Dans les années post-68, la grève générale insurrectionnelle a été revendiquée comme modèle principal d’une révolution en France et dans les pays comparables [1]. Quelques courtes années plus tard, le modèle était devenu « hypothèse ». Plus modeste donc, mais toujours centrale.
Théoricien principal de cette perspective, Ernest Mandel en a décrit les conditions et les modes possibles de développement [2]. Le tout étant particulièrement spéculatif, comme l’auteur le reconnaît sans détour : « …Il faut préciser que nous n’avons pas encore connu une seule grève générale en Europe dans laquelle de tels exemples soient effectivement généralisés et que ce serait un changement total : il faut faire un effort d’imagination pour visualiser ce que serait une grève générale plus ou moins totale comme celle de mai 68 et de laquelle la plupart des secteurs de la classe ouvrière, au sens le plus large du terme appliqueraient toutes ces techniques : ce serait le début d’une révolution sociale. »
Plus de 40 ans après nous en sommes au même point, l’effort d’imagination n’a rencontré nulle part le cours réel des choses. Entre temps, la seule expérience révolutionnaire effective en Europe depuis ces textes (la révolution portugaise) n’a absolument pas suivi ce schéma. Ce qui d’ailleurs ne serait pas pour surprendre Mandel, étant donné qu’il fonde son modèle sur des présupposés extrêmement précis : « Si nous traitons de la grève générale, c’est parce que nous croyons que la grève générale est le modèle le plus probable de la révolution socialiste dans les pays impérialistes. Ceci n’est évidemment pas le seul modèle possible ; cela présuppose un certain nombre d’hypothèses de départ confirmées, à savoir l’absence d’une guerre mondiale dans les années à venir, l’absence d’une victoire du fascisme ou d’une dictature militaro-semi-fasciste dans les pays impérialistes, le maintien en gros des rapports de forces tels qu’ils sont actuellement établis entre les salariés et le Capital dans ces pays. Rapports de forces qui sont écrasants en faveur de la classe ouvrière comme on ne les a jamais connus dans le passé, c’est-à-dire que 80 à 85 et dans certains pays 90% de la population est composée de salariés. »
Par définition (sortie d’une dictature fasciste), le Portugal de la révolution des œillets échappe à ce que Mandel avait en tête, et qu’on peut caractériser comme une vision hyper optimiste [3] de la progression du rapport de forces en faveur de la classe ouvrière. Vision appuyée essentiellement sur la continuité – aucune défaite majeure à l’horizon – , la cumulation des victoires partielles et sur des données purement quantitatives, la croissance numérique du prolétariat.
Dans cette théorisation qui a donné le là pour des générations de militants, Mandel lui-même s’écarte dans ses développements de son propre schéma de départ. En dehors de Mai 68 et de quelques autres cas, il n’hésite pas à convoquer principalement des exemples où la grève générale intervient certes, mais dans des conditions étrangères à sa modélisation : les grèves postérieures à 1918, essentiellement donc déterminées par les conséquences de la guerre impérialiste ; celles (qu’il présente comme « parmi les plus avancées ») de la révolution espagnole, absolument conditionnées elles par le combat antifasciste. En définitive, seule la grève de 68 en France sort vraiment du lot.
Mandel donne des descriptions très convaincantes de la grève générale comme école de la conscience et de l’organisation ouvrière, en particulier sous la nécessité de sa propre conduite comme mouvement de masse. Comment par exemple ce sont les nécessités pratiques du mouvement qui conditionnent la prise en charge matérielle (même partielle) de l’économie et de la société (les transports qui seraient remis en route en vue d’assurer la participation à des rassemblements, ce qu’on a effectivement vu au Portugal ; la remise en route de certains circuits d’alimentation en cas de besoin). Rompant avec les fadaises social-démocrates traditionnelles, il rappelle opportunément que dans des cas comme celui-là, des secteurs moins « organisés » peuvent se radicaliser plus vite, explique comment la conscience de leur force vient aux opprimés de par leur mise en mouvement, etc.
En revanche (c’est toute la question) le passage de ceci à ce qui conduit à l’auto-organisation, au double pouvoir et à la révolution est entièrement spéculatif, s’appuyant sur des exemples plus que limités, si on s’en tient aux données de départ qu’il fixe lui-même (un prolétariat nombreux hors conditions dramatiques d’effondrement du système, comme la guerre, des dictatures, etc.).
Pour discuter de ceci en connaissance de cause, il faut donc écarter d’abord les faux débats. Ce qui est en discussion ici n’est nullement la pertinence de la nécessité d’un « mouvement d’ensemble », d’une grève générale si l’on veut, pour des raisons pragmatiques d’efficacité. Ceci concerne le niveau, absolument justifié, du « tous ensemble ». Pas plus n’est en débat, évidemment, l’école pratique pour le prolétariat que constituent ces moments (même en petit, en 1995, 2003, 2010). Encore moins la constance de la bataille qui doit être la nôtre pour la démocratie ouvrière et si possible, l’auto-organisation. Tous ces éléments sont d’ailleurs présents dans « les principes fondateurs » du NPA [4]. Non, ce qui est cause dans ce débat, c’est l’idée que la grève générale insurrectionnelle est « la » réponse adaptée à nos pays (« modèle le plus probable de la révolution socialiste dans les pays impérialistes » ; ce qui déjà règle son compte au nombre conséquent de défenseurs de ce modèle comme donnée universelle…).
Ce modèle ne s’était pas matérialisé à l’époque où Mandel l’avance ; et pas plus avant. Et pas depuis. Jamais, en fait. Des révolutions, on en connaît de multiples. Mais aucune qui présente, même de loin, les mécanismes de développement qui mènent d’une grève générale comme moment central et unique à la prise du pouvoir (ou même en fait à ses balbutiements). Cela dit que l’on ait jamais suivi ce chemin ne se suffit pas comme argument. Rien d’autre non plus ne s’est présenté pendant les 45 dernières années. Et pourtant, on cherche. Alors pourquoi pas cette hypothèse ?
Il faut effectivement se garder de prendre cette question du haut de ce que l’on a appris depuis. Mais il me semble que dès l’entame, certaines questions, d’importance inégale, se posaient qui conduisent à douter fortement de l’hypothèse présentée comme centrale.
1) Écartons les critiques portées par les courants réformistes, même bien intentionnés, par exemple celles de Jaurès [5]. Pour l’essentiel, leurs arguments sont de deux ordres. Si la grève générale est portée par une minorité, elle se ferait alors contre la majorité du prolétariat, transformée en ennemie. Sans compter le reste de la Nation. La porte sera ouverte vers la dictature. Mais si tout le prolétariat est convaincu de son bien fondé, alors, plus besoin de grève générale, le vote suffit. C’est évidemment une vision parfaitement statique, la grève (si elle s’étend) touche des catégories bien moins homogènes que simplement « contre » ou « pour ». De plus, c’est le processus lui-même qui assure conscientisation et conviction. L’autre argument est que si la grève prend, elle serait démunie face à la toute puissance de la bourgeoisie. Là, l’argument est plus sérieux, et touche à des développements que je fais ci-dessous. Mais ce n’est jamais que le cœur du débat entre réformistes et révolutionnaires qui porte pour le coup sur la possibilité même d’une révolution [6].
2) C’est Rosa Luxemburg qui est la plus convaincante pour répondre à l’argument réformiste, dans plusieurs ouvrages, dont celui, magistral, « grèves de masse, parti et syndicat » [7]. Sauf que ce livre est aussi une réfutation globale de la description de Mandel tout aussi bien. Son ouvrage, loin de décrire un passage de la grève générale à la question politique comme mouvement univoque insiste au contraire sur le fait qu’il s’agit d’un processus, de longue durée, fait de passages de l’économique au politique, du local au global : « la grève de masse ne signifie pas un acte unique mais toute une période de la lutte de classe, et cette période se confond avec la période révolutionnaire ». C’est pourquoi, comme elle s’en explique, elle avance le terme de « grève de masse » plutôt que de grève générale [8]. L’essentiel est dans le passage suivant : « Ainsi c’est la révolution qui crée seule les conditions sociales permettant un passage immédiat de la lutte économique à la lutte politique et de la lutte politique à la lutte économique, ce qui se traduit par la grève de masse. Le schéma vulgaire n’aperçoit de rapport entre la grève de masse et la révolution que dans les affrontements sanglants où aboutissent les grèves de masse ; mais un examen plus approfondi des événements russes nous fait découvrir un rapport inversé : en réalité ce n’est pas la grève de masse qui produit la révolution, mais la révolution qui produit la grève de masse. »
3) Ce qui conduit à la discussion principale. D’une manière très étonnante, Mandel aborde la question comme si la grève générale pouvait conduire à une telle situation révolutionnaire sans un ensemble d’autres conditions, dont on sait, depuis Lénine, qu’elles caractérisent une situation révolutionnaire. Tout se passe comme si la croissance organique, numérique, du prolétariat était la condition suffisante pour créer la base à la fois d’une grève générale et de son développement jusqu’à poser la question du pouvoir. Or, dans une formule très connue et extrêmement puissante malgré son degré d’abstraction et de généralité, Lénine [9] avance que : « La loi fondamentale de la révolution, confirmée par toutes les révolutions et notamment par les trois révolutions russes du XX° siècle, la voici : pour que la révolution ait lieu, il ne suffit pas que les masses exploitées et opprimées prennent conscience de l’impossibilité de vivre comme autrefois et réclament des changements. Pour que la révolution ait lieu, il faut que les exploiteurs ne puissent pas vivre et gouverner comme autrefois. C’est seulement lorsque « ceux d’en bas » ne veulent plus et que « ceux d’en haut » ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière, c’est alors seulement que la révolution peut triompher. Cette vérité s’exprime autrement en ces termes : la révolution est impossible sans une crise nationale (affectant exploités et exploiteurs). Ainsi donc, pour qu’une révolution ait lieu, il faut : premièrement, obtenir que la majorité des ouvriers (ou, en tout cas, la majorité des ouvriers conscients, réfléchis, politiquement actifs) ait compris parfaitement la nécessité de la révolution et soit prête à mourir pour elle ; il faut ensuite que les classes dirigeantes traversent une crise gouvernementale qui entraîne dans la vie politique jusqu’aux masses les plus retardataires (l’indice de toute révolution véritable est une rapide élévation au décuple, ou même au centuple, du nombre des hommes aptes à la lutte politique, parmi la masse laborieuse et opprimée, jusque-là apathique), qui affaiblit le gouvernement et rend possible pour les révolutionnaires son prompt renversement. »
Ce point est développé par Bensaïd [10] en liaison d’ailleurs avec les perspectives gramsciennes : « Cette compréhension élargie de la notion d’hégémonie permet de préciser l’idée selon laquelle une situation révolutionnaire est irréductible à l’affrontement corporatif entre deux classes antagoniques. Elle a pour enjeu la résolution d’une crise généralisée des rapports réciproques entre toutes les composantes de la société dans une perspective qui concerne l’avenir de la nation dans son ensemble » [11]. Dans la description de Mandel, c’est la grève générale qui provoque pour ainsi dire l’incapacité de « ceux d’en haut », alors que chez Lénine, c’est une des conditions préalables ou au moins concomitante. De plus (et surtout), l’existence d’une « grande crise nationale » est décisive, et, par définition (question nationale) elle ne peut se résumer à la seule « question sociale » comme chez les anarchistes. Il y faut, au moins, ce mélange social et politique préalable que décrit Rosa. Dans toutes les révolutions connues, sans aucune exception, cette « grande question nationale » est structurante de la situation globale (oppression nationale, guerre, dictatures, effondrement économique, etc…, justement les cas que Mandel écarte pour fonder son hypothèse). Il y a un consensus qui s’est peu à peu installé sur le fait que Mai 68 n’était pas au sens fort une situation révolutionnaire (peut-être « prérévolutionnaire », c’est un débat [12]). Sans doute parce qu’aucune des trois conditions liées que posait Lénine n’était pleinement développée. Ceux d’en haut « pouvaient » toujours (à preuve la reprise en main par De Gaule) ; ceux d’en bas hésitaient et certains ne « voulaient » pas vraiment ; et il n’y avait aucune « grande crise » nationale structurante.
Il y a donc des raisons très profondes pour ne pas retenir l’hypothèse centrale défendue par Mandel [13], en plus du seul fait brut que rien de semblable ne s’est jamais passé, nulle part. Au final a t-on avancé sur la question : « à quoi pourrait ressembler une situation révolutionnaire dans l’Europe de ce début de 21e siècle ? ». Pas vraiment. Cela dit peut-on y répondre avant d’avoir le nez dessus ? Sans doute pas. Mais souvent, comme dans les sciences, savoir où ne pas chercher est un progrès important. Il serait bien d’enregistrer celui-là.
Samy Johsua