Asia Bibi avait 38 ans lorsque sa vie est devenue un cauchemar.
Le 14 juin 2009, elle travaillait dans le champ avec trois femmes. Asia est chrétienne, les femmes, musulmanes.
Elles se chicanaient parfois, mais elles finissaient toujours par se réconcilier. Elles vivaient à Ittanwalli, village pauvre perdu au milieu des champs. La route de terre est craquelée par le soleil, des ânes tirent des charrettes et des chiens dorment au milieu du chemin, tourmentés par les mouches. À Ittanwalli, le temps est suspendu.
En juin, le thermomètre frôle les 50 degrés. Asia travaillait, écrasée par la chaleur. Les femmes avaient soif, elles ont bu de l’eau. Asia a touché leur verre et bu à son tour. C’est à ce moment précis que tout a basculé. Ce geste inoffensif -une chrétienne qui touche l’eau d’une musulmane- a plongé le Pakistan dans une grave crise politico-religieuse.
Les musulmanes ont accusé Asia Bibi d’avoir souillé leur eau. Les femmes se sont chicanées, le ton a monté, Asia s’est énervée et elle a insulté l’islam et le prophète Mahomet.
L’histoire a fait le tour d’Ittanwalli. L’imam, Mohammed Salim, grand barbu aux yeux de braise, a convoqué les femmes. Trois cents personnes les entouraient. « Asia a admis devant tout le monde qu’elle avait blasphémé, raconte l’imam. La loi est claire : c’est une offense impardonnable qui mérite la mort. »
La loi sur le blasphème [1] enflamme le Pakistan. Si un musulman ou un chrétien offense le Prophète, il risque la prison. Depuis trois ans, 800 cas de blasphème ont été signalés à la police. De ce nombre, 460 touchaient des musulmans. Plus de 97% de la population pakistanaise est musulmane, 2,5% chrétienne.
La loi est utilisée à toutes les sauces. Un homme a un conflit avec un voisin ? Il l’accuse de blasphème. Un autre est jaloux ? Il sort la loi pour se débarrasser de son rival. Il n’y a souvent aucun fondement religieux aux accusations. La loi est mal comprise et elle fait peur, surtout aux chrétiens qui la perçoivent comme un instrument de persécution.
« Un jour, un homme est entré dans le cabinet d’un médecin pour lui vendre des médicaments, raconte Sayed Gillani, ex-ministre des Droits de la personne de 2008 à 2011. Il lui a tendu sa carte. Il s’appelait Mohammed, comme le Prophète. Le médecin lui a dit qu’il n’était pas intéressé et il a jeté la carte dans la poubelle. L’homme l’a accusé de blasphème. C’est absurde ! La moitié des hommes au Pakistan s’appellent Mohammed. »
L’épidémie d’accusations s’est rendue jusqu’au paisible village d’Ittanwalli. L’imam a appelé la police, Asia Bibi a été arrêtée, puis traînée devant les tribunaux. Verdict : coupable. Sentence : la peine de mort.
« Quand j’ai su qu’elle était condamnée à mort, j’ai pleuré de joie », a dit l’imam.
La soeur d’Asia Bibi, Najma, conteste la version officielle. « Les femmes ont insulté Asia. Elles lui ont dit : « Tu devrais épouser un musulman ! » Asia a répliqué qu’elle était déjà mariée. Ma soeur ne peut pas avoir insulté le Prophète, c’est une illettrée, elle ne connaît ni sa religion ni ses prières. Des hommes sont venus la chercher chez elle, ils l’ont battue et tirée par les cheveux, puis ils l’ont amenée au poste de police. »
Najma, 25 ans, vit au milieu du village, dans une petite pièce sans fenêtre avec son mari et ses trois enfants. Depuis que sa sœur a été arrêtée, sa vie a chaviré. Ses parents sont partis parce qu’ils avaient peur et le mari d’Asia a pris la fuite. Terrorisé, il se cache avec ses cinq enfants. Najma est restée, mais elle est complètement isolée.
« J’ai tout perdu, ma grande sœur, mon honneur, ma fierté. Je ne sais même pas où est Asia. Mon fils est mort au début du mois. Aucun prêtre n’est venu, ils ont trop peur. J’ai enterré mon fils seule. »
Les hommes d’Ittanwalli sont intraitables. Les passions sont vives, même si l’incident s’est déroulé en 2009. « Asia a blasphémé, dit Munawar Hussain, voisin de Najma. Elle mérite la mort. Si elle est libérée et revient ici, nous allons la tuer. Tout le Pakistan pense comme nous. »
Les hommes qui entourent Munawar approuvent. L’imam nous avertit, le village est sous tension. « Partez, sinon vous allez avoir des problèmes. »
Il n’y a pas que les hommes d’Ittanwalli qui souhaitent la mort d’Asia Bibi. Le vieux mollah de Peshawar, Yousaf Qureshi, qui a promis de donner un million de dollars à celui qui abattrait le journaliste danois qui a caricaturé Mahomet, a lancé une fatwa contre Asia Bibi.
« Si elle sort de prison, j’ai promis un demi-million de roupies (6000$) à celui qui la tuerait, dit-il. Elle a humilié le Prophète, elle doit mourir. »
Deux hommes sont morts pour avoir pris la défense d’Asia Bibi. Le 4 janvier, le gouverneur de la province du Punjab, Salman Taseer, a été abattu par son garde du corps. Taseer était musulman. Le 2 mars, c’était au tour du ministre responsable des Minorités, Shahbaz Bhatti, de mourir sous les balles. Il avait osé critiquer la loi sur le blasphème. Bhatti était chrétien.
Paul Bhatti était en Italie quand son frère a été assassiné. « Les talibans et Al-Qaïda le menaçaient », dit-il.
Le 2 mars au matin, Shahbaz Bhatti venait de quitter le domicile de sa mère à Islamabad lorsqu’une auto lui a bloqué le chemin. Deux hommes sont sortis et ils l’ont mitraillé. Il a reçu 36 balles. Il est mort sur le coup. Il avait 42 ans.
Son frère Paul vivait en Italie depuis plusieurs années. Chirurgien respecté, il coulait des jours tranquilles à Padoue, près de Venise. Il a quitté le Pakistan en 2003 après avoir été attaqué par des hommes, probablement des extrémistes. Il s’est juré de ne plus jamais y mettre les pieds, mais la mort de son frère a tout changé.
En apprenant la nouvelle, il a sauté dans un avion en se promettant de ne pas rester plus d’une semaine au Pakistan. Il y est toujours, deux mois plus tard. Il occupe même le poste de son frère, à la demande du président, Asif Zardari.
Son bureau est une forteresse. Six gardes armés sillonnent le couloir. Lorsqu’il se promène en voiture, il a toujours un homme armé à côté de lui. Deux autos encadrent la sienne. À bord, une dizaine de gardes.
A-t-il peur ?
« Mais oui, j’ai peur, répond-il. Le gouvernement voudrait libérer Asia Bibi, mais il n’ose pas à cause des pressions énormes des extrémistes qui exigent sa mort. Et ils sont puissants. Ce sont eux qui ont assassiné mon frère et le gouverneur Taseer. »
L’ex-ministre des Droits de la personne Syed Gillani est plus tranchant. « Les mollahs et les terroristes ont pris l’État en otage. Ils sont très puissants, ce sont eux qui dirigent le pays. »
Et ils sont prêts à tout pour avoir la tête d’Asia Bibi.
Les Bhatti ont grandi dans un village chrétien, Khushpur, qu’on rejoint au bout d’une petite route de terre, au milieu du Pakistan. Un village qui respire la peur depuis que Shahbaz Bhatti a été assassiné.
Sa mort brutale a ébranlé les chrétiens. Ils ont peur des musulmans, peur d’être accusés de blasphème si leurs paroles sont mal interprétées, peur d’être emprisonnés comme Asia Bibi, ou assassinés comme Bhatti. Peur même s’ils sont majoritaires : 5450 personnes vivent à Khushpur, 95% sont chrétiennes, 5% musulmanes.
Babar Peter est enseignant. Il a quelques musulmans dans sa classe. Il marche sur des oeufs et pèse ses mots. « J’ai peur que les élèves interprètent mal mes paroles. »
Sœur Nazi Gabriel aussi est craintive. « Tout le monde a peur de la loi et craint que ses paroles soient mal interprétées{}, dit-elle. Avec la montée des extrémistes, le climat est malsain. »
« Mais oui, on a peur, avoue de son côté le prêtre de la paroisse, Zafer Iqbal. La loi sur le blasphème est utilisée par les musulmans pour attaquer les chrétiens. »
À la mosquée, située à l’autre bout du village, le neveu de l’imam, Mohammad Shahzad, est prudent. « Nos relations avec les chrétiens sont excellentes », tient-il à préciser. La mosquée d’un côté, l’église de l’autre. Entre les deux, la peur et la méfiance.
Pendant que le Pakistan retient son souffle et n’ose pas toucher à la loi sur le blasphème, Asia Bibi vit comme une recluse dans sa prison. Un député chrétien, Rohael Gill, l’a visitée l’automne dernier. Elle est enfermée dans la cellule des condamnés à mort. Seule.
« Elle n’a aucun contact avec les prisonnières, sinon elles pourraient la tuer, affirme-t-il. Elle est seule, dépressive. Sa cellule fait huit pieds sur dix pieds. Il n’y a qu’une natte jetée par terre sur laquelle elle dort. Son mari la visite une fois par mois. Il passe une heure avec elle. »
« Nous devons trouver une solution, il faut qu’elle soit libérée, insiste Paul Bhatti. Elle est en prison depuis deux ans. Son cas doit se rendre en Cour suprême. »
Le problème, c’est que personne ne veut toucher à ce dossier. Trop dangereux, trop explosif. L’année dernière, un juge a été assassiné parce qu’il avait libéré un homme accusé de blasphème.
« Ça va prendre du temps, convient Bhatti, il faut que la tension baisse et que les esprits se calment. »
Combien de temps ?
Paul Bhatti baisse les épaules. Il l’ignore.
Pendant que les politiciens observent un silence prudent et que les extrémistes se déchaînent, Asia Bibi tourne en rond dans sa cellule, avec une condamnation à mort suspendue au-dessus de sa tête.
Michèle Ouimet, envoyée spéciale
La Presse