1. Il y a un certain temps, à l’occasion d’élections présidentielles au Mexique, le sous-commandant Marcos proclamait : « Nous n’avons rien à faire, là en haut. » Je suis d’accord sur le fond avec cette affirmation, bien que je diffère sur la forme. Nous aurons quelque chose à faire « là en haut » pour contrecarrer la forteresse depuis laquelle on nous attaque impunément nous qui sommes en bas. Mais ce n’est pas là la chose la plus importante. Le plus décisif consiste à être conscient qu’il y a un « en haut » et un « en bas », qui s’affrontent radicalement et qui ne partagent rien de ce qui est important : ni la démocratie, ni la morale, ni la solidarité, ni évidemment la politique pour faire face à la crise capitaliste afin de défendre le niveau de vie des classes laborieuses. S’il y a un consensus sur cela, nous pouvons continuer à discuter de tout ce qui a fait défaut en relation avec ce qu’il y a à faire ou à ne pas faire sur le terrain hostile qui se trouve « là, en haut ».
2. La coïncidence dans le temps entre les mouvements d’occupation des places, le Mouvement du 15 mai (15-M), et les élections municipales et régionales du 22 mai 2011 permet de représenter physiquement le conflit entre « en haut » et « en bas ».
Ce « en haut » est infesté, comme ce nuage d’origine volcanique qui s’étend, une nouvelle fois, sur l’espace aérien européen. « En bas » souffle l’air libre, pur, dans ces petites cités alternatives qui rappellent les souks, les marchés populaires précapitalistes, les espaces de « l’économie morale de la multitude », les lieux de rencontre, d’échanges, de coopération. Des lieux vivants, mais à contre-courant des valeurs dominantes et des pouvoirs établis. Des lieux si fragiles qu’il est difficile de ne pas ressentir une préoccupation pour l’avenir de ce nouveau mouvement social qui est embryonnaire et dont la gauche sociale et politique a besoin pour respirer.
Cet article va aborder la question des résultats électoraux, c’est-à-dire de ce qui est « en haut », appréhendé depuis en bas.
3. Le Parti populaire [1] a mis K.O. le PSOE [2] avec seulement 500.000 votes de plus que lors des élections de 2007. Dès lors, la défaite du PSOE est due à la désagrégation de sa propre base électorale, ce qui l’a conduit à perdre plus d’un million et demi de votes. Il ne semble pas que, dans leur majorité il s’agisse de « votes prêtés » [à une autre formation], et qui reviendront « à la maison » lors d’une prochaine occasion, sans plus d’exigences que quelques retouches cosmétiques. Il est plus probable qu’il s’agit d’une perte d’affection prolongée.
Alors ? S’agit-il d’un déplacement « à droite » de la société espagnole ? L’analyse des différences entre le PP et le PSOE en termes de droite et de gauche informe peu et mal sur les processus politiques en cours, spécialement depuis le début de la crise capitaliste qui dure depuis quasi trois années. Autrement dit : au-delà des péripéties de la politique spectacle, avec ses querelles et ses simulacres de querelles, il n’existe aucun désaccord de fond sur les politiques « d’ajustements structurels » entre le PSOE et le PP, ni d’autre part, entre le PS et le PSD (Parti social-démocrate) au Portugal ; le PASOK et la Nouvelle démocratie en Grèce, entre le Fine Gael et le Fianna Fail en Irlande… Le PSOE a été châtié au plan électoral parce qu’il a été le responsable de l’application brutale de ces politiques, c’est-à-dire pour les mêmes raisons qui ont conduit à la déroute la droite grecque de Nouvelle démocratie lors des élections de 2009 et la droite irlandaise du Fianna Fail. Dans le système politique du bipartisme, lorsqu’il y a une crise économique, celui qui gouverne perd. Ce qui est un signe de dépolitisation massive des citoyens européens, spécialement dans les pays les plus vulnérables face à la crise, non pas des mouvements à gauche ou à droite, si nous attribuons un sens quelconque à ces termes dans le système bipartiste. Parce que le « bipartisme » n’implique pas seulement un régime de partis qui alternent au gouvernement ; il implique aussi l’existence d’un consensus de base entre les deux partis dans lesdites, et croissantes, « politiques d’Etat ».
En termes institutionnels, le problème ne réside pas dans le fait que la droite a gagné ; il consiste dans l’inexistence d’une alternative de gouvernement de gauche, et ce problème continuera tant que le PSOE sera le parti qui recueille la majorité des votes des gens qui se considèrent comme de gauche.
Une crise capitaliste de la gravité actuelle est une occasion pour rompre la base sociale populaire de la droite qui est agressée aussi par la crise démantelant la mythologie du « capitalisme populaire ». Une base qui se sentira protégée par des politiques qui défendent un travail digne et des droits sociaux face « aux marchés ». Au contraire, quand les gouvernements prétendument de gauche sont les exécutants des politiques « d’ajustement » l’identification de la base sociale de la droite avec ses partis se renforce, non pas en termes de « programme politique », mais fondamentalement en termes de cadre de références morales et idéologiques réactionnaires : l’identité espagnole, la xénophobie, la morale catholique, la non-solidarité. C’est ce qui s’est confirmé le 22 mai et il semble que cela va déterminer le futur politique des prochaines années.
4. Ainsi, le pouvoir écrasant que va exercer le PP dans les institutions municipales et régionales renforcera la dégradation politico-morale dominante dans la société espagnole, de diverses manières.
• Tout d’abord, par l’appui massif à des personnages corrompus, comme toute la troupe liée à l’affaire Gürtel [3], spécialement à Valence et à Madrid ; et/ou avec des profils spécialement réactionnaires, comme Xavier Garcia Albiol à Barcelone, Miguel Celdran à Badajoz (Estrémadure), Léon de la Riva à Valldolid (de la communauté autonome de Castille-et-Léon)…
L’indifférence de la majorité de la population face à la corruption des politiciens est la conséquence logique qui consiste à considérer que la corruption fait partie intégrante de la « politique », et dès lors que ce n’est pas une donnée à juger, ce qui évidemment réalimente l’impunité face à la corruption. La gauche politique digne de ce nom doit être crédible, sans le moindre doute, dans la bataille contre la corruption. La gauche institutionnelle, le PSOE, mais aussi Izquierda Unida (IU – la Gauche unie), a suffisamment de détritus dans ses placards pour ne pas disposer de cette crédibilité. Et lorsque certains de ses militants disposent de cette crédibilité, comme c’est le cas de Manuel Fuentes, maire de Sesena [4], il a été battu : une des mauvaises nouvelles des élections du 22 mai 2011.
• Ensuite, par la réaffirmation d’un espagnolisme identitaire lié à la morale catholique du Vatican, dont le contenu fondamental est l’hostilité : aux travailleurs et travailleuses immigré·e·s ; contre les droits nationaux, en particulier en Catalogne et en Euzkadi, qui s’est concentrée dans ce contexte contre Bildu [5] ; contre la mémoire de la lutte antifranquiste.
Dans ce sens, l’alliance politico-morale entre le PP et la hiérarchie catholique, bien renforcée dans le pacte économique établi par le gouvernement PSOE, est déjà – et continuera à l’être dans le futur – un adversaire terrible de toutes les causes non pas seulement de gauche, mais simplement progressistes.
De plus, l’Eglise catholique développe depuis un certain temps un rôle fondamental dans la propagation d’une « société civile » dans laquelle se côtoient harmonieusement la droite et l’extrême-droite, avec le PP comme référent politique. Les victoires de l’extrême-droite « autonome » le 22 mai, bien qu’elles constituent un danger très fort, ne vont probablement pas modifier cette situation, du moins à court terme. La majorité des porte-parole médiatiques et politiques de l’extrême-droite se trouvent bien dans leur rôle, très efficace, de lobby.
• Enfin, à cause de la voie laissée libre par les « réformes » de Zapatero à des modalités d’application encore plus agressives socialement qui toucheront, à coup sûr, la santé, l’enseignement public, et l’emploi dans le secteur public, ainsi qu’une nouvelle vague de tours de vis dans la « réforme du marché du travail »… pour citer ce que l’on peut déjà prévoir. On sait déjà que sur ces thèmes la réalité ne peut qu’être pire que les hypothèses les plus graves.
La résistance face à ces mesures devra dépasser les obstacles de la démoralisation induite non seulement par l’avance de la droite, mais aussi par la désastreuse politique des syndicats majoritaires après le 29 septembre 2010 [la journée de grève : voir sur ce site les articles du 1er et du 2 octobre 2010]. Il n’est pas indifférent que dans une enquête d’opinion portant sur la confiance des citoyens dans les institutions, les syndicats apparaissent derrière les banques, et seulement devant les politiciens et les transnationales (El Pais, 19 avril 2011).
5. Quelques voix, à l’intérieur et à l’extérieur, appellent à ladite « refondation » du PSOE. Franchement, en se fondant sur l’expérience, ce n’est pas un objectif très productif. Habituellement, les « refondations » impliquent un changement de discours, tout en maintenant pour l’essentiel l’appareil du parti et les mécanismes de contrôle de l’opinion de la base militante, spectatrice passive du processus. Dans le cas du PSOE, au moins tant que se maintient le gouvernement, il n’y aura même pas un changement de discours. Zappatero a réaffirmé déjà la continuité de la « politique de réformes » et sa faiblesse pousse les porte-parole des « marchés », comme le gouverneur de la Banque d’Espagne, à augmenter la pression pour durcir ces contre-réformes. Très probablement, les « marchés » internationaux iront dans la même direction. Les prochains mois vont être particulièrement sévères pour ce qui est de la « question sociale ».
Néanmoins, au-delà de Zapatero, le PSOE est un parti mort pour la cause de la gauche, comme cela est le cas pour tout le courant qualifié de « social-démocrate ». Certainement, quand il passera dans l’opposition il changera de discours et continuera à représenter une alternative électorale à la droite si le bipartisme ne se rompt pas. Toutefois, il ne changera pas sa soumission au capitalisme néolibéral. La rupture d’un courant significatif de gauche, comme ce qui s’est produit dans d’autres pays : en Allemagne, en France… serait désirable, mais il n’existe pas le moindre signe que cela va se produire.
6. IU a amélioré de manière notable et de façon généralisée ses résultats par rapport à 2007. Si cela était son objectif, compliments. C’est ainsi que semble l’analyser sa direction, et comme l’a expliqué Cayo Lara lors de la nuit électorale, flanqué par certains personnages tels que le puissant chef de l’appareil d’IU à Madrid, Miguel Reneses, une personne dont la seule présence réduit la crédibilité du message d’honnêteté de l’organisation. Cependant gagner 200.000 votes quand le PSOE en perd 1,5 million relativise sérieusement le succès obtenu. Dit autrement, IU avance électoralement par rapport à elle-même, mais pas comme référence politique pour la gauche alternative. L’ardeur pour gagner des votes du Mouvement du 15 mai, qui a été épuisante et qui s’est révélée contre-productive, surtout au cours des derniers jours de la campagne, n’a pas donné de résultats significatifs : IU a obtenu des résultats similaires à ceux que lui attribuaient les sondages avant les élections.
Il est certain que, en dehors du Pays basque (Euzkadi), c’est la seule force significative dans les institutions. IU possède cette carte, mais pas une autre. Concrètement, son rôle dans les mouvements et les luttes sociales reste faible, d’autant plus lorsque les mouvements et les luttes ont un caractère plus alternatif. Il n’est pas clair dans quelle mesure cela représente un problème important pour IU considérée dans son ensemble. Certainement cela l’est pour de nombreux militant·e·s et quelques-uns des dirigeants. Il serait très positif que s’ouvre la possibilité pratique et sérieuse d’une collaboration avec la gauche anti-capitaliste. Mais pour dire la vérité, la très longue campagne électorale à laquelle nous faisons face [6] va favoriser encore plus le profil d’IU comme « gauche dans les institutions ».
7. Le résultat spectaculaire de Bildu dans les quatres provinces d’Euzkadi est la meilleure nouvelle du 22 mai électoral. Toutefois, c’est une nouvelles, disons-le, « extérieure » en termes de construction d’un référent politique anticapitaliste à l’échelle de l’Etat espagnol. Pour ce qui a trait aux relations entre la gauche alternative « au-delà du Rioja » [7], la gauche abertzale [8] a établi son indépendance depuis de nombreuses années ; ce qui reste sont des amitiés, ce qui n’est pas peu, mais pas des espaces de rencontres militantes.
Dans tous les cas, le succès représente un camouflet au système politique espagnol ; c’est-à-dire à ceux « d’en haut ». C’est aussi un pas très important en direction de la dissolution d’ETA dans un contexte qui ne suppose pas une défaite pour le monde abertzale. Tout cela est très positif et il faut s’en réjouir, au-delà de l’Euzkadi.
Il y a un thème qui mérite, de plus, une réflexion tranquille et disposant de temps, pour comprendre pourquoi le monde abertzale a réussi à se maintenir comme une puissante communauté politique, malgré les énormes obstacles auxquels il s’est affronté au cours de la Transition. Il est aujourd’hui dans son pays quelque chose de semblable à ce « peuple des gauches » dans l’Etat espagnol qui n’a jamais existé réellement, sauf, qui sait, dans le contexte exceptionnel des mobilisations du premier semestre 1976 ; et aujourd’hui c’est une pure illusion.
8. Conclusion. Le Mouvement du 15 mai ne semble pas avoir eu une influence significative sur les élections. C’est le contraire qui aurait été étonnant. Il s’agit d’un mouvement dont la naissance est récente, qui est dans une phase constituante très complexe, dont la caractéristique identitaire la plus partagée est la critique du système politique existant. Aucune candidature ne représentait cette critique. Il n’existe aucun Besancenot, rien qui ressemble au Bloc de gauche au Portugal, ni même à Die Linke (en Allemagne).
Mais, avant tout, le mouvement du 15 mai n’est pas né pour intervenir dans le champ électoral, pour se projeter vers « le haut ». Son sens consiste à mettre en action. A revitaliser, à donner du contenu, à articuler… ce qui vient « d’en bas ». Après la phase d’explosion des espérances, de la joie de sa première semaine d’existence, arrive aujourd’hui la lutte pour la vie : remplacer les campements (sur les places) avec les fils invisibles des réseaux associatifs, construire des accords et gérer les désaccords et conflits de manière démocratique et pluraliste ; transformer l’événement en un processus… et tant d’autres objectifs qui ont surgi et surgiront de l’intérieur des acteur du M-15.
Plus d’une fois au cours des dernières années, la gauche sociale et politique n’a pas réussi à réaliser les possibilités d’avancer à partir d’initiatives, de mouvements, de projets… La vie nous a donné une nouvelle et formidable possibilité, qui est en même temps un défi. Il est préférable de ne pas penser que nous pouvons la perdre.
Miguel Romero