qu’aucun des candidats envisagés aujourd’hui ne pourra faire un aussi bon travail que celui que M. Strauss-Kahn a accompli au plus fort de la crise financière mondiale puis de celle de la zone euro. » N’en jetez plus ! Certes, il s’apprêtait à démissionner du FMI pour briguer la présidence de la République française, mais Wolf n’en continue pas moins de se tourmenter : « s’il avait été élu, il aurait pu modifier la capacité de la zone euro à gérer sa crise interne actuelle. Il aurait mis dans cette tâche des capacités dont manque le président Nicolas Sarkozy, au premier rang desquels le poids intellectuel ». Cruel....
Le New York Times vise plus juste. Calé au-dessus d’un papier où Krugman rappelle que la folie gouverne le monde, en s’appuyant sur l’exemple éloquent de Jean-Claude Trichet, Routh Douthat imagine DSK : The Movie [3], une tragédie dont DSK serait le héros, mais dont le sujet véritable serait l’effondrement de l’Union Européenne. Le chef du FMI – sauveteur de la zone euro – et le présidentiable – rempart contre Marine Le Pen et gage d’une gauche domestiquée – personnifient la fable selon laquelle la construction européenne procède de « la vision d’un continent sans frontières et sans divisions, supervisé par une élite bienveillante et cosmopolite ». Lorsque, débordé par sa libido, le personnage éclate en plein vol, l’image de l’homme affable s’efface derrière la figure du prédateur sexiste. Aucun scénariste n’aurait pu mieux suggérer que « les Eurocrates d’aujourd’hui sont une simple nouvelle version de la vieille aristocratie européenne – exerçant leur droit de cuissage dans des hôtels de luxe en attendant de prendre leur avion en première classe pour Paris ».
En bref, la France, l’Europe et le FMI – donc le monde ! – seraient orphelins. Mais orphelins de quoi au juste ? D’un gestionnaire habile ? Dr. Strauss, comme Johann, qui, tout sourire, fait valser les dirigeants politiques de toute la planète et chavirer l’opinion française ? Ou Mr. Kahn, comme Gengis, dont la sauvagerie déborde des chambres d’hôtel pour ravager l’Europe ? Les deux, mon capitaine ! L’enchanteur fait miroiter la possibilité d’une sortie de crise à visage humain, tandis que le boucher taille dans la chair vive pour satisfaire aux exigences de la finance.
Pour ceux capables de regarder un film d’horreur sans plonger la tête sous les coussins, le bilan de DSK au FMI peut sembler en demi-teintes [4]. En 2007, il a pris la tête d’une institution en perte de vitesse, les pays émergents ayant profité de l’amélioration de leur situation économique au cours de la décennie précédente pour couper les ponts avec une organisation dont les diktats des années 1980 et 1990 ne leur ont pas laissé que de bons souvenirs. Conscient des nouveaux rapports de force internationaux, DSK a favorisé une évolution de la répartition des quote-parts entre les membres du Fonds pour faire un peu plus de place aux grands émergents, sans pour autant remettre en cause la domination européenne et étasunienne. Il a aussi contribué à mettre en place des lignes de crédit auxquels ces pays peuvent avoir recours sans conditionnalités.
Sur le plan de la doctrine, les arguments de fond justifiant les politiques, l’évolution est sensible. Du bout des lèvres, les chercheurs du FMI ont rompu avec un dogme néolibéral en reconnaissant que, dans certaines circonstances, des mesures de contrôle des capitaux dans les pays émergents peuvent être justifiées [5]. De la même manière, il a été concédé que les banques centrales avaient pu brider inutilement la croissance avec des cibles d’inflation trop faibles. Au printemps 2010, on a même pu supputer une véritable réorientation du FMI lorsque celui-ci s’est prononcé dans un document remis au G20 en faveur d’une taxation sur les opérations financières qualifiée de « contribution juste et substantielle » [6]. Cette position bien armée s’appuyait sur des estimations de ce que les délires du capital financier ont coûté : « Nous avons essayé de chiffrer le coût des aides publiques directes au secteur financier durant la récente crise. Résultat : jusqu’à présent, environ 2,7 % du PIB des pays avancés du G-20. Plus pour certains, moins pour d’autres — en particulier pour la plupart des pays émergents. C’est une somme considérable, mais au cours de la crise, les risques étaient encore bien plus élevés : les garanties et autres engagements conditionnels représentaient en moyenne près de 25 % du PIB des pays avancés du G-20. Et cela n’inclut pas le coût budgétaire indirect de la récession et (dans une moindre mesure) des mesures de relance — qui provoque une envolée de l’endettement public et, ce qui est sans doute bien pire que tout, une perte de production cumulée d’environ 27 % du PIB. ».
Ce glissement du positionnement du Fonds était manifeste dans la bouche de DSK. Son dernier discours consacré au chômage et aux inégalités se terminait d’ailleurs ainsi : « Au final, l’emploi et l’équité sont les pierres angulaires de la stabilité économique et de la prospérité, de la stabilité politique et de la paix. Cela touche au cœur du mandat du FMI et ces questions doivent être placées au centre de l’agenda politique. » [7]
Il y a là un peu plus que du baume pour bonnes âmes social-démocrates. Idéologiquement, le néolibéralisme est défait et Dr. Strauss affirmait à juste titre que « le consensus de Washington relève désormais du passé ». La crise a jeté dans les poubelles de l’histoire les balivernes sur l’efficience des marchés financiers. Mais avant même cela, la doctrine était hors-jeu. Avec le désastre des transitions post-socialistes dans les pays de l’Est européen, la seconde décennie perdue en Amérique latine ou encore l’inexorable en Afrique, les bons élèves des ajustements structurels se voyaient bien mal récompensés. Tandis qu’au même moment, le soleil rouge d’un nouveau capitalisme puissamment dirigé se levait sur l’orient.
Hélas, ce bon Dr Strauss, celui qui citait Keynes à foison, celui pour qui il fallait que « la main passe – au moins dans une certaine mesure – du marché à l’État » [8] a laissé une délégation de signature à l’abominable Mr. Kahn. Le grand retour opéré par le FMI à la faveur de la crise l’a conduit à imposer dans la plupart des cas des politiques pro-cycliques restrictives et violemment anti-sociales [9]. À la demande du gouvernement allemand, qui comptait sur son pouvoir disciplinaire, le FMI s’est engagé dans la crise de la dette publique au sein de la zone euro. Entre un Jean-Claude Trichet à la tête de la BCE obsédé par l’idée de ne rien faire payer aux banques et une Angela Merkel bien décidée à ne consentir aucun transfert de l’Allemagne aux pays de la périphérie européenne, il n’est pas sûr que DSK ait été l’artisan le plus acharné des politiques sauvages d’austérité. Il n’en a pas moins contribué à écrire une nouvelle page dans le livre des crimes économiques dont le FMI est comptable. Ceux-ci, s’ils ne sont malheureusement pas sanctionnés par une juridiction quelconque, n’en sont pas moins bien établis. Un exemple est frappant : des chercheurs ont pu isoler l’impact sur la mortalité des privatisations en Russie dans les années 1990 et évaluer qu’elles ont conduit à la mort prématurée d’1 million de personnes [10]. Concernant l’action du FMI au cours de cette crise, il est encore trop tôt pour établir un bilan humain et sanitaire des coupes claires dans les services publics, des privatisations à la pelle et de la brusque dégradation des standards sociaux imposés ou encouragés dans des pays tels que la Lettonie, l’Irlande, l’Islande, la Grande-Bretagne, l’Espagne ou le Portugal [11]. Il sera à coup sûr important, tant ces politiques brutales malmènent de mille façons le bien-être des populations.
Politiquement le bilan est aussi désastreux pour la gauche et marque une nouvelle étape dans la dérive de la social-démocratie. En connaisseur, le secrétaire d’État aux Affaires européennes Pierre Lellouche, avait relevé que DSK « est un grand bourgeois, qui vit la mondialisation des gens en général très riches et des grands chefs d’entreprise » et qui par conséquent « pourrait être un parfait candidat de droite » [12]. Mais, révélant encore mieux la confusion politique qui règne au PS, celui-ci s’était fait à l’idée – parfois même avec enthousiasme ! – qu’un des principaux responsables de la plus massive vague d’accumulation par dépossession des temps modernes puisse incarner une option politique de gauche à la présidentielle. La triste réalité, il est vrai, est que leurs camarades espagnols et grecs sont en première ligne pour faire le sale boulot qu’exige la finance internationale. C’est en suivant une telle logique de gestion sérieuse des affaires du capital que Martine Aubry a pu se ranger derrière la candidature de Christine Lagarde. Bel exemple de double standard d’ailleurs [13] : l’argument avancé est que le FMI prête aujourd’hui massivement à l’Europe et que, par conséquent, un-e Européen-ne sera mieux à même de cerner les problèmes ; pourtant, jamais une telle logique ne fut envisagée quand les pays d’Afrique et d’Amérique latine eurent massivement recours au Fond dans les années 1980 et 1990, ni lorsque ce fut le tour des pays asiatiques au lendemain de la crise de 1997... Il n’empêche, si Lagarde finit par arracher le poste, c’est sans doute le dernier tour de piste à la tête de cette institution pour une région dont les valseurs effarés voient le sol se dérober sous leurs pieds.
La parabole du Dr. Strauss et de Mr. Kahn nous conte une bien triste histoire. Celle de la social-démocratie européenne de notre temps. Coupée socialement des aspirations populaires, elle conserve, dans certains discours, comme une réminiscence de son passé à gauche. Mais, incapable d’assumer l’épreuve de force avec la puissance du capital coalisé dans la finance, lorsqu’elle est aux affaires, elle passe de l’autre côté du manche.
Cédric Durand